''BEAUCOUP DE PERSONNES DEVRAIENT RENDRE COMPTE''
AMADOU TIDIANE WONE DIT BABA, ANCIEN MINISTRE
Ancien ambassadeur du Sénégal au Canada et ancien ministre de la Culture sous le président Abdoulaye Wade, Amadou Tidiane Wone a été un proche collaborateur de Karim Wade à l’Agence nationale de l’Organisation de la conférence islamique (Anoci). Aujourd’hui, il charrie des idées en fin observateur de la scène politique et dit les assumer pleinement. Il est auteur de plusieurs ouvrages dont le dernier est intitulé «Résistance». Dans cette interview qu’il nous a accordée, il livre en toute humilité et en toute liberté, ses pensées.
Quelle analyse faites-vous du Discours de politique générale du Premier ministre, Aminata Touré?
J’ai écouté en direct et avec beaucoup d’attention le discours de politique générale du Premier ministre Aminata Touré. Elle s’est livrée à cet exercice en faisant montre d’une volonté de pragmatisme et d’un désir de se faire évaluer à mi-parcours et à terme échu, sur les engagements qu’elle prend ou qu’elle a pris solennellement devant la représentation nationale. Cette posture volontaire la met dans une position où on doit lui accorder un préjugé favorable jusqu’à preuve du contraire. Elle engage ses ministres, tous les deux mois, à venir s’expliquer et donner des indications précises sur leur manière de conduire les orientations du chef de l’Etat qu’elle a traduites en programme. Il faut donc lui laisser le temps de dérouler et que les acteurs politiques, sociaux, économiques, prennent chacun pour ce qui le concerne, les mesures idoines pour suivre de près ces actes de reddition de compte, afin que nous n’ayions pas besoin d’attendre des échéances électorales pour nous prononcer sur le fond de la démarche. On doit donc la laisser dérouler et l’observer de près, pour lui rappeler à chaque écart, les engagements pris devant la nation.
Mais des observateurs avertis brandissent l’idée que les Dis- cours de politique générale sont inopportuns dans la me- sure où on ne fait que suivre les injonctions du FMI et de la Banque mondiale. Que pensez- vous de cela ?
Au fond, nous devons savoir si nous sommes véritablement des pays indépendants exerçant dans toute leur plénitude leur souveraineté, assumant les choix qu’ils po- sent, et surtout pour certains, s’assurer du fait que les comptes a rendre le sont devant le peuple sénégalais. Nous l’avons dénoncé de- puis longtemps. A l’époque, on parlait de diktat des institutions de Bretton Woods. Ce mot n’existe plus tout simplement parce que beau- coup de gens de ma génération semblent s’être accommodés de cet état de fait, parce que nos programmes, surtout économiques et sociaux, doivent répondre à des normes édictées par nos bailleurs de fonds. Or, cela ne doit pas être le cas. De mon point de vue, l’effort de construction nationale relève d’abord de la capacité des élites du pays à concevoir des stratégies et des politiques qui tiennent en compte d’abord les intérêts du peuple sénégalais. L’aide ne doit venir qu’en appoint à un effort national déjà engagé. Mais si dans notre manière de penser, nous donnons à l’aide une place plus grande qu’à l’effort national, à terme, ceux qui nous aident vont nous dicter la manière dont ils souhaitent que les allocations qu’ils nous donnent soient utilisées. Je pense que l’indépendance a un prix qu’il faut savoir payer. Il faut libérer nos intelligences avec courage et lucidité, et cela commence par revoir le train de vie des élites. Quand on regarde les couches les plus favorisées de notre pays, surtout celles qui ne peuvent justifier leur train de vie que par leurs positions au sein de l’Etat, ces gens doivent mesurer l’ampleur du fossé qui existe entre leur train de vie et celui du Sénégalais moyen et moins-pauvre. Il y a des économies importantes à faire dans la manière de faire de nos administrations, dans la dotation en carburant d’un certain nombre de personnalités dans les dépenses en termes de véhicules, d’indemnités de toutes sortes qui font que certaines personnes serviteurs de l’Etat touchent des salaires qui feraient rougir un ministre français.
Ce n’est pas verser dans le misérabilisme, mais un pays doit faire la politique de ses moyens. Les élites doivent avoir un comportement exemplaire. Au Sénégal, comme dans la plupart des pays africains, nous ne sommes pas encore sortis du culte de l’apparence et de l’exposition des signes extérieurs de richesse. Il y a une maturité mentale à acquérir, un niveau de perception des choses qu’il faut dépasser, donner aux objets la place d’objets, aux outils la place d’outils. N’oublions pas que ce pays compte 70.000 fonctionnaires, et nous sommes un pays de presque 15 millions d’habitants, que la majorité des populations ce sont des paysans et qu’il faut ré- orienter notre perception des choses pour que les élites sachent pourquoi elles sont aux postes qu’elles occupent.
Quelle politique culturelle de développement prônez-vous ?
Je pense que nous n’utilisons pas assez les mécanismes sociaux pro- duits par notre histoire avant que celle-ci ne rencontre violemment l’occident. Par exemple, une poli- tique culturelle qui ne réconcilie pas le meilleur de nos traditions avec notre souci d’accéder à la modernité, est une politique culturelle qui est sans objet. La culture, pour moi, c’est ce qui fonde notre identité, et c’est ce qui doit alimenter notre volonté commune de vivre ensemble. Je vous donne l’exemple du «Kale» comme exemple de résolution des conflits, comme mécanisme de renforcement de la solidarité nationale, et comme mécanisme de développement. Si vraiment on pensait à faire de ce cousinage entre sérères et toucouleurs, sérères et diolas, et toutes ethnies confondues, un mécanisme de développement social et d’harmonie codifié et revivifié, c'est-à-dire porté à la modernité, on arriverait à ce que la nation comprenne qu’on est tous les mêmes, malgré nos différences ethniques. Un peuple avec des articulations séculaires et des codes moraux solides qui font que le Sénégal est différent de beaucoup d’autres pays, et à l’extrême, on peut même voir entre les Ndiaye du Sénégal et les Diatta du Mali, que c’est le même patronyme. On pourrait voir dans toute l’Afrique de l’Ouest, une espèce de famille globale qui serait à l’image de ce que l’humanité devrait être. Mais que faisons-nous de notre capacité à réfléchir et à inventer, à partir des outils qui sont à notre disposition, parce que nos élites sont extraverties. Elles préfèrent aller chercher ailleurs des solutions alors qu’elles sont assises sur les outils nécessaires à la transformation de nos sociétés. Cela dit, on nous balance des mots: bonne gouvernance, société civile, renforcement de capacités, qui envahissent notre vocabulaire de tous les jours et on ne sait même pas d’où est ce que ces mots nous viennent. Mais à un moment donné, pendant des années, tout le monde dit les mêmes choses sans pouvoir mettre le doigt sur le sens même de ces expressions.
Quelle est aujourd’hui votre part de responsabilité dans la marche de notre pays, compte tenu des difficultés que vivent les populations ?
Je pense qu’il y a des moments où on doit se retrouver et se dire un certain nombre de vérités. Moi, je suis d’une génération qui va vers la soixantaine, j’ai eu une jeunesse très engagée dans le syndicalisme élève, le syndicalisme étudiant. J’ai été dans les cellules de formation, à l’époque communiste de ce pays qui a forgé notre itinéraire et notre capacité à avoir une vision ouverte sur le monde. Mais après des années, nous sommes revenus sur nos pas et sur beaucoup de choses parce que nous avons compris que les prêt-à- penser, dans lesquels nous étions engagés, nous conduisaient vers une aventure qui n’était pas la nôtre. Je lance un appel à ceux de ma génération, éclatée parce que chacun est allé faire sa petite vie personnelle, maintenant que nous sommes un peu sur les rivages de la sérénité, à cause du temps, de l’âge, de la famille, des perspectives de la vie qui a changé, je pense que nous pouvons être à l’initiative d’une réflexion profonde pour sortir notre pays de l’ornière. Il n’est pas besoin, pour réfléchir sur l’avenir de son pays, d’occuper un quelconque poste. Je rends grâce à Dieu pour avoir occupé des fonctions qui font que j’ai démythifié l’accès à un certain nombre de fonctions, parce que je connais les limites de l’action au niveau de ces postes de responsabilité. Je sais ce qu’un ministre est capable de faire et les moyens qu’il a. Je sais aussi ce qu’un ambassadeur peut faire et les moyens qu’il a. Et je dis que ces fonctions limitent la capacité d’agir. C’est donc hors de ces fonctions, qu’il faut déblayer un espace de pensée et d’action, pour inventer ce que j’appellerai un pacte intergénérationnel. Si le Sénégal veut changer, il y a un certain nombre de générations qui doivent se parler. Que les ainés expliquent aux plus jeunes les contraintes qui ont pesé sur eux, les difficultés qu’ils ont rencontrées, les rêves qu’ils n’ont pu assouvir, l’expérience qu’ils ont acquise. Que les jeunes prennent pied sur cette mémoire pour inventer de nouveaux mécanismes et porter le pays de l’avant. Cela ne sert à rien d’entretenir des conflits artificiels à travers 200 partis politiques qui n’ont aucun sens, si ce n’est d’être des officines pour gérer la carrière personnelle d’un individu.
Le président de la République, Macky Sall, a pourtant lancé récemment des concertations portant sur l’Acte III de la dé- centralisation. Comment voyez- vous cela ?
Dans la forme, j’ai le regret comme tout le monde, que ces concertations n’aient pas eu plus d’ampleur. Je ne pense pas que le fait de convoquer certaines organisations, fussent-elles politiques et respectables, soit une manière de mener une réforme en profondeur de la société sénégalaise, car c’est cela le but des différents actes de la décentralisation. C'est-à- dire rapprocher l’Etat du citoyen. C’est la volonté au départ de tout processus de décentralisation. Donc, cette concertation aurait du aller jusqu’au niveau des dahiras de quartiers, c’est cela réconcilier l’Etat avec la Nation. C’est d’utiliser les outils de proximité. L’Etat de type colonial, on ne l’a pas réconcilié avec les indigènes. L’Etat parle toujours du haut à des sujets. Or, il faut que l’Etat que nous devrions refonder après les in- dépendances, épouse les mécanismes sociaux et culturels de notre peuple. A ce moment, la personne qui est à Darou Marnane, à Sédhiou, Bignona ou Cap Skiring, se sentira partie prenante d’un jeu global dans lequel il doit donner sa contribution, mais aussi attendre des retombées. Ça ne sert à rien de se presser. Transformer en profondeur la société sénégalaise, mérite que l’on prenne le temps qu’il faut, que l’on élargisse la discussion, qu’elle ne soit pas une discussion élitiste mais qu’elle traverse tous les segments de la société sénégalaise.
Justement, aujourd’hui, on constate un fossé entre les partis de la mouvance présidentielle et une frange de l’opposition. Que dire de cette crispation dans le jeu politique?
C’est une situation que je regrette d’autant plus que nous n’ayons pas besoin de crispation dans notre pays. Comme je le dis souvent, nous avons un pays avec le budget d’une université américaine moyenne, il n’y a vraiment pas de quoi fouetté un chat. Dans ce pays, tout le monde veut être président de la République. Vous me direz maintenant qu’il y a des ambitions farfelues par elles- mêmes, mais toute ambition farfelue est adossée certainement à une perception de la réalité sénégalaise pour que la personne se dise pourquoi pas moi ? Or, le faisceau des potentiels présidentiables devrait être maitrisé. Il y a un nombre minimal de qualités éthiques, morales, professionnelles, qu’une personne doit avoir avant de pouvoir prétendre diriger une nation comme le Sénégal. Cela dit, les crispations entre l’opposition et le pouvoir ne sont pas porteuses de sens. Nous avions tous convenu que nous devons être un pays démocratique. Nous nous sommes dotés d’un certain nombre de mécanismes qui font que l’exercice du pouvoir et sa transmission se fait par voie électorale. Avant les élections, tout le monde est libre d’avoir des ambitions. Une fois que le chef de l’Etat est élu, une certaine discipline républicaine doit exister: le reconnaitre comme chef de l’Etat et exercer, avec lui, le pouvoir. Cela veut dire être une opposition républicaine qui critique quand il le faut, qui encourage quand il faut, et qui s’engage auprès des plus hautes autorités de la République quand il le faut. C’est pour cela qu’en ce qui me concerne, je suis toujours dans un souci d’équidistance qui fait qu’on peut mal comprendre ou mal interpréter ma manière de voir les choses, mais je crois que tout le monde n’a pas raison sur tout et tout le monde n’a pas tort sur tout. Il faut s’écouter, et à chaque fois arbitrer.
En ce qui concerne la reddition des comptes, en rapport avec la traque des biens supposés mal acquis. Est-ce que la démarche adoptée par le gouvernement est la bonne ?
Je pense comme beaucoup de Sénégalais qu’il y a des relents politiciens dans cette notion de biens mal acquis. Au regard du concept de biens mal acquis qui voudrait que quelqu’un qui présente des signes extérieurs d’une richesse que sa position au niveau de l’Etat ne saurait justifier, si ce principe est celui qui fonde la notion de traque des biens mal acquis, je comprends très mal que le principal coupable, aujourd’hui désigné, soit quelqu’un comme Karim Wade. Parce que je dis en toute conscience que dans ce pays, on sait qui gagne quoi dans la fonction publique. Depuis les indépendances, on sait qui a occupé quelle fonction. On sait mettre en relation ses fonctions avec son train de vie. D’une manière claire, je dis que si on devait traquer tous ceux qui mènent un train de vie que leur revenu connu ou identifiable ne saurait justifier, il nous faudrait construire plu- sieurs prisons. C’est sous ce rapport que je constate, en tant que citoyen, une géométrie variable dans la traque des biens mal acquis. Il semble bien que l’on ne veuille aller que dans un sens, or ce principe, pour être respectable, doit être impartial. Il faut que la justice soit juste. Je pense que beaucoup de personnes dans ce pays devraient rendre compte, et je voudrais que ce soit tout le monde.
Mais sous ce rapport, comment expliquer que certaines personnalités en détention transigent à coup de milliards pour avoir une liberté provisoire ?
Je trouve contradictoire qu’on soupçonne quelqu’un d’avoir distrait des fonds publics et que pour sortir de ce mauvais pas, qu’ils puissent rassembler une somme qu’aucun serviteur de l’Etat, en temps de paix, ne devrait pouvoir rassembler. Je trouve cela un peu incohérent. Je trouve qu’on ne peut plus, dans ces conditions, nier quoi que ce soit. C’est là où je pense que la posture de Karim Wade se tient. Il nie ce qu’on lui reproche et en conséquence, il n’est pas question pour lui de transiger en quoi que ce soit, puisqu’il ne se sent coupable de rien. Je crois qu’il y a un devoir de cohérence et de clarté. En toute logique, la justice ne doit pas être manipulée, notamment par l’Exécutif. La justice, c’est un des trois pouvoirs que nous nous sommes dotés pour contenir et contrôler les pouvoirs des uns et des autres institutions. A chaque fois qu’il y a duplicité, complicité ou compromission entre l’un ou l’autre des pouvoirs contre l’un ou l’autre des pouvoirs, on assiste à une démocratie en péril.
Quelles ont été et quelles sont encore aujourd’hui vos rap- ports avec le sieur Karim Wade aujourd’hui en détention ?
Je vais régulièrement le voir jusqu’à ce que mon permis expire. Cela fait trois mois que j’ai fait une nouvelle demande et que je n’ai pas encore reçu de permis. Ce que je déplore d’ailleurs. Je ne comprends pas que l’instruction d’un simple permis de visite puisse prendre autant de temps, à moins que les demandes soient tellement nombreuses que l’instruction prenne autant de temps. Karim Wade, c’est un frère à moi. J’ai été son collaborateur au niveau de l’Agence nationale de l’OCI pendant les cinq années qu’a duré l’aventure de l’organisation du sommet. C’est donc une relation personnelle et fraternelle qui nous unit et que j’assume. Je ne suis plus son collaborateur depuis cette date. Je ne suis pas non plus un de ses militants. C’est un ami dont je reconnais les qualités personnelles et professionnelles et dont j’aurai apprécié qu’il fût en liberté pour apporter au Sénégal ce qu’il sait car j’estime qu’il a une expérience et un carnet d’adresses dont le Sénégal aurait besoin.
Pensez-vous qu’il pourrait rebondir ?
Je ne vois pas pourquoi lorsqu’il sera élargi de prison, il ne pourrait pas avoir les rêves qu’il veut. On est dans un monde où tout est possible. Je lui souhaite personnellement d’assouvir toutes ses ambitions du fond du cœur. Cela veut donc dire que je formule aussi des prières pour lui, afin qu’il sorte de cette épreuve grandi. Je l’assume amicalement, fraternellement, devant le divin.
Face aux défis qui nous inter- pellent tous aujourd’hui, en l’occurrence le chômage des jeunes, la croissance, la viabilité des entreprises. Que préconisez-vous ?
Tout tient à l’instauration d’une atmosphère politique apaisée dans le pays. Cela, c’est de la responsabilité du chef de l’Etat. Il doit être au des- sus de l’esprit partisan. Il l’a énoncé à travers une phrase qu’on aimerait bien qu’il traduise en actes : «la patrie avant le parti. Le Sénégal a besoin de cet état d’esprit là. Les partis politiques tous réunis sont minoritaires dans ce pays. Ceux qui s’intéressent aux joutes politiques et qui vont voter sont minoritaires si l’on prend les chiffres. Il y avait presque 6 millions d’inscrits aux dernières élections, seuls 2.700 000 électeurs se sont déplacés pour voter. Cela veut dire qu’il y a un désintérêt des populations pour les joutes politiciennes. Aujourd’hui, il n’y a que la presse qui fait exister un certain nombre de personnalités qui ne font aucune tour- née dans l’intérieur du pays, ne vont dans aucune zone rurale. Ils ne sont là qu’en train de donner des conférences de presse et nous pompent l’air systématiquement. Ils n’iront jamais dans les coins les plus reculés du pays partager la misère des paysans et comprendre ce qui se passe. Il faut que l’on se dise un certain nombre de vérités et qu’on se mette au travail. On ne peut pas être dans des campagnes électorales permanentes. Ça amuse et flatte certains égos, mais ne correspond pas aux intérêts de la nation.