''AVEC LA TRANSITION HUMANITAIRE, CE SERA LA DISPARITION PROGRAMMÉE DU DERNIER SIGNE DE LA COLONISATION''
PR JEAN-FRANÇOIS MATTEI, PRÉSIDENT DU FONDS DE LA CROIX-ROUGE FRANÇAISE
Ancien ministre de la Santé sous le président Jacques Chirac, Jean-François Mattei a dirigé la Croix-Rouge pendant près d’une dizaine d’années et a été membre du Conseil de direction de la Fédération internationale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. Aujourd’hui président du Fonds de la Croix-Rouge française, il vient de publier un essai « L’humanitaire à l’épreuve de l’éthique ». Dans ce livre, l’auteur réinterroge les principes et les valeurs qui doivent guider l’action humanitaire d’aujourd’hui, dans un contexte où les Ong locales et les Etats qui bénéficiaient de l’aide humanitaire, éprouvent de plus en plus le besoin d’affirmer leur souveraineté.
Pr Mattei, qu’est-ce qui vous a inspiré à écrire ce livre ?
C’est le résultat de mon expérience de dix ans à la Croix-Rouge et à la Fédération internationale de la Croix- Rouge et du Croissant-Rouge. J’ai fait beaucoup de déplacements dans des pays confrontés à des problèmes les plus variés comme le Tsunami en Asie du Sud-est, le tremblement de terre d’Haïti, la crise alimentaire dans le Sahel, le Sida, bref.
Et j’ai senti, au fil des années, que de plus en plus, les acteurs humanitaires des pays voulaient assumer eux-mêmes la responsabilité de leurs actions. J’ai senti, de la part des Etats, le désir d’affirmer leur souveraineté nationale et j’ai senti qu’en réalité, nous entrions dans une période que j’appelle la « transition humanitaire », période pendant laquelle les humanitaires vont transmettre petit à petit leur savoir, leurs initiatives et leurs actions à la responsabilité des organisations locales.
Nous avons choisi le Sénégal pour le premier séminaire du Fonds parce que le Sénégal est l’un des pays les plus avancés dans cette transition. On était là, il y a quelques mois et l’on a découvert que les Ong sénégalaises étaient bien avancées dans l’autonomie. On voit bien que le chemin a commencé et nous avons beaucoup à entendre sur l’organisation de cette transition humanitaire au Sénégal.
Quelle est la place de l’éthique dans la réussite de cette transition humanitaire ?
L’éthique, je pense que c’est indispensable. L’éthique est devenue une préoccupation après la seconde guerre mondiale. Après les atrocités Nazies, la Shoa, les camps de concentration, les hommes n’ont pas pu s’empêcher de se poser ces questions : « Mais quelle est notre humanité ? » Comment des hommes ont pu commettre de telles atrocités à d’autres hommes ?
Et dès qu’on pose la question de l’humanité de l’homme, on arrive à la notion de sa dignité. C’est ce qui a prévalu dans la rédaction de la deuxième Déclaration universelle des Droits de l’Homme en 1948 et le Code de Nuremberg. C’était la renaissance théorique de l’éthique et il se trouve qu’en même temps, il y a eu une véritable révolution médicale : transplantation d’organe, procréation assistée, génétique, fin de vie etc.
Et dans ce changement brutal, la médecine a été appelée à répondre à la dignité des personnes sur lesquelles elle se penchait. Comment faire des transplantations d’organe en respectant la dignité des personnes ?
La médecine s’est donc saisie de l’éthique pour en faire une sorte de règle d’action. Petit à petit, s’est donc construite la bioéthique avec quatre principes : l’autonomie, la bienfaisance, la non malfaisance et la justice. Ce qui domine en médecine, c’est l’asymétrie de la relation entre le médecin et le malade. Le médecin est débout, il est sachant, il est puissant et c’est lui qui décide.
Et le malade, il est couché, il est souffrant, il est dépendant. Je me suis rendu compte que la situation était la même dans l’humanitaire. On a l’humanitaire qui est débout, qui sait, qui est puissant et en face on a la victime qui souffre, qui est dépendante et qui attend passivement.
Or, si on fait le rapprochement avec les mutations de la transition humanitaire, je me suis dit que de même que l’éthique avait servi pour apporter des solutions à la révolution médicale, l’éthique allait apporter des solutions à la révolution humanitaire.
Et de fait, c’est le but de ce livre. J’explore les quatre grands principes d’autonomie, de bienfaisance, de non malfaisance et de justice à travers de l’action humanitaire et je m’aperçois que les solutions découlent d’elles- mêmes.
Avec les mutations survenues dans le champ humanitaire, est-ce que forcément les Ong internationales doivent céder la place aux Ong locales ?
Je pense que c’est une nécessité. Cela prendra du temps, peut-être une décennie, mais je pense que c’est nécessaire. J’ai beaucoup réfléchi aux problèmes de souveraineté.
Les Etats souhaitent qu’on respecte leur souveraineté nationale et c’est normal. Cinquante ans après les indépendances, peut-être que ces Etats veulent assumer eux-mêmes la responsabilité de leur propre population.
Et je vois le désir de souveraineté des Ong locales, elles veulent décider, elles ne veulent pas être seulement les petites mains et on a les personnes elles-mêmes, ce qu’on appelle la souveraineté individuelle. Je pense que c’est inscrit dans le fil de l’histoire, ce sera l’autonomie, l’émancipation, ce sera la disparition programmée du dernier signe de la colonisation.
Il est bien de vouloir s’émanciper certes, mais est-ce que ces Etats et ces Ong ont les moyens de prendre la relève des Ong internationales ?
Je pense qu’il y a une transition qui sera nécessaire et qui va prendre un peu de temps. Les locaux, je peux vous assurer qu’avec l’exemple sénégalais, ont la compétence.
Il faut maintenant, certains l’ont déjà acquise, qu’ils acquièrent complètement la crédibilité internationale pour qu’on leur confie les fonds et qu’ils acceptent de se plier aux règles internationales de transparence, de redevabilité et d’évaluation.
Et il n’y a aucune raison qu’ils n’y arrivent pas, en tout cas, je suis très confiant. Je pense qu’ils ont la volonté, l’intelligence et qu’ils acquerront très vite, s’ils ne l’ont pas déjà, le savoir-faire.
Comment jugez-vous l’action des Ong humanitaires dans la gestion de l’épidémie à virus Ebola ?
Cette question est très intéressante parce qu’elle met l’accent sur le fait que la médecine n’est qu’une situation particulière de l’humanitaire. Il est relativement facile à faire un puits, à rendre potable l’eau, à distribuer de la nourriture, à faire des abris pour les personnes déplacées, à assurer leur sécurité et éventuellement à assurer les soins de tous les jours, mais c’est une autre affaire que de faire face à une épidémie comme celle d’Ebola.
Cette maladie est une menace et je pense que c’est là que la solidarité inter- nationale doit jouer au-delà même du reflexe humanitaire. C’est un reflexe de défense que tout le monde doit avoir présent en tête.
Il arrive que des Ong humanitaires interviennent dans des pays à régime dictatorial. Alors, faut-il se taire sur les exactions de ce régime et accéder aux victimes et là, on le légitime, ou faut-il dénoncer ce régime au risque de ne pouvoir accéder aux gens qui ont besoin d’aide ?
Vous prenez l’exemple qui illustre la nécessité de recourir à l’éthique. Il ne peut pas y avoir, comme en morale, une règle générale qui s’applique à tous les cas. Il faut juger chaque cas particulier, le juger de manière collective. Il est très difficile d’abandonner les victimes, on ne peut pas les abandonner.
Et c’est là où l’éthique nous permet de mesurer les choses. Si l’on abandonne les victimes, on est malfaisant à leur égard, on les laisse tomber. Or, je pense que la priorité ce n’est pas de laisser tomber les victimes. Mais, à termes, il est indispensable de garantir l’autonomie des générations à venir et donc de ne pas légitimer ces régimes politiques.