« LA CREI EST INCOMPETENTE POUR JUGER KARIM WADE
ME ASSANE DIOMA NDIAYE, PRÉSIDENT DE LA LSDH
La décision qui sera rendue par la Cour sur la requête d’incompétence de la Crei introduite par les conseils de Karim Wade aura une incidence sur la poursuite ou l’arrêt du procès. C’est la conviction du président de la Ligue sénégalaise des droits de l’homme (Lsdh), Me Assane Dioma Ndiaye, qui demande que soit dit le droit et rien que le droit. Par ailleurs, il a fortement déploré les échanges de propos discourtois entre la cour et les avocats.
Les avocats de karim wade ont invoqué l’incompétence de la crei pour juger le fils de l’ancien président me abdoulaye wade. qu’est ce que cela vous inspire ?
Je n’envie par la Cour qui devra prendre une décision extrêmement grave et fondamentale et qui aura une incidence sur la poursuite ou l’arrêt de ce procès de Karim Wade. Et le droit, rien que le droit devra être dit. C’est une étape charnière de ce procès et la Cour est à la croisée des chemins. La question est loin d’être facile et il n’appartient qu’à la Cour de la trancher. Il faut seulement rappeler les données du problème. Au départ, le procureur spécial en inculpant Karim Wade avait donné une motivation qui n’avait convaincu personne. Il avait dit que la qualité de Karim Wade s’apprécie au moment où il donne sa réponse à la mise en demeure. Et vu qu’à ce moment il n’était pas ministre, donc il n’était pas redevable de la Haute Cour de justice C’est ce qu’il avait justifié pour ne pas renvoyer Karim Wade devant la Haute Cour de justice, pour le maintenir au niveau de la Commission d’instruction et ça n’avait convaincu personne. Personnellement j’avais critiqué cette motivation parce que si on apprécie la qualité de Karim Wade en ce moment, il n’est pas redevable de la Crei parce qu’à ce moment précis il ne gère plus rien.
Or, une des conditions de la recevabilité au niveau de la Crei, c’est d’avoir géré des deniers publics. Le moment où Karim Wade a pu s’enrichir doit forcément correspondre à une période dans laquelle il a géré des deniers publics. Il est heureux que le procureur spécial se soit ressaisi parce qu’on a remarqué qu’il a laissé tomber sa motivation qui avait fondé sa décision au moment de l’inculpation, pour se rabattre sur une tentative de fixation des faits dans une période déterminée et qui correspondrait à un moment où Karim Wade gère des deniers publics. Car de 2000 à 2012 Karim Wade a géré des deniers publics. Et Karim Wade a géré des deniers publics en tant que conseiller de son père ou ministre de 2009 à 2012. Donc, le procureur spécial ne pouvait pas étendre le privilège de juridiction aux autres années où Karim Wade n’était pas ministre. En clair, la période où Karim Wade n’était pas ministre était supérieure à celle où il était ministre, et par conséquent elle doit l’emporter et donc la Crei est compétente. Et de l’autre côté, les avocats de Karim Wade disent qu’au moins on reconnaît que leur client a été ministre pendant une des périodes par rapport aux faits visés. Et la Crei ne peut pas connaître et juger de faits commis par un ancien ministre. Pour eux, il ne peut y avoir de divisibilité des faits et s’il y a un doute sur la période visée, le doute doit profiter à la personne inculpée. Même à supposer que Karim Wade n’ait été ministre que trois ans, on ne peut pas le priver de cette protection que la loi a aménagée et qui doit profiter à toute personne poursuivie au droit pénal.
Après une semaine de procès, quelle analyse faites-vous de ce feuilleton judiciaire ?
Il y a trois mois, j’avais dit que la Crei allait déstructurer notre système judiciaire et l’ensemble des principes auxquels nous étions attachés. Les faits me donnent raison. La justice, c’est d’abord des références communes, au-delà des intérêts. Entre experts, on doit avoir des référents communs et aujourd’hui tous les Sénégalais se demandent à quoi s’en tenir, si les avocats ne s’entendent pas sur des choses supposées élémentaires. Et c’est là une des conséquences des juridictions particulières. Chaque fois qu’on aménage des juridictions du droit commun, cela pose problème et crée une distorsion. Avec de telles juridictions, nous allons vers une fracture sociale. Quelle que soit la décision il y a des contestations, ce qui est extrêmement regrettable pour un pays comme le Sénégal qui avait besoin de conforter son Etat de droit et sa crédibilité par une justice forte, qui puisse être l’épine dorsale des aspirations profondes d’un peuple. Au-delà des divergences entre experts, on a constaté ce qui s’est passé entre la Cour suprême et le Conseil constitutionnel. Les critiques qui ont été faites par le Conseil constitutionnel à la Cour suprême qui est la plus haute juridiction de notre pays ont heurté tous les juristes certes, mais sur le plan de la courtoisie cela a été une chose inédite entre juridictions soeurs. A l’ouverture du procès de Karim Wade, tout le monde a assisté aux incidents d’une part entre la Cour et les avocats et d’autre part entre le parquet spécial et les avocats, et enfin entre les avocats eux-mêmes. Nous assistons aujourd’hui à une implosion de la cohésion judiciaire alors que la justice c’est l’indisponible et des règles sur lesquelles tout le monde doit être d’accord. Tout ceci doit pousser notre pays à tirer des leçons de ces règles particulières. Et dans cette affaire Karim Wade, notre société ne tirera aucun gain d’une telle procédure.
Les premiers jours du procès ont été marqués par les échanges discourtois entre avocats de la défense et ceux e la partie civile. a votre avis, que peuvent engendrer ces attitudes sur l’image de la justice sénégalaise ?
Il y a déjà eu ce sentiment de préjugé, un sentiment d’une condamnation avant même le jugement de Karim Wade. Tous ces éléments font que les passions s’exacerbent, que nous sommes plongés dans un climat très délétère et la raison est forcément absente. Les pulsions et les réactions épidermiques ne pouvaient qu’aboutir à ce genre de réactions et le droit ne peut sortir que par la petite porte.
Et il est très regrettable qu’on en arrive à un tel niveau, pour des juristes aussi chevronnés. Le Sénégal ne peut vraiment pas envoyer une image correcte et reluisante à la communauté internationale à travers de telles attitudes. Le seul appel que nous pouvons lancer, surtout en tant que militants des droits de l’homme, c’est qu’on en revienne aux principes, à la raison et qu’on sache que les causes sont passagères et les principes pérennes. La justice doit rester jalouse de sa blancheur, elle est une colombe blanche qu’on n’a pas le droit de salir. Le débat judiciaire est un débat chevaleresque qui doit se dérouler dans la plus grande sérénité, dans le respect de l’autre et dans l’acceptation des règles déjà établies. Les avocats des deux parties se doivent de donner une autre image beaucoup plus reluisante de notre pays, un ilot de lumière dans un océan d’obscurantisme. Tout ce que j’espère, c’est que cette longue pause puisse permettre que les esprits se calment.