«L’UNE DES CONDITIONS LES PLUS FAVORABLES A L'EMERGENCE DU TERRORISME EST L'ABSENCE DE L'ETAT DANS SON ROLE…»
LIEUTENANT COLONEL ABDOURAHMANE DIENG, DIRECTEUR EXECUTIF INTERIMAIRE DU CIC

L’insécurité galopante qui gangrène la région- notamment le Sénégal - à travers les attaques armées, le trafic de drogue, la circulation des armes, l’idéologie de l'islamisme radical, sont autant de facteurs favorisant le terrorisme. Et, c’est avec une approche purement personnelle que le Lieutenant Colonel Abdourahmane Dieng, Directeur exécutif intérimaire du Centre interrégional de coordination (Cic) pour la mise en œuvre de la stratégie de sûreté et de sécurité maritime dans le Golfe de Guinée (du Sénégal à l'Angola), chef de la Division sécurité régionale du département des affaires politiques, de la paix et de la sécurité de la commission de la Cedeao, en parle dans cet entretien qu’il nous a accordé depuis le Cameroun.
ETAT DES LIEUX DE LA SECURITE DANS LA REGION, NOTAMMENT AU SENEGAL
«L’Afrique de l'Ouest est caractérisée par une forte volatilité de sa sécurité due à l'existence de plusieurs facteurs à la fois endogènes et exogènes qui constituent autant d'accélérateurs de l'insécurité régionale. S'il faut les analyser, il faut d'abord observer qu'à l’origine des causes profondes de l’insécurité en Afrique de l’Ouest on retrouve la corruption institutionnelle, la mauvaise gouvernance, la criminalité, l’impunité, la marginalisation économique, politique et sociale, la mauvaise gestion des ressources naturelles, la haine, la discrimination sur des bases ethniques, le chômage et le non-emploi des jeunes, la prolifération des armes légères et de petit calibre, les guerres civiles, les élections mal organisées et la présence de groupes armés non étatiques. Ces éléments cités ci-dessus se conjuguent à d’autres facteurs qui entraînent la vulnérabilité accrue de la région de l’Afrique de l’Ouest. Ce sont essentiellement les trafics de véhicules volés, trafics d’êtres humains, de drogue et de cigarettes mais également la conjugaison du terrorisme et du grand banditisme.
Il y a aussi le problème majeur qui a semblé être éludé par beaucoup d'analystes, je parle de la question de la sécurité maritime. Certes, le désert est propice à la prolifération de certaines formes de criminalité, mais, aujourd’hui, l’essentiel de nos problèmes nous viennent de la mer et ont pour noms la piraterie, l’existence de zones contrôlées par les narcotrafiquants comme en Guinée Bissau ou seulement 40% des îles de son archipel des Bijagos sont sous le contrôle de l’Etat.
Il en est de même en ce qui concerne la sécurité aérienne. Les armées de l'air de l'Afrique de l'Ouest, à l'exception du Nigeria, ont des moyens encore embryonnaires par rapport à l'énormité de la tâche à accomplir pour faire face ne serait-ce qu'au crime transnational organisé. Cette faiblesse a été bien ressentie lors des confrontations intervenues récemment contre les insurgés, tant au Mali qu'au Nigeria, où la dimension aérienne seule a permis de faire la différence.
L’Afrique de l'Ouest est également vulnérable du fait que les pays qui bornent sa frontière nord sont tous dans le Sahel : Le Sénégal, le Mali, le Burkina Faso, le Niger et le Nigeria. Le Sahel fait partie d'une zone dangereuse et presque non gouvernée qui s'étend sur une superficie de 10 millions de km2 et qui, de ce fait, représente la partie la plus dangereuse de notre continent».
L'AFRIQUE DE L'OUEST, UNE ZONE DE TRANSIT DE LA COCAÏNE
«Un phénomène de nature très complexe au point de vue de son appréhension est constitué par le trafic de drogue dans notre continent et en particulier en Afrique de l'Ouest. L'Afrique de l'Ouest constituait jusqu'à une date récente une zone de transit de la cocaïne de l’Amérique du Sud vers l’Europe et l’Amérique du Nord. Il existe également le cas de l'héroïne essentiellement en provenance de l’Asie du Sud Est vers les côtes Est de l’Afrique et vers l’intérieur par terre et par voie aérienne. On estime à plusieurs milliards de dollars par an les revenus générés par le trafic illicite de drogue qui serait la première source de fonds illicites. La chaîne va des petits trafiquants de rue qui peuvent être les consommateurs de drogue eux-mêmes, aux empires multinationaux qui rivalisent avec les gouvernements en taille, en passant par les gangs de rue et des intermédiaires genre entrepreneurs. Comme toute criminalité organisée, les cartels de la drogue emploient la violence à divers degrés pour maintenir leur entreprise illégale.
Un autre phénomène relatif à l'insécurité régionale touche les flux illicites liés à la faune et aux richesses naturelles. L’exploitation illégale des ressources naturelles et le trafic d’espèces de faune et de flore sauvages en provenance d’Afrique et d’Asie du Sud-est bouleversent des écosystèmes fragiles et conduisent à l’extinction de certaines espèces».
CHUTE DE KADHAFI ET CIRCULATION DES ARMES
«Cette déstructuration de la Libye a eu une onde de choc qui n'a laissé indifférente aucune partie du continent africain. En effet, la mort du leader libyen consacre la disparition de la soupape de sécurité qui garantissait la stabilité du sahel. La Libye de Kadhafi recueillait les ‘frustrés’ des tribus berbères et arabes du désert malien et nigérien, sans oublier les Toubous tchadiens. L'armée d'Afrique de Kadhafi n'avait pas simple vocation de développer une force africaine capable de faire face à l'adversité galopante qui existe dans ce monde dominé par des prétentions et des intérêts égoïstes imposés par le modèle capitaliste d'un Occident dominant et triomphant. Mais elle permettait de calmer les penchants guerriers de bon nombre de tribus du désert.
La Libye de Kadhafi était donc préparée à devenir le réceptacle de cette armée africaine, ce qui a expliqué la forte concentration de matériels de guerre constatée dans ce pays. La guerre a entraîné la dispersion de cette grande armurerie et de sa poudrière à travers tout le continent. Le plus grand marché d'armes qui existe aujourd'hui sur le continent est notamment le Sud de la Libye. La fin du régime de Kadhafi a consacré le retour des ‘fils’ du Mali et du Niger vers leurs terres d'origine avec armes et bagages. Là où la sagacité nigérienne a dicté le cantonnement et le désarmement des troupes en provenance de la Libye, le Mali a joué la carte de l'accueil des fils prodigues. Ceux-ci auront vite fait d'être ralliés par leurs frères militaires qui ont déserté les camps afin de recommencer leur insurrection contre l'autorité centrale malienne.
A l'analyse, le Sénégal ne pourrait pas être épargné par ce déferlement des armes dans la mesure où il partage sa frontière nord avec deux pays qui sont directement concernés par le conflit, la Mauritanie et le Mali. Cela prend une dimension particulière dans le cadre de la mise en œuvre de la politique régionale de libre circulation des personnes et des biens et dans un contexte de corruption généralisée. Lorsque dans une région, ces deux conditions existent, la bonne frange des citoyens est harcelée par les services de sécurité. Alors, les criminels, généralement porteurs de caches, peuvent circuler librement et donc faire entrer des armes. Les armes libyennes ont, par conséquent, de très fortes chances d'être déjà en circulation au Sénégal».
FACTEURS FAVORISANT LE TERRORISME
«Nous parlons tous de terrorisme, je ne sais pas si nous en avons le même entendement. Ce qui est sûr est qu'il n'existe aucune définition universellement acceptée de la notion de terrorisme. Alors, je reconnais tout de même l'existence d'une forme d'action violente que l'on peut qualifier d'actes de terreur, lesquels ont constitué les caractéristiques des activités des groupes armés dans le désert malien et de Boko Haram au Nigeria.
Lorsque l'on pose la question des conditions de l'existence du terrorisme, toutes les causes énoncées plus haut participent à ce délitement de l'autorité centrale des Etats et de leur capacité à garantir la sécurité individuelle et collective des populations. A la place de cela, s'installent de nouveaux centres de pouvoir essentiellement basés sur la violence armée et que nous appelons groupes armés, irrédentistes, terroristes, etc. Ces conditions deviennent beaucoup plus prégnantes lorsque, profitant de la précarité des populations et de la quasi absence de l'Etat, des discours religieux prennent le terrain et règlent les problèmes des populations locales qui deviennent des êtres particulièrement vulnérables et accessibles au discours des recruteurs.
Mais, ce n'est pas seulement la précarité qui entraîne les gens à rallier les mouvements dits ‘terroristes’. Il y a des phénomènes de radicalisation qui sont entraînés par les discours de certains individus qui utilisent soit les mosquées, soit les ‘retraites’ en groupe, soit les réseaux sociaux afin de sensibiliser ces jeunes âmes à la recherche d'un idéal qu'ils appellent Jihad, Al Qaida, Aqmi, Etat islamique, M23, lesquels finalement servent plus leur cause en termes de label que de contenu concret. Car étant sur bon nombre de point en contradiction avec les valeurs qu'ils prétendent défendre telle que celles de l'islam.
Toutefois, l’une des conditions les plus favorables à l'émergence du terrorisme est l'absence de l'Etat. Et dans son rôle de sécurisation des populations à la fois sur le plan économique et politique. Et dans son rôle de garant du monopole de l'usage de la force physique légitime. La preuve en est que les dernières expériences connues au sein de notre région commencent toujours par les régions extrêmes des pays (Nord Mali, Nord Nigeria etc)».
INSECURITE AU SENEGAL, BRAQUAGES PAR ARMES A FEU
«En fait, le phénomène de la prolifération des armes légères a toujours concerné le Sénégal qui, depuis longtemps, a constitué un îlot de stabilité dans un tourbillon de violence. Tous les pays qui entourent le Sénégal ont connu des coups d'Etat militaires ou ont expérimenté des guerres civiles.
Par ailleurs, le Sud Sénégal connaît régulièrement des périodes de forte instabilité alternant avec des moments d'accalmie en fonction des dispositions militaires plus ou moins prononcées des éléments de l'insurrection armée. Bien sûr que des facteurs exogènes liés au rôle des Etats voisins dans ce conflit expliquent sa longue durée, malgré les efforts des forces de défense et de sécurité du Sénégal qui ont fait le serment de ne jamais laisser un quelconque sanctuaire à la rébellion sur le territoire nationale. A cela, il faut adjoindre la porosité de nos frontières et l'insignifiance des moyens mis à la disposition des forces de sécurité à la fois sur le plan matériel et sur le plan humain. Peut-on même parler d'armée dans notre région dans la mesure où la plus grande d'entre-elle qui est le Nigeria compte au maximum 88 à 90 000 hommes, si l'on sait qu'à la sortie de la guerre le Japon, qui était interdit d'avoir une armée, peut quand même avoir une force de défense de 100 000 militaires. Aucune armée de l'Afrique de l'Ouest n'ayant ces effectifs, on peut effectivement voir que nous n'avons pas d'armée et c’est ce qui explique notre fragilité face à la moindre poussée ‘terroriste’. Dans ce contexte, il faut reconnaître que les armes circulent au Sénégal.
En ce qui concerne les attaques à main armée, on ne peut pas affirmer qu'il s'agit d'un phénomène nouveau. Ce phénomène a toujours existé et connaît des périodes hautes et des moments d'accalmie. Mais bien sûr, il faut envisager que le contexte général d'insécurité qui prévaut en Afrique de l'Ouest impacte nécessairement le Sénégal du fait de la libre circulation des personnes et des biens, de la porosité des frontières et de l'insuffisance des moyens mis a la disposition des forces de sécurité».
JEUNESSE SENEGALAISE ET ISLAMISME RADICAL
«Je ne connais pas les dimensions exactes de la radicalisation des jeunes sénégalais. Ce que je peux dire par contre est que les moyens de radicalisation qui prévalent ailleurs, comme en France, en Grande Bretagne et en Allemagne, et qui poussent les jeunes à se radicaliser, jouent également au Sénégal dans la mesure où notre société est très ouverte sur le monde et participe pour une grande part aux échanges dans le cadre des réseaux sociaux. L'islamisme radical, de ce point, peut avoir déjà impacter certains jeunes sénégalais, bien que l'absence de statistiques ne permet pas d'être péremptoire. A cela, il faut également mettre un bémol en tenant compte du rôle de régulateur joué par les confréries religieuses au Sénégal.
L'islam est certes pratiqué par plus de 80% des Sénégalais, mais la culture religieuse est très basse dans ce pays de tranquillité relative. Est-ce un avantage d'être un bon talibé, discipliné, suivant son Serigne et ignorant presque tout de sa vraie religion dans la mesure où l'ignorant n'est pas libre et pourrait être également entraîné vers des comportements malheureux. Et le meilleur lit de la radicalisation est justement l'ignorance. C'est cela qui explique le comportement dramatique de la plupart des nouveaux convertis en Europe. Dans cette perspective, il est évident que l'existence de ‘milices’ même non armées autour de certains chefs religieux n'écarte point le danger de la radicalisation. Et la solution dans ce cadre là est d'assurer aux Sénégalais une éducation religieuse réelle dans un cadre formel et éclairé.