AU SANCTUAIRE DES MARCHANDS DE LA MORT
DOSSIER : VENTE ILLICITE DE MÉDICAMENTS
En fin mai 2014, l’opération porc-épic menée conjointement par Interpol, la Police sénégalaise et la Douane a remis au goût du jour le trafic enflant des médicaments au Sénégal. Près de 4 tonnes de faux médicaments ont été saisies en 3 jours et 42 vendeurs arrêtés. Passé ce coup de balai, les trafiquants semblent reprendre du service. Surtout que dans bien des cas, certains pharmaciens mènent la cadence face à une activité faiblement punie par un Etat “complice”. Immersion au cœur d’une industrie criminelle entretenue par des trafiquants véreux.
MÉDICAMENTS DE LA RUE
La bombe ambulante
Les médicaments de la... mort ! Dans les rues de Dakar et ailleurs au Sénégal existent des sanctuaires de faux médicaments entretenus par de faux pharmaciens. Les dégâts sont énormes !
“Prasstamol, solicitine, forotté...” ! Comme un réflexe, Ibrahima ne dit que ça à longueur de journée. Evidemment, la prononciation est calamiteuse ! Retenez ceci pour la bonne formulation : “Paracétamol, Solucétyl, frotté” !
Ce qui est impressionnant avec ce bout d’homme, noir charbon, c’est que les médicaments qu’il vend résistent au temps, à l’espace et soignent, tout. Sacré vendeur ! Observez-le appâtant les clients, c’est le comble de la malice.
Le curedent, calé entre les dents, est constamment saisi par des doigts déformés par les durs labeurs de la vie. Les dents jaunies, traversées par des filaments chocolatés, ce pharmacien de fortune est résolument décidé à faire fortune.
Sa posologie est aussi simple que sotte : “2 comprimés le matin, deux comprimés le soir, le mal s’en va” ou alors, “faites-vous bien masser avant d’aller au lit avec le produit, le lendemain vous ne sentirez plus aucune douleur”.
Pour convaincre sur les vertus magiques de ses médicaments qui exposés à la poussière et au soleil, Ibrahima n’hésite pas à jurer par tous les saints. Il est à l’aise dans son monde et ne se soucie guère du lendemain de son client.
Rencontré près du marché Castors, il se considère juste comme un vendeur de médicament de la rue, un pharmacien accidenté de l’histoire qui cherche à gagner “dignement” son pain quotidien. Comme lui, ils sont nombreux à s’adonner à ce commerce, coffret posé sur l’épaule. Une activité qui nourrit son homme avec des gains quotidiens qui peuvent facilement dépasser 2000 FCFA, souffle Ibrahima, sourire aux lèvres.
Ailleurs, les gains peuvent être triplés, avec des médicaments aussi divers que variés. Nous sommes à Keur Serigne bi, sanctuaire du “faux” entretenu par des “faux”. Lieu mythique et mystique à la fois, Keur Serigne bi demeure “indéboulonnable” malgré la clameur quotidienne et annuelle qui la secoue.
Keur Serigne bi, ici, tout le monde est pharmacien !
Les régimes passent, mais cet endroit niché sur l’avenue Blaise Diagne demeure. Par ici, on vend toutes sortes de médicaments, sans se soucier des conditions de conservation. Des médicaments qui font grossir, maigrir, dormir, avorter...!
La façade est trompeuse, c’est à l’intérieur du bâtiment qui croule sous le poids de l’âge que tout se déroule. Le passant est constamment hélé par des voix bizarres, portées par des silhouettes “indices”, incarnées par des visages dont la gravité n’a d’égale que le danger auquel ce lieu sans foi ni loi expose les citoyens.
Ils te scrutent, te poursuivent, à la limite te harcèlent dans l’unique objectif de t’introduire dans les abysses de leur pharmacie à ciel ouvert. La vente de médicaments de la rue explose dans Dakar et partout au Sénégal, avec son lot de catastrophes sur la santé des populations. Ibrahima tout comme ses amis vendeurs illicites de médicaments poursuivent leurs “crimes” au vu et au su d’un Etat qui est là, sans être là.
Quand des pharmaciens “voyous” mènent la cadence
Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, des pharmaciens sont impliqués dans le trafic illicite de médicaments. L’Ordre des pharmaciens, qui confirme l’information, appelle l’Etat à alourdir les peines contre ces délinquants.
“Je confirme qu’il y’a en effet des pharmaciens qui vendent des médicaments aux gens de la rue. Nous sommes 1200 pharmaciens dont 1000 environ dans le privé et nous avons malheureusement des brebis galeuses parmi nous”. Ces propos du président de l’Ordre des pharmaciens du Sénégal sonnent comme un aveu d’impuissance face à un acte qui n’honore par la profession de pharmacien.
Et c’est la mort dans l’âme que le président de l’Ordre, le Dr Cheikhou Oumar Dia, renseigne : “Nous avons des affaires au tribunal et en chambre de discipline qui impliquent des pharmaciens qui ont pris des stocks et qui les ont remis à des personnes qui s’activent dans le trafic illicite”.
Il existe des affaires en cours au tribunal où l’Ordre est plaignant et dans ces affaires, la police et la gendarmerie ont fait des saisies et ont relié la faute à des pharmaciens. C’est “indéniable” lâche-t-il, le visage grincheux. Les saisies de la police, de la gendarmerie et de la douane lui donnent raison, parce qu’on y trouve souvent des produits du circuit formel.
Interpelé sur les motivations de tels actes posés par certains pharmaciens, Dr Dia dira que rien d’autre que la “cupidité” ne peut pousser un pharmacien à alimenter cette chaîne de distribution des médicaments. Même s’il faut reconnaître que des raisons économiques peuvent être le soubassement de telles pratiques, le Dr Dia estime que rien ne saurait justifier cette délinquance.
Il déclare : “le pharmacien qui alimente ce trafic illicite est un délinquant, au même titre que les trafiquants. Lui-même est le plus grand délinquant, parce qu’il sait très bien les méfaits d’un médicament mal conservé sur la santé humaine”. M. Dia reconnait cependant que le secteur de la pharmacie connait de nos jours des difficultés avec 30 à 40% des officines qui ferment présentement.
Parmi les causes de cette faillite, on peut citer le nombre pléthorique d’officines, les piètres qualités de gestionnaire de certains pharmaciens et la forte progression du trafic illicite de médicament.
Une activité lucrative et moins exposante que le trafic de drogue
Au plan mondial, l’activité de contrefaçon de médicament est l’une des plus lucrative et moins risquée. Ce que les trafiquants risquent dans la drogue, ils ne le risquent pas dans la vente illicite de médicament. Pourtant, les entreprises de médicaments sont assez puissantes, mais la répression qui existe contre les trafiquants de drogue n’existe pas dans le trafic de médicament. Ce que le pharmacien M.D trouve injuste.
Selon lui, les trafiquants de drogue choisissent délibérément de s’adonner à ce produit et à sa consommation. “Ceux qui utilisent la drogue le font sciemment, ils ont choisi d’être des drogués alors que, pour les médicaments, la plupart des acheteurs ne sont pas trop au courant de ce qui peut se passer. Ils pensent acheter un produit bon pour leur santé. Malheureusement, c’est dans la lutte contre la drogue que l’on met plus de moyens et les sanctions restent plus lourdes”, a-t-il regretté.
Du poids des sanctions et de la faiblesse des peines
Pour les pharmaciens pris dans le trafic de faux médicaments, l’Ordre des pharmaciens dispose de chambres de discipline qui permettent de les sanctionner, si cela est avéré. Des sanctions qui vont de l’avertissement à l’interdiction définitive d’exercer en passant par le blâme, l’interdiction temporaire d’exercer qui ne dépasse pas 5 ans. Pour ce qui est des affaires qui atterrissent au tribunal, les peines prononcées sont jugées trop faibles par beaucoup.
“Les sanctions sont assez faibles et ça nous le déplorons et avons toujours demandé que les sanctions soient plus corsées pour être assez dissuasives”, dit-on du côté de l’Ordre des pharmaciens.
Toutefois, ce ne sont pas seulement les pharmaciens mais l’ensemble des personnes qui s’activent dans le secteur des faux médicaments qui, après jugement, écopent de peines assez légères faites de sursis ou d’amende. Un acte qui n’empêche pas les incriminés de poursuivre leurs forfaits parce que constatant que les sanctions ne sont rien par rapport à ce qu’ils gagnent.
Accusé Etat, levez-vous !
C’est une mission régalienne de l’Etat de protéger les citoyens en faisant en sorte que les populations n’aient pas le choix entre les produits du circuit formel et ceux de la contrefaçon. C’est également à l’Etat, de l’avis de l’Ordre des pharmaciens, d’informer les populations sur la nocivité des produits hors circuit.
Il doit aussi faire en sorte que les soins de santé soient accessibles aux populations. L’Etat a ensuite le devoir de punir ceux qui s’adonnent à ce trafic. Il existe par contre une minorité de la population qui, quel que soit le prix du médicament, ne pourra l’acheter. Pour les composantes de cette minorité, l’Etat doit mettre sur pied des mécanismes leur permettant de se soigner car ils en ont droit.
DOCTEUR PHILIPPE KHECEM, CARDIOLOGUE
“Les effets néfastes des médicaments de la rue sont incommensurables”
On constate de plus en plus une prolifération des médicaments de la rue. En tant que médecin, quelle appréciation faites-vous du phénomène ?
Le fait de vendre les médicaments dans la rue est un danger public. D’abord les vendeurs sont incompétents, ils ne connaissent pas les produits qu’ils écoulent. Les indications sont ensuite faussées en plus de la conservation de ces médicaments qui laisse à désirer. La conservation des médicaments peut dépasser la date de péremption et ils peuvent être ainsi nocifs à la santé. Ce qui veut dire que ceux qui consomment ces médicaments risquent pour leur santé. En plus, les vendeurs illicites de médicaments font une concurrence déloyale aux professionnels de la santé. Ce qui met en danger les populations et malheureusement, le gouvernement laisse faire. Il urge de combattre le phénomène. C’est certes une lutte de longue haleine mais elle vaut d’être menée. Il faut sensibiliser la population par rapport aux méfaits de ces médicaments, le gouvernement doit aussi faire des actions dans les quartiers et autres lieux pour arrêter ces gens-là. En tant que médecin, nous déconseillons aux malades d’acheter ces médicaments. Il faut que tout le monde s’active à combattre ce fléau.
Quels sont les risques auxquels peuvent exposer ces médicaments?
Je vais vous raconter une anecdote assez révélatrice. Un jour, j’étais dans un car où il y avait un vendeur de médicaments qui écoulait sa marchandise en disant que le médicament qu’il tenait en main soignait toutes les maladies. Pour l’appâter, je lui ai dit que j’étais intéressé. J’ai regardé le médicament et j’ai vu la formule chimique. Je lui ai demandé si ce médicament était bon pour mon ulcère. Sans coup férir, il rétorque : “oui bien sûr”. J’ai constaté en réalité que le médicament en question était contre indiqué en cas d’ulcère. Je le lui ai dit en lui notifiant qu’il était en réalité un “assassin”. Je me suis présenté à lui en tant que médecin et lui ai notifié que le médicament vendu à un ulcéreux l’enverrait directement dans la tombe. Il a aussitôt arraché le médicament et est descendu au prochain arrêt. C’est dire donc le danger que représentent ces médicaments vendus hors des officines. Des clients le savent pourtant mais préfèrent l’acheter parce qu’ils aiment la facilité. Les effets néfastes des médicaments de la rue sont incommensurables.
Quelles sont les pathologies causées par la consommation de tels médicaments ?
L’absorption de ces types de médicaments peut causer plusieurs maladies. Parmi lesquelles des intoxications, des réactions allergiques, des perforations d’ulcère, des aggravations de secondes maladies. Lorsqu’on a une tension normale, la consommation de ces médicaments peut causer une hausse ou baisse de la tension (hypertension et hypotension). Il y a même des gens qui peuvent tomber dans le coma après avoir consommé ces médicaments. Ils peuvent causer aussi des troubles respiratoires. Si le médicament est périmé, il peut même causer des arrêts cardiaques.