BRETTON WOODS A TUÉ LE FOOTBALL
Le temps semble faire des ravages inexorables. Les bâtiments décrépis montrent leur squelette de fer rouillé. Il règne une ambiance de marché dans les rues de ce vieux quartier de Dakar aux ruelles étroites, aux volets clos - vaine tentative pour échapper à la clameur diffuse des mégaphones. Sur ce territoire de jeunesse, aujourd’hui tout acquis au commerce, nous avions jadis délimité un espace de jeu. Nous avons joué au "petit camp" ; au "deux-deux", les pieds nus, tapant dans un vieux ballon de foot dégonflé.
Parcourant, il y a quelques jours, sur ces lieux, c’est moins l’écho de nos jeux passionnés qui me revient en mémoire que la voix d’une vieille mendiante qui s’asseyait à l’angle de la rue. Ses prunelles laiteuses abritées derrière de grosses lunettes de soleil, elle campait sur le trottoir, un mouchoir blanc étalé devant elle. D’une voix puissante et douce, elle chantait une mélodie d’une rassurante ardeur.
Le souvenir de cette dame (elle était déjà assez âgée à l’époque) resurgit dans le flot de mes souvenirs comme une bouée. Elle avait le teint foncé et la carrure forte. Elle sillonnait chaque matin le quartier en quête de sa pitance. C’est l’après-midi qu’elle s’installait à l’angle de la rue où passaient les travailleurs revenant du boulot. Nous jouions au foot de l’autre côté.
Un des éléments de l’équipe entrante devait monter la garde auprès d’elle pour éviter que le ballon ne vienne à elle.
Pendant que nous jouions au foot, poussés par la passion du jeu et la nécessité de dépenser le trop plein d’énergie de nos jeunes corps, elle chantait de sa voix pleine et exaltée.
De retour sur ce territoire de jeunesse, sa voix sort du passé comme le générique d’une époque où le foot avait pignon sur rue. La poésie de sa chanson a bercé une époque d’innocence et d’harmonie sociale. C’était au milieu des années 1980, avant que les néfastes programmes d’ajustement structurel ne rompent les équilibres.
Dans les années 1990, la dévaluation du franc Cfa, imposée par la France, a aggravé les conditions de vie des ménages sénégalais. A mon avis, les institutions de Bretton Woods ont contribué à tuer le football dans nos quartiers populaires. De par sa spontanéité, sa vivacité le foot de rue est ce terreau fertile où poussent les dribbleurs.
Depuis quand la Médina n’a pas produit un joueur de la trempe de "Boy Bandit" ? Nos rues sont devenues des espaces de débrouille encombrés d’étals, de "cantines", de gargotes (et pour cause les familles ruinées n’assurent plus les repas). Vous avez pu constater que dans plusieurs quartiers de Dakar, les jeunes jouent au foot le dimanche matin où la nuit quand les commerces ont fermé.
De retour sur ce territoire de jeunesse, je ne vois plus ces pierres, ces morceaux de briques qui délimitaient les "petits camps". La rue a été pavée, prise d’assaut par les marchands. Je ne saurais reconnaître l’endroit où se posait la vieille aveugle. L’écho de sa puissante voix est encore présent dans ma tête. J’aurais aimé entendre son chant dans cette citée agitée et mutilée. Qu’elle exalte, comme dans ma jeunesse, les vertus de patience et du courage, qu’elle chante la foi inébranlable en de jours meilleurs. J’aurais aimé voir des enfants qui jouent au foot dans nos rues au lieu de vendre de la pacotille chinoise.