“NOUS NE SOMMES PAS ENCORE INDÉPENDANTS”
PR DEMBA MOUSSA DEMBÉLÉ (ÉCONOMISTE)
Pr Dembélé, c'est quoi l'indépendance pour un pays ?
Pour moi, la plupart des pays africains ne sont pas indépendants pour la bonne et simple raison que les leviers essentiels qui déterminent l'indépendance d'un pays leur échappent. Nous n'avons pas la souveraineté sur nos propres ressources encore moins la souveraineté de décider de nos politiques économiques, financières et sociales.
J'en veux pour preuve tous les programmes signés avec le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale (BM), qui imposent leur conditionnalité et qui nous disent “allez ici ou allez la-bas.” On se souvient encore du débat sur le rapport du Doing business où le président de la République se lamentait du mauvais classement du Sénégal.
Cela n'a pas de sens. Cela veut dire que ce sont d'autres qui déterminent ce que nous devons faire alors qu'un pays indépendant n'accepte pas que ses politiques de développement lui soient dictées par la Banque mondiale ou par le FMI. Vous allez en Asie ou en Amérique latine, ce sont des pays qui décident de leurs politiques et qui ne se soucient pas de ce qu'en disent le FMI ou la BM.
Pour le cas spécifique du Sénégal, quels sont les facteurs de blocage qui font qu'aujourd'hui nous ne sommes pas totalement indépendants ?
Depuis les années 60, on nous a donné une indépendance formelle. Sur le plan politique, nous avons notre drapeau, notre hymne et notre devise. Et nous pouvons élire nos présidents nous-mêmes à la place du gouverneur français. Mais on n'a pas rompu avec les institutions et les politiques qui sont héritées de la colonisation. Je prends le cas du franc Cfa, il n'est pas notre monnaie ! Au niveau du conseil d'administration de la Banque centrale (BCEAO), il y a des administrateurs français.
En 1994, c'est la France qui a décidé de la dévaluation du FCFA, et nos chefs d'État en avaient été informés ici au Méridien président (actuel King Fahd Palace). Aujourd'hui, jusqu'au moment où nous parlons, c'est la même situation. Nous ne décidons pas de notre politique monétaire encore moins de nos politiques économiques.
Le Premier ministre peut toujours faire sa déclaration de politique générale, le président peut parler, mais il suffit qu'une délégation du FMI vienne à Dakar, voir le ministre des Finances, le président de la République ou le Premier ministre, pour dire que vous devez supprimer les subventions à l'électricité ou les subventions aux étudiants car vous devez respecter un certain équilibre budgétaire.
À la limite, nous ne contrôlons pratiquement plus rien. Cette histoire de partenariat public-privé n'est rien d'autre qu'une façon de privatiser les services publics et de faire la part belle aux entreprises privées. Donc sur le plan politique, formellement, nous sommes indépendants mais sur le plan économique, nous sommes encore très dépendants et nous n'avons pas encore le courage de prendre les mesures nécessaires qui nous rendent indépendants.
Quelles sont ces mesures, selon vous ?
La première mesure, c'est de dire que nous devons avoir notre propre monnaie. Aucun pays ne s'est développé avec la monnaie d'un autre pays. Cela n'existe pas ! Deuxièmement, nous devons avoir un contrôle sur nos propres ressources. Qu'avons-nous exactement et comment utiliser ces ressources pour développer le Sénégal ? Aujourd'hui la plupart des secteurs clés de notre économie sont contrôlés par des entreprises étrangères.
Il faut qu'on ait confiance en la capacité de nos propres citoyens à réfléchir par eux-mêmes et à proposer des solutions. Mais nous, nous préférons avoir des conseillers ou des experts étrangers, notamment ceux envoyés par la BM et le FMI. Ce n'est pas cela qui va nous développer. On est dans ce système depuis plus de 50 ans, où est-ce qu'il nous a mené ? Nulle part.