« Le M23 aurait pu jouer un rôle essentiel dans l’organisation du contrôle citoyen »
Cheikh Tidiane Dièye, membre du Comité de coordination du M23
Directeur Exécutif Centre Africain pour le Commerce, l’Intégration et le Développement/ Réseau Enda Tiers Monde Dr Cheikh Tidiane DIèye a par ailleurs été un grand acteur au sein du M 23. Dans cet entretien, il revient avec nous sur l’exercice de la citoyenneté au Sénégal.
Après le 23 juin 2011 puis la Présidentielle de 2012, on avait cru en un nouvel esprit républicain et citoyen. Que reste-t-il de cela aujourd’hui ? Y a-t-il eu le suivi adéquat ?
Ce qui s’est passé le 23 juin 2011 n’était pas le point d’achèvement d’un processus. C’était une étape, importante et quasiment inédite, de la construction de la citoyenneté au Sénégal. Elle est venue s’ajouter à d’autres et a permis de consolider certains acquis démocratiques. Elle a aussi repoussé la frontière et la ligne de démarcation entre l’espace d’expression de la citoyenneté ordinaire et l’espace étatique. Les citoyens ont gagné du terrain dans leur face-à-face ou leur confrontation avec l’Etat. Mais il faut comprendre que ce que vous appelez l’esprit républicain n’est pas une réalité définitivement acquise. C’est une quête et une conquête permanentes. Il y a des moments où, du fait des changements dans la distribution du pouvoir entre les acteurs sociaux et politiques dans l’espace public, cet esprit se renforce ou s’affaiblit. En juin 2011, l’esprit citoyen s’était considérablement raffermi, car on avait réussi à mobiliser les forces politiques et sociales, non pas autour d’un objectif politique partisan mais d’un idéal profondément républicain. C’est cette formidable capacité des acteurs sénégalais à organiser et à mutualiser à un moment donné toutes les résistances, qui avait permis de contrer la trajectoire de l’Etat. L’esprit du 23 juin habite encore de nombreux Sénégalais. Je ne crois pas qu’il se soit affaibli depuis ; bien au contraire, car c’est devenu une vraie lame de fond. Sans doute n’attend-il que la bonne occasion pour revenir à la surface sous la forme d’une contestation. Toutefois, sous sa forme de citoyenneté contributive et de veille, il est en œuvre au quotidien. Il suffit d’écouter les émissions interactives, de lire les journaux ou de prêter une oreille attentive au citoyen de la rue, pour s’en rendre compte. Les Sénégalais ont une vraie soif de changement et de rupture et l’expriment à toutes les occasions. Le seul problème que nous ayons encore, c’est que le citoyen est devenu très exigeant vis-à-vis de l’Etat et de l’élite politique, mais il ne l’est pas encore assez envers lui-même. On a peu travaillé sur les devoirs des citoyens face à l’Etat et à la communauté. Le respect de soi, des autres et des lois, le don de soi, l’engagement désintéressé, etc… sont encore parmi nos grandes faiblesses individuelles et collectives.
Peut-on parler de contrôle citoyen véritable et bien structuré au Sénégal ?
Le contrôle citoyen est aussi en construction. C’est une réalité en gestation. Il faudra du temps, de l’engagement et de la pédagogie, pour qu’il devienne un réflexe chez nos concitoyens. Il n’est ni structuré - peut-il d’ailleurs l’être ? - ni définitivement établi. Et je précise que le contrôle citoyen n’est pas unidirectionnel, c’est-à-dire qu’il ne doit pas se déployer seulement du pôle citoyen vers l’espace du pouvoir. Il doit aussi s’exercer sur tous les groupes qui détiennent du pouvoir, quelle qu’en soit la forme, et qui ont une capacité d’influence positive ou négative sur la société. Comme par exemple les marabouts, les syndicats, associations diverses, etc. Ce contrôle doit aussi s’exercer sur les actions des puissances étrangères, des institutions financières, etc. En somme et à mon avis, il doit être vu comme un facteur d’équilibre visant à faire face à tout ce qui peut déstructurer les fondamentaux sur lesquels repose la Nation.
Dans une de vos sorties, vous avez parlé de la "naissance d’une République des citoyens". Sommes-nous vraiment dans une telle République aujourd’hui ?
J’ai, en effet, exprimé mon idéal et mon ambition. Et c’est le même discours que j’avais tenu en 2000, lors de la première alternance. Les citoyens avaient joué leur partition pour faire en sorte que la République qui venait de naître soit vraiment la leur. Ils ont été trahis par l’élite politique qui, une fois installée, a reproduit le système de la gouvernance clientéliste et de prédation quasiment à l’identique. Mais je n’ai jamais douté de l’existence de citoyens capables de relever les grands défis et de nous éviter le naufrage. La dernière alternance m’a définitivement convaincu que la République des citoyens est née. Il faut maintenant la protéger, l’entretenir et l’orienter, pour qu’elle se consolide et grandisse. Nous devons être pour la République ce que le bon père de famille est pour son enfant, ou le jardinier pour ses fleurs.
Après l’an 1 de cette alternance, pensez-vous que les Sénégalais de façon générale et les mouvements citoyens en particulier, continuent d’exercer le contrôle citoyen qu’il faut ?
Le contexte s’est passablement brouillé. Le M23 par exemple aurait pu jouer un rôle essentiel dans l’organisation du contrôle citoyen, en continuant à organiser les luttes sociales sectorielles, à mutualiser les ressources et à servir de réceptacle aux aspirations populaires. Mais il me semble qu’il a assez mal négocié le dernier virage de sa mutation. L’amalgame entretenu entre l’espace politique partisan et l’espace non partisan, a passablement brouillé le message et réduit sa crédibilité. Si bien que nous avons une opposition faible, incapable de jouer son rôle, un pôle citoyen non partisan, éclaté et presque pris au piège par les partis de la coalition. Cela rend le contrôle citoyen assez difficile, mais pas impossible. Et je crois qu’il y des initiatives de veille qui ne lâchent pas d’une semelle le pouvoir. La presse, par exemple, est en première ligne.
Concrètement, y a-t-il eu une forte contribution de la société civile à l’action politique ?
Le Sénégal est devenu un modèle en Afrique et même au-delà, en ce qui concerne l’action de la société civile dans l’espace politique. J’ai testé, ces dernières années, l’hypothèse de l’engagement politique non partisan. Cette théorie découle d’une prise en compte des profondes mutations qui ont marqué l’espace politique et qui ont laissé apparaître des formes nouvelles d’action politique portées par des acteurs ayant eu, ou non, un passé politique partisan. Cela consiste à démontrer que des acteurs hors des partis peuvent porter un discours, des actions et des projets politiques et être reconnus dans l’espace. Vous avez vu les nombreux mouvements citoyens qui sont nés ces dernières années. L’engagement des acteurs de la société civile dans les assises nationales a contribué, incontestablement, à renforcer la légitimité de cette initiative. Plus récemment, je peux dire, sans risque d’être démenti, qu’il n’y aurait pas eu de 23 juin 2011 si la société civile n’avait pas pris le risque de s’allier aux partis politiques pour faire échec au projet de Wade. Et c’est la même stratégie qui a conduit à la deuxième alternance le 25 mars 2012.
On a vu que nombre de ténors qui représentaient la société civile sont cooptés aujourd’hui dans l’appareil étatique. Ne pensez-vous pas que cela puisse constituer une faiblesse quand il s’agit de défendre les intérêts du peuple ?
Point du tout. Que certains se retrouvent au pouvoir n’est pas un problème. Ceux qui estiment avoir des compétences qu’ils souhaitent mettre à la disposition de l’Etat, à un moment donné, sont totalement libres de le faire. Il y a seulement un problème quand le passage de l’espace non partisan à l’espace partisan s’accompagne d’une métamorphose comportementale qui, du jour au lendemain, les amène à renier les convictions d’hier. C’est malheureusement ce que l’on voit souvent. Mais je précise que cela n’affaiblira en rien la capacité du peuple à sécréter les instruments de sa défense. Certains partiront ; certains resteront ; d’autres arriveront.
Ne serait-ce pas une grave régression si jamais on ne parvenait pas à poursuivre et à faire évoluer le contrôle citoyen ?
Le processus de consolidation et de construction de la démocratie et de l’Etat de droit est irréversible. J’ai la ferme conviction qu’aucun pouvoir ne peut plus se permettre de violer les droits et les lois, travestir la justice, etc… sans en payer le prix. Nos avons des acquis solides qu’il nous faut sauvegarder et aller plus loin. Le grand chantier consiste à faire de chaque Sénégalais un vrai acteur, non pas seulement pour critiquer ou contester l’action gouvernementale, mais également pour construire, proposer, contribuer à son amélioration. Car le contrôle citoyen, c’est aussi pousser nos compatriotes à respecter et à protéger le bien public, à respecter la parole donnée, le travail, l’ordre et la discipline, l’espace collectif, le voisinage, etc.