À L’ÉPREUVE DES LIBERTÉS
MANIFESTATIONS POLITIQUES AU SÉNÉGAL
Au Sénégal, les manifestations politiques ont souvent été émaillées d’incidents à cause de la frilosité des pouvoirs en place, même si les opposants ne sont jamais exempts de reproches. D’Abdou Diouf à Macky Sall en passant par Abdoulaye Wade, les schémas sont restés les mêmes.
La démocratie d’un pays peut se mesurer par le dynamisme de son opposition, de sa société civile, et aussi de la robustesse de ses institutions. Mais ce principe universel est une denrée rare sous nos tropiques (Afrique) où les libertés individuelles sont souvent remises en cause au gré des intérêts des régimes en place. Le Sénégal n’échappe malheureusement pas à cette règle.
Car le meeting non encore autorisé ni encore interdit du Front patriotique pour la défense de la République (FPDR) prévu le 21 novembre prochain installe le pays sous tension. Face à une opposition déterminée à "défendre (ses) droits" et un pouvoir qui n’entend pas lui offrir l’opportunité de lui ravir la vedette à quelques jours de l’ouverture du 15e sommet de la Francophonie, la confrontation passe par des mots...dans un bras de fer qui fait bégayer l’histoire.
En effet, aucun des régimes précédent ne s’est accommodé aux manifestations de l’opposition. A défaut d’être interdites, ces manifestions sont tolérées, avec un encadrement digne d’une situation d’état d’urgence. Et les dérives ne manquent pas. Parmi ces manifestations, on retiendra celle de 1989. Le Sénégal vient de sortir d’une élection présidentielle très controversée un an plus tôt.
Me Abdoulaye Wade, alors leader de l’opposition, rentre au bercail après un long séjour en France. Nostalgiques, les responsables du PDS (Boubacar Sall, Marcel Bassène, Ousmane Ngom, Abdoulaye Faye, etc.) appellent les militants à lui réserver un accueil populaire. Le régime socialiste prend les devants en interdisant tout rassemblement aux abords de l’aéroport de Yoff. Un cordon sécuritaire d’une centaine d’éléments du Groupement mobile d’intervention (GMI) est installé le long de l’autoroute. Mais cela n’aura servi à rien devant un Wade déterminé à se taper un bain de foule.
"Lorsque Me Abdoulaye Wade est sorti de l’aéroport à 16 heures, les forces de l’ordre ont tenté de l’encadrer jusqu’à sa voiture. Mais il a refusé et a brisé le cordon sécuritaire, sans sourciller, pour aller communier avec les militants. Tout le monde s’est alors rué vers lui", relate Ndiogou Wack Seck, ancien reporter du journal Sopi. Dépassées par les événements, les forces de l’ordre n’ont alors d’autre choix que d’encadrer la procession des libéraux.
Si ces événements se sont déroulés sans heurt, ce n’est pas le cas le 10 février 1990. De retour de Paris, Me Wade, encore lui, provocateur devant l’éternel, improvise une marche. Accueilli par ses principaux alliés de l’époque (Abdoulaye Bathily, Amath Dansokho, etc.), l’ex-futur président de la République veut tenir un meeting à la Place de l’Obélisque, contre la volonté des autorités. La foule est dispersée à hauteur de l’Ecole nationale d’administration (ENA) par les forces de l’ordre à l’aide de grenades lacrymogènes. Le pape du Sopi et ses alliés sont interpellés puis embastillés. Ce n’est que tard dans la nuit qu’ils sont relâchés.
La journée noire du 16 février
Avec une telle persévérance dans l’affirmation des droits fondamentaux que la constitution reconnaît aux citoyens, un drame n’est jamais loin. Nous sommes le 16 février 1994. L’opposition réunie dans la Coordination des forces démocratiques (CFD) organise un meeting sur le boulevard du Général De Gaulle. Présidée par les ténors de l’opposition Me Wade bien sûr, Savané, Bathily, Dansokho, mais aussi Moustapha Sy, le guide spirituel des Moustarchidines la manifestation, bien qu’autorisée, vire au vinaigre. Un drame provoqué par l’appel du secrétaire général du Pds qui, à la fin de son discours, lâche : "Vous (les militants), vous voulez marcher, eh bien marchez !".
La foule se déchaîne et se dirige vers le Plateau. Il s’ensuit des affrontements avec les forces de l’ordre. Le bilan est lourd : sept policiers sont tués et plusieurs blessés sont recensés du côté des manifestants. Les leaders de l’opposition et le marabout Moustapha Sy sont arrêtés, ainsi qu’environ 150 de ses disciples. Djibo Kâ, alors intransigeant ministre de l’Intérieur, s’en souvient encore. "Il y avait l’état d’urgence. Le pays qui sortait des élections de 88 était en ébullition, assis sur des braises. Il fallait être vigilant et ferme. Le meeting qui a été autorisé a (malheureusement) dégénéré".
Après une longue période d’accalmie relative liée à la mise en place d’un gouvernement de majorité élargie à l’opposition, le Sénégal renoue très vite avec les manifestations politiques à partir de 1999, à un an de la présidentielle. Mais celle qui a le plus marqué les esprits, c’est la marche de l’opposition d’alors contre le fichier électoral considéré comme "piégé". De retour au Sénégal, après un exil volontaire dans l’Hexagone, Me Wade, avec ses alliés traditionnels de la gauche, mais renforcés par des chefs politiques improbables comme Moustapha Niasse et Djibo Kâ, se rend au ministère de l’Intérieur. Sur place, il remet un mémorandum au ministre de l’Intérieur, le Général Lamine Cissé, exigeant la refonte intégrale du fichier électoral. Cette revendication de l’opposition sera déterminante dans l’accession de Wade au pouvoir le 19 mars 2000.
Elu président de la République, le successeur de Diouf, "victime" de la répression policière du régime socialiste, engage ainsi des réformes constitutionnelles majeures dont la plus révolutionnaire est le droit à la marche. Mais cette disposition constitutionnelle sera mise à rude épreuve. L’indulgence notée au début de l’alternance va très vite laisser la place à une "tolérance zéro". L’opinion a encore en mémoire la manifestation de l’opposition tenue en 2006 à la place de l’Obélisque. Initialement autorisée, elle sera curieusement réprimée par les forces de l’ordre. Une répression si féroce que Moustapha Niasse, leader de l’AFP, y laissera une de ses... chaussures.
Un certain... 23 juin 2011
En 2009, la coalition Benno Siggil Senegaal (BSS) retrouve à nouveau la rue. Opposée à la construction du monument de la Renaissance africaine, Ousmane Tanor Dieng et Cie sont interdits de marche. Les forces de l’ordre investissent très tôt le lieu de départ de la procession, l’Ecole normale supérieure. Déterminés à se faire entendre, les jeunes de l’opposition déclenchent une guérilla urbaine. Des pneus sont brulés un peu partout à Dakar ; des responsables de l’opposition sont interpellés. La tension est vive à quelques heures de l’inauguration dudit monument. Ibrahima Badiane, membre du comité d’organisation de BBS, dit avoir vu venir. "La veille, je suis allé voir Doudou Wade (ex-président du groupe parlementaire Sopi) pour lui demander d’intervenir car l’interdiction de la marche va radicaliser les jeunes. Il ne m’a pas suivi", raconte ce leader politique.
Il aura fallu l’intervention du porte-parole des Tidianes, Abdoul Aziz Sy Al Amine, pour que l’opposition soit finalement autorisée à marcher. Sur le tard. Deux ans après, les démons de la violence refont surface. Quand le président en exercice, Abdoulaye Wade, envisage de faire voter une loi instituant le ticket président-vice président, l’opposition et la société civile sonnent la mobilisation pour s’y opposer. Le 23 juin 2011, elles donnent rendez-vous aux "forces vives de la Nation" devant l’Assemblée nationale.
Conscient des conséquences graves que peut entraîner l’interdiction de ce rassemblement, l’Etat laisse faire. La suite, on la connaît. Badiane revient sur le modus operandi qui a permis la réussite de la manifestation. "Nous avions compris qu’il fallait occuper la Place Soweto avant les libéraux. C’est pourquoi Doudou Issa Niasse, qui était le coordonnateur du comité d’organisation, et moi-même avions affrété des cars pour acheminer les militants sur les lieux. L’idée était de cibler ceux qui habitaient des quartiers comme Médina, Biscuiterie, Grand Dakar..."
Djibo Ka : "le gouverneur n’est pas compétent pour interdire une marche"
Aujourd’hui, certains des acquis du "23 juin" semblent avoir été corrompus sous le régime de Macky Sall avec la mise en avant du "tout sécuritaire". Les manifestions sont systématiquement interdites depuis plusieurs mois. Avec la volonté ferme de Me Wade, de retour dans l’opposition depuis mars 2012, de tenir meeting le 21 novembre à la place de l’obélisque, et l’intention de l’Etat de s’y opposer, le Sénégal semble être retourné dans le passé.
Du reste, "le gouverneur n’est pas compétent pour interdire une marche, mais plutôt le préfet", explique Djibo Kâ, ancien ministre de l’Intérieur sous Diouf et Wade, aujourd’hui député à l’Assemblée nationale. "Quand j’étais ministre, le préfet me consultait (avant de prendre une décision). Dans un Etat qui n’est ni en guerre, ni en état d’urgence, les manifestations sont libres. Je pensais vraiment que le Sénégal avait dépassé cette étape. J’aurais voulu que ces genres de demande soient banalisés", plaide le secrétaire général de l’Union pour le renouveau démocratique.