«LA LITTERATURE EST UN OCEAN INFINI... UNE VIE NE SUFFIRAIT PAS A LIRE TOUS LES BEAUX TEXTES»
FELWINE SARR, ROMANCIER
«J’ai cherché la paix dans tout l’univers, je ne l’ai trouvé que dans un coin anguleux avec un livre», cette citation d’un ancien auteur latin repris par Pascal Guignard a renforcé l’amour de Fewine Sarr pour le livre. Romancier, musicien, homme de réflexion et économiste de profession, Felwine Sarr est aujourd’hui libraire et éditeur avec Boris Diop et Nafissatou Dia Diouf. Le trio dirige la librairie «Athéna», rue Victor Hugo à Dakar et qui va célébrer la première réédition de «La plaie» de Malick Fall, roman écrit en 1967.
Vous dirigez la librairie Athéna avec Boubacar Boris Diop et Nafissatou Dia et quand on y pénètre on mesure son degré d’ignorance face à cette florissante littérature en tout genre. Vous-même, en tant qu’écrivain et libraire, éprouvez-vous ce sentiment ?
Felwine Sarr : La littérature est un océan infini. C’est intéressant de se rendre compte des territoires qu’on n’a pas explorés. On croit toujours qu’on est un grand lecteur, mais l’on se rend toujours compte qu’il nous reste encore à découvrir, surtout lorsque l’on change de pays, qu’il y a des littératures spécifiques et une production florissante. On mesure tout l’univers à parcourir et qu’une vie ne suffirait pas à lire les beaux textes, des textes importants. En même temps, il y a un sentiment de curiosité aiguisée. Je dirai aussi, il y a une grande humilité devant l’infini de l’esprit qui se présente devant vous et qui est toujours à explorer.
"La plaie" de Malick Fall, un roman presque oublié en première réédition, pourquoi ce choix ?
Justement on veut le ressusciter. Un roman écrit en 1967. Malick Fall a dans notre paysage littéraire un statut de présence-absence. Certains le connaissent, d’autres pas. Il a accompagné un certain nombre de lecteurs. On ne sait pas qui il est. Auteur disparu très tôt, c’est un spectre dans notre littérature, je dirais. C’est un texte dont le personnage principal est la ville de Saint-Louis. Un texte sur la marginalité mais aussi sur l’individualité qui porte un regard sur la société sénégalaise mais aussi sur la colonisation. C’est un texte qui a énormément de ressorts. cela nous a semblé être une très bonne porte d’entrée dans le roman pour dire qu’on ressuscite entre guillemets un roman africain important qui n’a pas eu le destin qu’il aurait dû avoir. On s’inscrit donc dans ce sillage là.
Comment se présente ce livre ressuscité et quel évènement pour sa sortie ?
On a fait faire une très belle préface par Alioune Diané de l’Université Cheikh Anta Diop, donc c’est un nouveau livre, entre guillemets. L’annonce de la sortie se fera par voie de presse, communiqué de presse, par internet et on créera des évènements autour du livre. Il y aura des conférences, des débats autour du texte. On en organisera à Dakar, à Saint Louis, la famille sera invitée. Il y a des amoureux de ce livre qui existent, des spécialistes de ce texte qui existent, on va faire appel à leur culture à leur érudition. On essaiera de remettre le roman au cœur de la scène littéraire.
Felwine, le livre a-t-il un parfum particulier ?
Tout d’abord, je pense que le livre a une texture. C’est un objet. On le touche, on le tâte. Généralement, on le retourne pour voir de quoi il s’agit réellement. Au-dessus, il y a le nom d’un auteur qui forcément évoque un univers. Il y a un titre qui nous titille, nous indique des sentiers et une troisième étape : l’ouvrir pour grappiller quelques mots ça et là, et décider ou non de faire le voyage avec.
Une librairie, c’'est d’abord un étalage dans lequel le visuel compte beaucoup pour attirer le lecteur ?
C’est extrêmement important. Je pense que l’identité visuelle nous interpelle, évoque un certain nombre de choses conscientes ou inconscientes. Je pense qu’un livre en tant qu’objet nous appelle. Nous ne sommes pas les seuls à appeler les objets. Nous pouvons parfois être saisis par un objet qui nous attire et qui nous invite. Je pense que tous les éléments qui sont des préalables à la plongée dans le texte sont importants.
Vous avez une double casquette : libraire et éditeur. Comment se fait le choix des livres ?
En ce qui concerne l’édition, nous avions l’ambition avec Boubacar Boris Diop et Nafissatou Dia de monter une maison d’édition africaine exigeante dans le choix des textes, dans la fabrication de l’objet et qui au départ débute avec une grande collection de romans et une autre spécialisée dans les essais. L’idée est d’éditer des voix qui existent qui sont donc établies, de faire découvrir de nouvelles voix africaines et de rééditer des ouvrages importants de notre littérature dans un premier temps et plus tard traduire en français des littératures africaines écrites en anglais, en portugais parce que ces littératures font parti de nos univers. Il n’y a que la langue qui nous sépare. La première exigence est que le texte nous transporte, qu’il ait son propre univers et qu’on ait le sentiment que le lecteur y trouvera un intérêt.
Qu’est ce qui aujourd’hui attire le lecteur ?
Je pense que les lecteurs sont avides de grilles de lecture du monde en général. Tout ce qui est ouvrage à caractère de réflexion, cela fonctionne très bien. Il y a énormément d’ouvrages qui traitent de questions relatives à l’actualité internationale. Les lecteurs ont envie de décrypter le monde et de le comprendre. Je pense aussi que les lecteurs ont envie d’avoir le reflet de leur univers existentiel profond. Ils sentent que leurs existences sont tissées de différents éléments qu’ils vivent intérieurement et qu’ils ont envie de les voir projeter dans un texte. Je pense qu’il y a des imaginaires globaux et collectifs. Celui qui vit à Dakar ou en Afrique au 21ième siècle probablement aura-t-il envie que cette Afrique-là soit reflétée dans le texte, aura-t-il envie que ces imaginaires intérieurs, paysages mentaux soient projetés dans un texte et deviennent des paysages en partage auxquels il puisse s’identifier. Je pense que les gens ont envie de retrouver des histoires, les trames de leur existence en culture et en art.
Un éditeur choisit ses textes, le libraire doit vendre des livres qui ne sont pas tous à son goût. Y a-t-il là un tiraillement pour un éditeur-libraire ?
Bien sûr il y a ce tiraillement. Mais on essaie de trouver un équilibre. Il y a des ouvrages qui sont à la mode qui se vendent puisque les lecteurs les demandent. Je pense qu’une librairie est aussi un univers. On propose un univers dans le choix des livres. Par exemple nous voulons être exhaustifs sur les littératures africaines, des diasporas et du monde noir. On estime pas du tout normal de venir à Dakar et de ne pas trouver toute la littérature sénégalaise ou en tout cas, ce qu’il y a de plus important dans la littérature sénégalaise et africaine. Je pense que nous proposons aux lecteurs un itinéraire, un univers, des imaginaires et pour leur dire : « Voici les livres standards qui existent. Mais, nous vous proposons aussi de découvrir d’autres manières de voir le monde » et ça, je dirais que c’est presque un choix idéologique. On va aussi vers les sciences sociales africaines pour que le lecteur sache qu’il trouvera ici certains types d’ouvrages et sur ce champ là, nous essaierons d’être exhaustifs. Ce qui ne nous empêche pas de faire attention à l’offre et à la demande sur ce qui se fait. La grande difficulté est de trouver un équilibre entre l’exigence de rentabilité économique et l’exigence culturelle.
Dans la production littéraire sénégalaise, on trouve de plus en plus des publications à compte d’auteur. Comment les jugez-vous?
J’ai un double jugement. Le premier jugement est que cela ne semble pas être une excellente chose puisque l’édition à compte d’auteur vous soustrait de la critique d’un comité éditorial classique qui accepte votre manuscrit ou pas ou qui l’accepte en vous faisant certaines critiques et propositions. Je pense que ce travail est important dans la vie d’un auteur dont le manuscrit est lu par d’autres et qui vous obligent à retravailler votre texte et faire un chemin de croix jusqu’à ce que votre texte soit accepté par un éditeur. Ce n’est pas toujours le cas, mais le plus souvent le compte d’auteur vous soustrait de cela. Je crois que pour que ce texte appartienne à la communauté, il faut qu'il passe par un filtre. C’est extrêmement important. Des fois, on se rend compte qu’il y a un manque d’exigence et de rigueur qui fait que chacun peut sortir son livre comme il le veut sans être passé à travers ce filtre-là. Donc de ce point de vue, ce n’est pas une très bonne chose. En même temps quand je vois un pays comme Haïti qui a une littérature foisonnante, riche!
Haïti c’est le pays du compte d’auteur car il n y a pas de tradition de maisons d’édition. Enormément de grands écrivains haïtiens ont commencé par publier à compte d’auteur. Ils ont un grand salon du livre qui vend plus de livres que beaucoup de pays dans le monde et les auteurs haïtiens, où qu’ils se trouvent dès qu’il y a le salon du livre, rentrent chez eux parce qu’il y a un réel foisonnement. Voici donc un pays qui a su trouver des alternatives sans que ces alternatives aient impacté la qualité des textes littéraires. Il n'y a que très peu d’auteurs haïtiens qui sont édités par des maisons d’édition. Mais cela ne semble pas être la dynamique au Sénégal. Le compte d’auteur sénégalais ne fonctionne pas comme le compte d’auteur haïtien. Je publie mon livre comme je veux avec des fautes d’orthographe, des coquilles et je n’ai aucune instance externe qui impose une certaine rigueur et exigence.