CE QUE LE MONDIAL 2002 NOUS ENSEIGNE...
ME DJIBRIL SECK, PROFESSEUR D'ÉDUCATION PHYSIQUE A L'UCAD, MAITRE EN TAI CHI
Comment doit se dérouler la préparation des ''Lions du football'' pour atteindre les meilleurs niveaux de performance ? Y a-t-il une rationalité particulière à mettre en œuvre en termes de systèmes, de modèles pour fabriquer des joueurs ou une équipe qui gagne. Spécialiste de ces questions, le professeur d’Éducation physique, maître en Taï Chi, Djibril Seck, essaie de répondre à ces interrogations que rend bien actuelles le choc Sénégal-Côte d’Ivoire, prévu ce samedi dans le cadre des Eliminatoires de la Coupe du monde 2014... Des révélations recueillies la semaine dernière, qui renseignent sur la nécessité de travailler à la base pour espérer des résultats dans la durée. EnQuête vous propose dans ce premier jet, les fruits de son immersion à la périphérie de l'aire du jeu, avec un homme d'expérience et de science, pour une profonde introspection des problèmes du football...
Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ?
Je m‘appelle Djibril Seck. Je suis professeur d’Education physique à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, professeur en Sciences et Techniques de l’Activité. Physique et des sports à l’Institut national supérieur de l’Education populaire et du Sport (INSEPS). J’ai le grade de Maître de conférence, autrement je suis maître des arts martiaux.
Vous êtes donc dans la formation et la pratique ?
Je suis sur les trois volets : la recherche, la formation et les services.
Nous reviendrons sans doute sur cela, mais dites-nous, les Sénégalais ont besoin de savoir comment se passent les conditions de préparation de nos sportifs en général, footballeurs en particulier, à quelques jours d’un match important comme celui devant opposer le Sénégal à la Côte d’Ivoire...
Quand nous parlons des conditions de préparation, on pense aux ''si'', c’est-à-dire aux préalables au moins. Cela va donc évoquer le système de performance, le modèle de performance, le contexte de la préparation, la situation ponctuelle c’est-à-dire la semaine qui précède la compétition qu’on appelle l’état d’avant-combat. C’est du ponctuel mais qui rentre dans le cadre d’un plan-programme défini longtemps, suivant une rationalité, quantifiable et qualifiable. C’est pourquoi on parle de modèle de performance et système de performance.
Concrètement, qu’est-ce que cela veut dire ? Il faut mettre le sportif dans des conditions particulières, sur le plan physique et même mental pour lui permettre d’atteindre un certain niveau de performance. Il y a en vérité plusieurs modèles. On peut prendre un modèle déterministe. Dire par exemple que le plus haut niveau atteint en compétition, ce sont les quarts des finale du Mondial de football de 2002. La démarche devrait consister dans ce cadre à se demander s’il y a un modèle explicite ou qu’on pourrait sortir par inférence qui explique la performance. Si on connaît ce modèle, certainement il peut être explicite, donc qualifiable, quantifiable et reproductible.
Et après ?
Dès lors, on peut compter dessus pour un petit niveau de stabilité. Je m‘explique. Un bon plan programme de développement obéit à des critères objectifs. Exemple : on peut dire, en simulation, que sur deux Olympiades, deux fois en quatre ans, on serait qualifié au moins trois à quatre fois à la CAN de suite, dans le top 8 des quarts de finale deux à trois fois de suite, en finale, une à deux fois de suite. Et dès lors, le fait d’être dans le carré d’as des quatre meilleurs africains sur une ou deux Olympiades, cela peut se quantifier et expliquer la logique de performance. Et sa stabilité. Vous savez performance en anglais, c’est à la fois le processus et le produit. Mais on a toujours un problème au Sénégal.
Qu'on les appelle entraîneurs, sélectionneurs, managers, coach, ces appellations ont un sens différent. Mais ils ont toujours permis à l'équipe de jouer. C'est ce qu'on peut entendre quand le coach dit : ''Les joueurs n'ont pas mouillé le maillot''. C'est un langage de coach qui veut dire : ''Moi, j'ai l'obligation de ressources. Je peux sélectionner 25 (...) qui sont les meilleurs à leurs postes en Europe et qui sont parmi les meilleurs d'Europe. Je peux m'arranger à ce qu'ils aient 10 occasions de tirs, qu'ils aient 10 tirs. Maintenant, que sur 10 tirs, ils n'en cadrent que 3 et ils en marquent 1, c'est un problème d'efficacité et d'efficience. Donc il faut savoir ce qui relève de la possibilité pour l'équipe d'avoir des occasions, savoir si l'équipe a fait preuve de réalisme, de pragmatisme, comment en fait les ressources ont été optimisées. Et ça, c'est à la fois une science et un art. C'est l'alchimie qu'on a eue en 2002.
Justement qu'est-ce qui a été particulier à cette équipe de 2002 précisément pour qu'elle atteigne le seuil de performance des quarts de finale en Mondial ?
2002, je peux en témoigner, de mon point de vue et de mes compétences. J'étais associé au professeur Fallou Cissé à l'évaluation, (c'est-à-dire la valeur du moment) des qualités physiques des joueurs. Il s'agissait de qualifier et de quantifier la condition physique des joueurs. En amont, quand on les regroupait à Téranga Hotel, ces Lions venaient de la CAN (Coupe d'Afrique des nations) du Mali, où on les a vus, en l'espace de soixante-douze heures, faire une demi-finale à 120 mn contre le Nigeria, qu'ils ont battu... à 10. Après ils ont fait 120 minutes contre le Cameroun en finale, toujours à 10. Ils étaient physiquement bien assis. Il sont passés d'une sélection à une équipe et il y avait une très bonne complicité entre eux, une grande joie d'être ensemble, une envie personnelle de se faire plaisir et de faire plaisir à la Nation. Donc, il y avait ce qu'on appelle un contexte, un environnement favorable et la pâte avait bien pris. On peut dire que 2002 a été riche en enseignements...
Mais quelles leçons tirer donc de cette expérience de 2002 au profit de l'équipe actuelle qui peine à trouver ses marques ?
La première chose, c'est de mettre en cohérence les différents systèmes de performance que nous avons. Il y a six mois à un an, on a été en quart de finale aux Jeux olympiques. Ce n'est pas pour rien.
Ce n'est pas la même équipe...
Ce sont quand même nos ressources. Et tout récemment, on s'est fait battre par des pays avec lesquels on ne boxait pas dans la même catégorie, dans d'autres types de compétitions. Il y a une logique de modèle de développement pyramidal, avec une base large, football pour tous, jusqu'au sommet et ensuite espérer avoir des équipes. D'un autre côté, il y a un modèle qui dit : on va promouvoir un championnat professionnel, on va prendre des équipes et les mettre dans une situation exceptionnelle. Il y a d'autres modèles. Mais, tous ces modèles, il faut en discuter, les construire, parce que la performance, on la construit. Ce n'est pas seulement de l'émotion, c'est un construit.
On a l'impression que vous reprochez au Sénégal de ne pas adopter une démarche scientifique dans l'approche des problèmes du football ?
Nous ne reprochons pas, parce que parfois je lis les plans de développement de nos collègues directeurs techniques. Il faut savoir que Mayacine Mar (Directeur technique actuel du football) est professeur chez nous à l'INSEPS (Institut d’éducation physique et sportive). Aussi bien son programme que celui d'Amsata Fall, il y a une bonne cohérence, une bonne congruence. Mais, quand on parle de performances du Sénégal, d'un point de vue du citoyen, on doit pouvoir dire les choses qu'il serait bien de mettre en commun, qu'on en parle de manière distante, comme un construit. Sinon, on va penser que le football, c'est aller sur le terrain, alors que le football est un fait social, comme les autres faits sociaux.
Si vous avez de la matière première et vous ne savez pas com- ment la transformer, elle n'aura pas de valeur ajoutée. Les mêmes joueurs que nous prenons en sélection, qui, ensemble, n'arrivent pas à faire une performance ici, la semaine suivante, dans les meilleures équipes d'Europe, et eux- mêmes dans le carré d'as des meilleures d'Europe à leurs postes, vous les verrez s'exprimer. Pourquoi ? Comment ? Qui doit en parler ? A quel niveau peut-on en échanger ? Je pense que c'est cela qui va poser une problématique. Il ne s'agit pas de reprocher, mais de se poser des questions et chacun y contribue. Ce que je vous dis là n'est pas du ''wax sa xalaat'', c'est des faits, du construit scientifique. Nous, nous avons du travail scientifique, sur toutes les activités qui se font au Sénégal dans notre domaine.
Que ce soit la lutte, le football, le basket, nous avons assez d'éléments pour induire une discussion institutionnelle à enrichir, des choses à infirmer ou à confirmer, mais dont on ne peut pas faire l'économie. Vous voyez que les grandes équipes dans le monde sont cotées en bourse, donc la performance n'est pas seulement que le jeu, il y a du construit qui donne de la stabilité au système. C'est pourquoi on parle de systèmes de performance, de modèles de performances, pour avoir une performance, une stabilité de performance - la performance en tant que processus, en tant que produit, avec des entrées multiples. Et cela, c'est extrêmement important. On ne peut pas laisser la problématique de la performance entre les seules mains de gens qui pensent que c'est un jeu spontané, non construit et qu'il n'y a rien qui tourne autour.
Ne faut-il pas au fond une volonté politique pour aller de l'avant et dans ce sens ?
La volonté politique est bicéphale. Le mouvement associatif relève du droit privé, libre entreprise, libre association. Par contre, si l’État reconnaît le mouvement associatif d'intérêt public, donne des subventions et accompagne, c'est bien que dans la réflexion et dans les actions, les structures de l’État qui peuvent accompagner y participent, en respectant le bon dosage dans le modus vivendi et modus operandi, entre l’État qui donne les subventions et le mouvement associatif. Pour le football, c'est plus qu'un simple sport. Quand le football marche, tous les sports marchent... Aujourd'hui, au Sénégal, vous entendez dire dans tous les domaines, avoir de la matière première, faire le minimum de traitement pour donner de la valeur ajoutée. C'est la même chose, la même logique. Cette matière première que nous avons, que sont les joueurs, si on n'arrive pas à la transformer pour atteindre nos résultats, ce n 'est pas grave, le dimanche suivant, ils sont dans leurs clubs et vous les voyez faire des résultats. Cela veut dire qu'il y a des maillons de la chaîne que nous n'avons pas explorés.
Recruter un coach étranger à coups de millions n'est donc peut-être pas la solution ?
Il faut apporter des solutions différenciées. Il y a ce que j'appelais le modèle Metsu (Bruno Metsu, sélectionneur des Lions en 2002), parce qu'avant Metsu, il y avait un modèle où le sélectionneur national était en même temps directeur technique. Il formait les directeurs techniques, construisait l’équipe nationale, mettait l'articulation et était à la fois entraîneur, éducateur, coach. C'est le modèle de Peter Schnittger, d'Otto Pfister, qui étaient sur tous les niveaux, qui avaient un plan programme. Après, on a eu le modèle sélectionneur, comme Metsu – nous nous inclinons devant sa mémoire. C'est le modèle Metsu, qui avait dit : ''où est le potentiel du Sénégal ? Je vais le chercher''. C'est le modèle de sélection consistant à aller chercher les meilleurs du moment, les mettre ensemble, faire son alchimie pour que ça marche. Et ce modèle est celui à reproduire, pour le moment. Est-ce que le Sénégal en est là ? Ou est-ce qu'il y a d'autres modèles complémentaires ?
Lesquels ?
Vous prenez le modèle Diambars, un modèle développemental. Si vous allez à Diambars, toutes les procédures sont pensées, étudiées, construites, reproductibles et aux standards de ce qui se fait de mieux au monde. Vous aurez peut-être un Diambars en Afrique du Sud – ou il est déjà en place. C'est cela qu'on appelle un système de performances qu'on peut quantifier, qualifier et qui fait des résultats. C'est un modèle développemental, c'est croissance, timing, tempo et maturation, les différents stades ; donc c'est du construit. Vous pouvez prendre le modèle du carré d'as des pays maghrébins : Tunisie, Algérie, Égypte, Maroc. Il consiste à essayer que notre championnat et nos matchs de coupe, nos équipes, soient parmi les meilleurs d'Afrique, ou gagnent la coupe d'Afrique... Dès lors, ils connaissent le contexte africain et si on leur greffe quelques éléments, on sera toujours qualifié à la CAN et on sera toujours dans le carré d'as, bref, on va signifier. Ou tu prends un autre modèle où les autres disent : nous, nous allons investir chez les jeunes, essayer d'être toujours présent dans les championnats du monde des jeunes : les espoirs, les cadets, les juniors, les Jeux olympiques. Le Nigeria l'avait tenté, le Ghana, c'est le style de ces équipes. Et tout de suite après, cela nous permet d'avoir le plus difficile, c'est-à-dire des jeunes qui ont le jus et qui ont l'expérience.
Mais tout cela, le voit-on au Sénégal ?
Si, on est en train de le voir, je vais vous dire comment. Concilier deux qualités qui semblent contradictoires mais non incompatibles, la jeunesse et l'expérience. Si vous avez des jeunes qui se qualifient aux Jeux olympiques, une compétition mondiale, une fois que tu les amènes au haut niveau, c'est du déjà-vu et ils sont habitués. Il fut des moments où le Sénégal était toujours dans les championnats du monde espoirs ou olympiques, c'est là où ça se joue. Maintenant, nous arrivons à cette génération-là, depuis la reconstruction, on appelle ça la génération dorée. Moi, je souhaite qu'ils soient, la semaine prochaine, la génération adorée, mais il faut leur laisser le temps.
Il n'y a pas un qui a joué 10 matchs en sélection, ils ont une moyenne d'âge de 25 ans, c'est un modèle de performance qu'on a choisi, il faut l'assumer. C'est le temps du développement, de la croissance avec un timing, un tempo et différents stades. D'un autre côté, vous avez le modèle ivoirien où, dans l'équipe, vous avez des joueurs qui ont entre 60 et 90 sélections, c'est un choix. Nous, on aurait pu avoir des joueurs de 2002 dans notre sélection, c'est un choix, mais ça se discute et il faut que ça ait une visibilité, une lisibilité en amont. Sinon, les actions n'ont pas de consistance et de congruence et donc, on ne peut pas parler d'une base scientifique ou d'une visibilité ou d'une lecture de ce que nous faisons. Je pense qu'il ne faut pas qu'on se trompe, nous avons choisi un modèle, que porte l'actuelle fédération.
Si c'est la reconstruction d'un soi, c’est à la fois physique, psychologique, mental, social, économique, avec des stades de maturation et de maturité, et une croissance selon des timing (chacun comme il peut) et des tempos ( les différentes phases). Mais, je pense qu'on ne peut pas faire l'économie d'une réflexion simple, distante, sur deux mots-clés : quel est notre système de performance, quel est notre modèle de performance, devant justifier un niveau de performance, une stabilité de performance, un processus de performance et un produit, c'est-à-dire un résultat.
Et si vous devez parier sur le match de ce samedi, le Sénégal a-t-il des chances de venir à bout de la Côte d'Ivoire ?
Je suis un grand optimiste. La dernière chose qui m'est restée du match aller, c'est à la 90e mn, ces jeunes qui n'ont pas d'expérience et qui ont été KO dans le premier quart d'heure, ont marqué un but. Cela veut dire que dans le match, ils ont appris. Et ils ont été capables de gérer de l'émotionnel, de la pression, de la tension. Mais le match prochain, il ne faut pas se tromper, l'équipe va jouer. Les onze qui seront sur le terrain, cela relève de l'obligation du sélectionneur, mais savoir que les balles arrêtées comptent pour 25% des buts marqués dans une coupe du monde, c'est important.
Ce qui va se jouer, c'est que nous avons une jeune équipe, dont aucun joueur n'a 10 sélections de suite. Donc, il ne faut pas se tromper d'objectif et vouloir jeter le bébé avec l'eau du bain. Concrètement, je pense que ce que les joueurs ont ressenti, ce qu'ils ont fait, comment ils se sont réadaptés dans les 10 dernières minutes du match aller contre la Côte d'Ivoire, je pense que c'est cela leur repère pour envisager ce match de Casablanca. Je vous parle en tant que combattant qui sait ce que signifie travailler vite et bien, sous haute pression et en équipe.