AMADOU MAKHTAR MBOW
PORTRAIT D'UNE ICÔNE AU FIL DES SACERDOCES
Visionnaire aura été le regard porté sur l’Afrique et ses combats par l’intellectuel militant et ancien patron de l’Unesco. Chantre du combat pour le Nouvel ordre mondial de l’Information et de la Communication (Nomic) et initiateur de cette monumentale œuvre de reconstruction épistémologique qu’est l’Histoire de l’Afrique noire, Amadou Makhtar Mbow a toujours été habité par cette idée forte sur laquelle est bâtie sa vision du salvateur leadership de rupture qu’il fallait promouvoir pour faire émerger notre continent.
Les Assises nationales, qu’il a pilotées constituent un grand moment d’investissement patriotique. Ce parti-pris pour une citoyenneté active et des institutions fortes l’envoie, à la faveur de la volonté du chef de l’Etat, Macky Sall, à la tête de la Commission nationale de réforme des institutions. Avec le débat technique d’experts et les élans politiques très polémiques sur ses conclusions et l’avant-projet de Constitution.
L'ensemble architectural, sis Place Fontenay, qui abrite le siège de l'Unesco, baigne dans la grisaille parisienne de cette matinée du 27 septembre 1974. Amadou Makhtar Mbow installe ses quartiers pour succéder, au bout d'un vote-plébiscite, à cet autre mohican de l'humanisme universaliste qu'a été René Maheu.
L’intellectuel sénégalais est déjà connu du sérail, mais aussi de son prédécesseur Maheu, agrégé de Philosophie, ancien condisciple de Sartre et de Raymond Aron et incarnation, au plus haut sommet, s'il en est, de la culture occidentale. Avec lui, il a arpenté ce lieu-là, c'est-à- dire cette maison de verre qui a vocation à contribuer à la construction d'un monde meilleur et qui n'est pas seulement qu'une bâtisse fonctionnelle.
Car il est aussi, et surtout, le symbole et l'expression concrète d'un projet qui parle à l'homme et parle aussi au monde d'une certaine façon de concevoir cet homme.
Dans le hall d'entrée de l'immeuble qui grouille de tout ce que l'humanité représente dans sa diversité ethnique, une immense fresque du peintre Pablo Picasso, qui fit découvrir à l'Europe l'Art nègre, tapit les murs.
Côté jardin, on retrouve, comme dans un carrousel suspendu, une mosaïque d'œuvres sculpturales, pièces singulièrement belles et massives issues de tous les temps et de toutes les cultures ou portant l'estampille des plus grands artistes vivants ou non que notre monde a connus.
Cet ensemble, synthèse réussie des cultures qui est la traduction de la vocation première de l'Unesco pour l'alchimie heureuse du passeur qu'elle représente est, avant tout, comme le rappelait à juste titre notre consœur Sophie Bessis, « un projet culturel enfanté par l'Humanisme occidental ».
L’espace a été conçu par trois des plus grands architectes de l'Après- guerre, disciples de Bauhaus et de Corbusier: l'Américain Marcel Breuer, l'Italien Pier Nervi et le Français Zerfus fasciné par l'architecture arabe et amoureux de la Méditerranée ; tous les trois « porteurs de valeurs occidentales mais touchés par la grâce des civilisations extra- européennes ».
Le nouveau locataire de ce temple a pleinement conscience de cet état de fait qu’il a sous ses ordres plus d'un millier de fonctionnaires mais aussi qu’il verra, durant les six premières années de son mandat, ses effectifs augmenter considérablement. L’homme, avant d'arriver là, avait été plusieurs fois ministre en charge des questions d'éducation et de culture dans son pays, le Sénégal, dirigé alors par le poète-président Léopold Sédar Senghor.
Mieux, l'historien brillant et pédagogue chevronné qu'il est et qui a été très vite investi de la totale confiance de son prédécesseur René Maheu, connaissait bien la maison pour y avoir occupé, jusqu'à cette date, la prestigieuse planque de Sous-directeur général chargé de l'Education. Cela n'avait cependant pas empêché au chef de la délégation de la Hongrie de lui faire rappeler les enjeux de ses nouvelles charges par Madame Magda Joburu, présidente de la Conférence générale de l'Unesco qui a élu, deux jours auparavant, M. Amadou Makhtar Mbow à la majorité absolue de 123 voix contre 1 et 2 abstentions.
Le quinquagénaire d'alors, au regard d'une pétillance significative, faisait autorité du haut de sa grande probité intellectuelle et de son intelligence à tout crin qui, jusqu'ici, ne lui fait jamais défaut.
Un chantre du génie du peuple africain
Ce moment solennel révélera au monde un homme profondément optimiste quant au devenir du continent. Ce monde sera saisi par ce premier Africain à accéder à ce poste prestigieux, pour exprimer comment, dans le but de donner corps à ses charges nouvelles et de mener à bien sa mission, il était animé de sa volonté inébranlable de « puiser dans le génie du peuple africain, dans sa sagesse » les ressources pour conférer à l'Organisation des Nations unies pour l'éducation et la culture une dimension plus authentiquement internationale.
A ce banquet des valeurs en partage, il comptait faire une part plus équitable aux pays du Tiers-monde, élargir et approfondir leur participation aux activités de l'Unesco et renforcer d'autant l'universalité de l'organisation.
Résonne encore, comme un écho porté depuis cette enceinte aux quatre coins du globe, son propos qui cristallise sa vision des vicissitudes du monde d'alors et de la méthode du consensus inaugurée par lui pour faire face aux difficultés des relations internationales de l’époque.
Marquées qu'elles étaient celles là, selon Mbow, par « l'équilibre de la terreur et l'accentuation des inégalités qui peuvent mener aux affrontements ultimes qui ne laisseraientque ruine et désolation : destruction de tout ce que le génie de l'Homme a contribué à créer depuis tant de millénaire ».
L'alternative de cette hérésie que Mbow confond à la barbarie, la vraie celle-là, elle n'est nulle part ailleurs, dira-t il, que dans un combat et un seul à poursuivre sans relâche « L'humanité est condamnée à vivre dans l'ère de la solidarité si elle ne veut pas connaître celle de la barbarie. La solidarité implique que, par delà les diversités que l'on s'efforce de bâtir à l'échelle mondiale, un ordre économique, social et cultuel qui transcende les égoïsmes nationaux et l'homme d'organiser rationnellement, de telle sorte que chacun puisse y vivre libre heureux frère de tout autre », a dit, à cette occasion M. Mbow.
Avant d'ajouter: « Le spectacle de centaines de millions d'êtres humains avilis par la maladie, l'analphabétisme, la faim, ce qui les prive de l'essentiel de leur dignité d'homme, a quelque chose de choquant et d'injuste quand on sait l'énorme gaspillage qui caractérise certaines sociétés ».
Révélatrice était la tonalité de ce discours qui renseigne sur, au moins, deux choses capitales. D'abord de la personnalité remarquable à tout point de vue de cet intellectuel qui n'a jamais fait mystère de ses convictions d'homme de gauche et natif de Louga, une bourgade sahélienne du Nord-ouest du Sénégal « au paysage peu boisé, presque désertique » dont Mbow se plait à rappeler qu'il a eu, « enfant, à y travailler la terre, selon les méthodes traditionnelles ».
Ensuite de l'ampleur des grandes ruptures que cet homme impliqué dans un tel processus par ses origines et ses convictions fortes de militant engagé tout à la fois dans les risques et les chances de l’action politique se devait de conduire au sein de cet organisation employant plus de 3000 personnes et traversé par des courants idéologiques et poli- tiques antagonistes et qui ne devait sa survie en tant qu'agence spécialisée des Nations unies que grâce à l'appui financier des grands pays occidentaux.
En fin politique qui a choisi de nourrir sa praxis militante des vicissitudes et aléas de son vécu depuis toujours arrimé à son engagement au service de cet idéal, Mbow savait, sans doute, ce qui l'attendait.
L’essentiel, plus loin que la polémique...
Les succès nombreux engrangés durant le magistère à la tête de l'Unesco de l'ancien professeur d'histoire et de géographie au mythique lycée Faidherbe de Saint-Louis sont aussi nombreux que les difficultés qu'il y a rencontrées. Les cabales injustement montées contre lui ont été très largement tributaires de cette situation que sont venues corser encore plus les deux événements : la guerre d'octobre 1973, au Moyen Orient, et la crise pétrolière que celle- ci a engendrée et qui a montré les limites des nations nanties du Nord et consacré la fin de l'hégémonisme arrogant du grand capital dont certaines d'entre elles étaient devenues l'incarnation la plus caricaturale.
Un témoin privilégié de cette période charnière de la géopolitique mondiale née de l'après-guerre raconte : « La mission de M. Mbow s'ouvre sur un conflit d'ordre purement politique, la fameuse non intégration d'Israël aux groupes régionaux de l'Unesco et le départ temporaire des Etats unis en signe de représailles. La situation est grave, le nouveau Directeur général la règle avec habileté, sans paraître céder à aucun chantage ».
Dans la foulée, le débat sur le Nouvel ordre mondial de l'Information et de la Communication (Nomic), un autre cheval de bataille d’Amadou Makhtar Mbow dont on semble ignorer tout l'effort de synthèse consensuelle qu'il a fait déployer par la Commission internationale McBride, a suscité, de la part de certains des plus grands médias occidentaux et de la presse anglo- saxonne en particulier, les critiques les plus féroces.
C'est sous la houlette de Amadou Makhtar Mbow qu'une des plus grandes aventures intellectuelles visant à créer la réhabilitation de l'histoire du continent noir qui a longtemps souffert des discours essentialistes des poncifs de la vieille ethnographie européenne des siècles passées; c'est l'écriture de l'histoire générale de l'Afrique dont la coordination a été confiée à l'universitaire de renom Joseph Kizerbo. Celui-ci n’en est pas moins connu, tout comme son collègue et ami Mbow, pour la constance de sa conviction profonde à son idéal pour une Afrique libérée de toutes dominations et maîtresse de son destin... Kizerbo et Mbow partagent cette commune conviction qu'il y a un rôle catalyseur de l’histoire dans la production du savoir africain et qu'il est aussi un véritable champ en chiffres où les recherches en sciences sociales, si elles son bien conduites peuvent permettre à l’Afrique d’engranger des dividendes considérables dans la solution des problèmes économiques et sociaux auxquels les populations africaines sont présentement confrontés.
« En quittant l'Unesco, je n'ai pas cessé mes activités dans le domaine de la coopération intellectuelle internationale qu'on ne peut séparer du reste de la politique au sens large du terme. Je pense qu'un intellectuel n'est jamais à la retraite. Le savoir évolue si vite et les changements du monde sont si rapides que l'on a besoin d'une actualisation permanente de ses propres connaissances pour rester au diapason de son temps », confiait dernièrement Mbow.
Pour lui, les nouvelles élites africaines se doivent de prendre en compte cette évolution par une nouvelle prise de responsabilité qui doit se traduire par des opportunités de développement à saisir.
La finalité est de combler (comme c’est le cas des pays émergents des autres continents comme la Malaisie, Maurice, Singapour ou autres), le retard historique qui vaut encore à ce continent de demeurer sur les berges de la croissance. L’équilibre et la stabilité sont à trouver dans des institutions viables et une pratique poli- tique tournée vers le progrès économique et social.
Mbow l’a compris, qui a piloté les Assises nationales puis la Commission nationale de Réforme des Institutions, A côté de cet essentiel, la polémique est la scène des nécessaires ajustements pratiques.