«UNE PETITE BULLE DE DOUCEUR, LE TEMPS D’UNE CHANSON»
ENTRETIEN AVEC SARAH AYOUB, CHANTEUSE ORIENTALE
C’est l’histoire d’une femme qui avoue qu’elle s’est longtemps cherchée. Au début, raconte Sarah Ayoub, elle chante surtout en français, mais ses émotions ne parlent pas vraiment la même langue. Et voilà qu’un jour, elle redécouvre la chanson qui a bercé son enfance : « Ahwak », de l’Egyptien Abdelhalim Hafez. C’est d’ailleurs sur cet air-là que la berçait son père, un joueur de luth parti trop tôt. Plutôt nostalgique, Sarah Ayoub s’amuse à reprendre les chansons du répertoire égyptien des années 50 : «Ya Touyour » par exemple, écrite à l’époque pour Oum Kalthoum. C’est pourtant Asmahan, chanteuse et espionne syrienne, qui finira par en hériter. Sarah Ayoub est d’ailleurs en pleine répétition pour une comédie musicale prévue pour 2016. Sur scène, elle sera « Asmahan, La Sublime ». En avril dernier, le public sénégalais découvrait cette artiste entre deux mondes ; et il y a quelques jours elle était encore là. En fin de semaine dernière, la chanteuse orientale rendait d’ailleurs visite à la rédaction de Sud Quotidien.
Sud Quotidien : Comment vous êtes-vous retrouvée à faire de la musique ? C’est un peu une histoire de famille, c’est cela ?
Sarah Ayoub : C’est tout à fait cela. Je m’appelle Sarah Ayoub, je suis chanteuse de variété orientale, je suis marocaine, et je suis surtout ravie d’être ici avec vous. Mon histoire commence donc très jeune, un peu comme la plupart des artistes…Mais c’est vrai que j’ai la particularité d’être née au milieu d’une famille de musiciens. Mon père était joueur de luth, c’était sa passion, et j’ai eu ce privilège d’être bercée par sa musique. A d’autres enfants, il fallait raconter des histoires pour les endormir, moi j’avais plutôt droit à un concert privé, c’était tout simplement magnifique. Mon père a donc su voir en moi une capacité…
Du talent ?
Alors peut-être pas du talent, mais je pense qu’il avait sans doute détecté ma curiosité et mon envie d’aller plus loin dans cette recherche, et c’est vrai qu’il m’a encouragée. Que ce soit dans le théâtre ou dans la danse, il m’a vraiment laissée faire tout ce dont j’avais envie, goûter à tout comme on goûte à des mets, et c’est de cette façon que j’ai pu m’essayer à plein de choses, toujours grâce à ses encouragements.
Vous êtes une artiste complète sinon plurielle : vous jouez de la comédie, vous chantez, vous dansez, un peu comme Stromae on va dire (elle éclate de rire)…C’est important aujourd’hui pour un artiste d’avoir toutes ces facettes-là ?
Je pense que pour un artiste, l’essentiel c’est de pouvoir évoluer. Il arrive par exemple que l’on dise d’un artiste qu’il n’est pas complet, tant qu’il ne joue pas d’un instrument, je ne pense pas que ce soit vrai. Je suis convaincue que l’on se sent d’abord artiste dans son cœur, on a envie de délivrer un message, de faire partager quelque chose, et c’est le travail de toute une vie. On commence par être auteur, ou on va juste jouer d’un instrument…Et c’est au fur et à mesure que l’on va rajouter des cordes à son arc, c’est ce que j’aime à penser. Le monde artistique est tellement vaste, que l’on ne s’arrête jamais d’apprendre. On trouve d’ailleurs des artistes qui ne se mettent à jouer d’un instrument que sur le tard. Je pense qu’il faut savoir se montrer indulgent et pouvoir se dire qu’un artiste, ça évolue. Certains d’entre eux sont d’ailleurs complètement autodidactes.
Alors, vous vous amusez à reprendre des chansons du répertoire égyptien des années 50. Pourquoi, et comment se fait votre choix ? Est-ce que c’est en fonction de la musique, de l’histoire qu’elle raconte, ou en fonction du personnage qu’il y a derrière ?
C’est vrai que je me suis trouvée sur le tard. J’ai mis beaucoup de temps à trouver ma vraie voie. Au départ, je chantais surtout en français, mais je sentais que ce n’était pas moi, je ne me sentais pas moi-même ; j’avais toujours l’impression qu’il me manquait quelque chose. Comme on dit, on n’exprime jamais aussi bien les émotions que l’on ressent que dans sa langue maternelle. Et le jour où j’ai découvert Abdelhalim Hafez et sa chanson « Ahwak » qui veut dire « je t’aime », ça été une révélation, une sorte d’évidence. C’est une magnifique chanson d’amour. Abdelhalil Khafass est considéré comme le Sinatra du Moyen-Orient, on l’appelait le « rossignol brun ». Il était chanteur, comédien, et il a bercé toutes nos mamans, nos grands-parents étaient tous fans de lui, c’est l’un des artistes de la Belle Epoque. Et c’est en poursuivant mes recherches que j’ai découvert des chefs-d’œuvre du Moyen-Orient, et j’ai eu envie de voir comment je pouvais bien dépoussiérer tout cela, et le présenter à cette nouvelle génération qui ignore tout de cette richesse. Il faut dire aussi que c’était la chanson préférée de mon père et c’est cet air-là qu’il me jouait quand j’étais enfant. Je ne l’ai pas vraiment connu, mais ma mère m’a raconté son histoire. J’ai compris que c’était ça que je voulais faire ; j’avais envie de chanter en arabe, de faire honneur à cette langue, honneur à mes sources…
C’est aussi un clin d’œil à votre père ?
C’est aussi un clin d’œil, c’est un hommage à mon père, une façon de lui dire : « Regarde tout le parcours que j’ai fait, il n’est jamais trop tard. » Aujourd’hui on a tendance à penser qu’un artiste doit avoir 20 ans. Moi je suis déjà une dame, j’ai plus de la trentaine, mais mon message, c’est de dire qu’il n’y a pas de date de péremption pour la musique. Quand vous écoutez une chanson, vous ne vous demandez pas quel âge a la chanteuse. Il y a une émotion, il y a quelque chose. Quand on me dit : « Mais tu as mis du temps à trouver ton véritable chemin », je réponds toujours qu’il n’est jamais trop tard.
Comment faites-vous pour moderniser tout cela ?
Alors ça, c’est tout un travail, parce que quand on écoute la version originale, et qu’on écoute ensuite la mienne, on voit tout le travail titanesque qu’il y a derrière. J’y apporte toute cette modernité, en d’autres termes, je me l’approprie. L’idée, c’est de la teinter de tout ce que je suis, de tout mon parcours, de mes origines marocaines et de cette éducation occidentale que j’ai reçue, et qui fait que j’écoute aussi de la soul, du gospel, de la variété française… C’est tout cela que je rajoute à mon interprétation. C’est vrai que derrière, j’ai une très belle équipe de musiciens et d’arrangeurs qui m’accompagne : on modernise la chanson, mais on lui laisse son identité profonde. On la réactualise, on la rajeunit, et lorsque les plus jeunes la découvrent, ils ont du mal à imaginer que c’est une chanson qui date des années 50. Souvent, cela leur donne envie d’aller découvrir la version originale. Je réussis à leur donner accès à un répertoire que l’on ne met pas tellement en valeur. Par exemple, il y a la chanson qui est en promotion actuellement, « Ya Touyour », qui signifie l’oiseau, et dont le texte est d’un romantique ! Elle dit : « Ô toi l’oiseau, va retrouver l’homme que j’aime et dis-lui, décris-lui l’état dans lequel je suis quand je suis loin de lui. » Et je n’arrive pas à retrouver cette poésie dans les chansons d’aujourd’hui. Ce n’est pas pour critiquer qui que ce soit, les gens font surtout la musique qui leur plaît et qu’ils ressentent. Mais aujourd’hui, nous sommes dans un monde où tout est devenu très industriel : on fait de la musique pour gagner de l’argent, pour que ça bouge, ça va très vite…Et moi j’avais envie de faire tout à fait autre chose : je prends le contre-pied de tout cela, je viens avec quelque chose de très lent, de vrais instruments, tandis qu’aujourd’hui la musique est très techno, très dance. Je pense qu’une paire d’oreilles peut aussi avoir envie d’un peu de douceur, d’écouter Sarah Ayoub par exemple.
Et si on parlait de votre comédie musicale, « Asmahan La Sublime » ?
Avec plaisir ! C’est une histoire incroyable et une aventure pleine de promesses. Elle est prévue pour 2016, mais on y travaille déjà depuis deux ans. Ce sera la première comédie musicale entièrement chantée en arabe, interprétée par des Maghrébins. Cette comédie musicale raconte l’histoire incroyable d’Asmahan, chanteuse et actrice syrienne, et aussi princesse, fille d’un chef guerrier, et qui a fait une carrière extraordinaire en Egypte où son père a dû s’exiler après un coup d’Etat. Et on raconte la vie de cette femme jeune, belle, mais sulfureuse, mondaine…Elle adorait s’amuser, elle fumait, elle buvait, elle jouait au poker, j’ai adoré son histoire. C’était aussi la grande rivale d’Oum Kalthoum, c’est l’histoire que l’on ne raconte pas. Tout le monde a retenu Oum Kathoum, pourquoi ? Parce qu’Asmahan est morte jeune, dans des circonstances qui restent encore mystérieuses. Asmahan, c’est aussi cette chanteuse devenue espionne pour l’axe Angleterre-France, et qui a joué un rôle décisif. C’est l’époque où les Allemands voulaient envahir le Moyen-Orient pour aller en direction de la Palestine, et il fallait passer par la Syrie. Asmahan, mariée à un prince druze, est allée le voir en incognito, pour le supplier de laisser passer les troupes alliées, histoire d’aller contrer les ennemis allemands. Et c’est ce qui a fait que les Allemands ne sont pas arrivés en Palestine. Celle qui était alors la grande concurrente d’Oum Kalthoum est morte dans un accident de voiture à 26 ans. Pour la petite histoire, la chanson « Ya Touyour » avait été écrite pour Oum Kalthoum, et quand elle a appris qu’Asmahan avait fini par en hériter, il paraît qu’elle a fait un scandale au compositeur qui pensait en fait qu’Asmahan ne reviendrait pas en Egypte et qui l’a ainsi aidée à relancer sa carrière.
Et c’est vous-même qui interprétez le rôle principal, le rôle d’Asmahan ?
Oui, c’est moi. C’est un grand rôle à défendre, beaucoup de pression, mais j’espère pouvoir lui faire honneur.
Diriez-vous que vous êtes nostalgique d’une période que vous n’avez pas même pas vécue finalement ?
C’est cela. Je pense que c’était une période glorieuse, de belles mélodies, et où il y avait une certaine authenticité. C’est ce qui explique sans doute que la musique que je fais soit si épurée, pas surchargée, c’est la voix que l’on met en avant, avec juste l’essentiel, et avec surtout de vrais instruments. On me dit souvent que c’est très romantique, et qu’on a comme l’impression que je viens d’un autre temps. Je dis « oui, mais je suis aussi une femme d’aujourd’hui », je suis consciente que l’on vit dans un monde de plus en plus violent (l’actualité nous le rappelle toujours), et j’ai envie de pouvoir offrir cette petite bulle de douceur dans ce monde agressif, et donner une belle image de la femme musulmane car aujourd’hui, on dirait que l’Islam est devenu un problème. Nous avons besoin de modèles pour pouvoir véhiculer un autre Islam, le véritable, qui est l’Islam tolérant, pas celui que l’on nous montre à la télévision. Je pense que les artistes ont un grand rôle à jouer pour expliquer par exemple que ce n’est pas parce qu’on est arabe qu’on est musulman.
Cela vous dirait de toucher à autre chose à votre répertoire ?
Je pense que c’est quelque chose qui se fera naturellement. On est toujours en perpétuelle évolution, quoi que l’on fasse. Aujourd’hui, je ne peux pas savoir comment ma musique se sera transformée dans quelques années…Je suis en train de préparer un album qui sera un mélange de reprises des années 50, et de titres originaux que j’aurai écrits et composés.
Et qui parlera de quoi ?
D’amour. Mais dans l’amour, il n’y a pas que la relation entre un homme et une femme. Il y a aussi le sentiment que l’on a pour son pays d’origine. Ma mère a quitté son pays, elle est venue travailler en France, élever ses enfants, c’était parfois difficile…Et quand elle parle de son pays, elle et tous les exilés d’ailleurs, c’est souvent avec tellement d’amour.
Elle est un peu «familiale» votre musique, non ?
Si. Complètement. Elle est accessible aux jeunes comme aux anciennes générations, et je suis heureuse de pouvoir être écoutée par ma grand-mère ou par ma mère qui a fait le pèlerinage à la Mecque, qui porte le hijab, qui se promène avec mes chansons sur son portable, et qui me dit souvent : « Je suis fière de toi, tu fais une musique qui est élégante, et qui est pour toutes les générations ». J’ai un public jeune, mais j’ai aussi un public d’un certain âge, mais c’est vrai que mon premier public, c’est vraiment le Maghreb, la communauté, mais les Français aiment aussi. Parce que même s’ils ne comprennent pas l’arabe, ils aiment la mélodie, l’émotion qu’il y dans le son. Il faut dire aussi que j’ai un public plus féminin que masculin.
Pourquoi ?
Peut-être parce que les femmes sont plus sensibles à cette douceur, à ces belles histoires, à cette musique et à cette élégance. Mon public féminin, c’est vraiment toutes les femmes : de la jeune fille de 14 ans à ces femmes de 60 ans à qui cela rappelle quelques souvenirs et qui me disent parfois : « Je suis tombée amoureuse sur cette chanson. »
Au mois d’avril, vous étiez déjà venue au Sénégal, pour quelles raisons ? A titre professionnel ?
J’étais là pour me faire connaître et pour faire connaître ma musique, et c’est vraiment à cette période-là que le public sénégalais m’a découverte. J’ai eu un vrai coup de cœur pour le Sénégal, pour la gentillesse des gens. La fameuse téranga, ce n’est pas une légende. Ils ont cette sorte de...Je n’arrive pas à trouver le mot en français, mais ils ont cette espèce d’élégance, de retenue. J’ai retrouvé la même hospitalité que l’on a chez nous au Maroc. Et si je suis revenue, c’est parce que je suis la marraine d’une association, l’Institut rendez-vous, qui rassemble des Sénégalais et des Marocains, et qui œuvre pour le développement. Là je m’associe à eux pour la construction d’un centre de santé dans le village de Khonk-Yoye (région de Thiès), à près de 200 kms de Dakar. Donner un coup de main quand on est plus ou moins privilégié, c’est une obligation morale.
Auriez-vous pu faire autre artiste que chanteuse ou artiste ?
Non. Honnêtement non. Aujourd’hui, hamdoulah (grâce à Dieu, Ndlr), j’ai la vie dont je rêvais. J’ai tout faire pour, j’ai travaillé dur pour. Chaque moment est différent dans la vie d’artiste. Le moment le plus solitaire, le plus ingrat, c’est l’écriture. On est seul face à soi-même. Ensuite, quand on est en studio et que l’on compose, on échange avec les autres et on se sent donc un peu moins seul. Et c’est vrai que le moment le plus turbulent, c’est la promotion : on est face à la presse, on s’expose et on se sent fragile. Le plus beau moment pour moi c’est quand je suis sur scène, et que je chante ; parce que là je me dis : «Là c’est ma place, c’est là que je me sens le mieux». C’est la passion qui me tient. Tout ce que je souhaite, c’est faire voyager les gens à travers ma musique, leur apporter une petite bulle de douceur qui dure le temps d’une chanson.