MULTIPLE PHOTOSCHRONIQUE D’UNE MORT SUBITE
ENQUÊTE SENEPLUS – Affaire du décès à Suma Assistance de Kalidou Sy, ancien directeur de l’École des Arts – Témoignages des parties et avis de spécialistes en cardiologie et en médecine d’urgences
Suma Assistance est-il coupable de négligence ayant entraîné le décès de Kalidou Sy, ancien directeur de l’École nationale des Beaux-arts (École nationale des Arts, actuellement), le 27 septembre 2005 ? Oui, selon la veuve du disparu, Eileen Julien Sy, qui a porté plainte contre la clinique pour homicide involontaire ; non, selon le directeur de l’établissement de santé, Dr Babacar Niang. En attendant le verdict du procès, le 16 avril prochain, www.SenePlus.Com reconstitue les faits.
Une plainte pour l’exemple
Mardi 27 septembre 2005, 12 heures au Sénégal, 8 heures aux États-Unis. Un coup de fil de Dakar retentit dans une maison de Bloomington, dans l’Indiana. C’est Kalidou Sy, ancien directeur de l’école nationale des Beaux-arts (désormais École nationale des Arts, Ena), qui appelle son épouse, Eileen Julien Sy. Il lui parle de ses activités et des dépenses liées, notamment à quelques aménagements dans son bureau de la maison familiale à Mermoz, Dakar.
Madame Sy qui, comme convenu avec son époux, a déjà fait un transfert d’argent sur le compte de ce dernier, l’en informe. Avant de lui promettre de le rappeler plus tard puisqu’elle a un rendez-vous important dans moins d’une heure, à 9 heures (Usa). Kalidou Sy dit «ok» et raccroche. La conversation a duré 12 minutes. C’était la dernière fois qu’Eileen Julien parlait à son mari. Quelques heures après, celui-ci décède d’une crise cardiaque à Suma Assistance, sis à l'époque sur l'avenue Cheikh Anta Diop (aujourd'hui à la Cité Keur Gorgui).
Le lendemain, Mme Sy débarque à Dakar. Elle s’interroge sur les circonstances de la mort de son mari. Et à partir des témoignages recueillis auprès des dernières personnes ayant été en contact avec lui avant son décès, elle reconstitue les faits avant d’aboutir à une conclusion : Kalidou Sy est victime de la négligence de la clinique d’urgences.
Trois ans plus tard, elle dépose une plainte contre X avec constitution de partie civile. Suma Assistance, représenté par son directeur, Dr Babacar Niang, est inculpé pour homicide involontaire. C’était parti pour une procédure d’environ 7 ans, qui débouche, le 19 février dernier, sur un procès. En attendant le verdict du tribunal, fixé au 16 avril prochain, www.SenePlus.Com a reconstitué les faits à partir des témoignages des parties et des avis de spécialistes en cardiologie et en médecine d’urgences. Certes Kalidou Sy était un sujet exposé à des complications cardiaques- il était «alcoolo-tabagique», selon le rapport de Suma-, mais les circonstances de son décès restent troubles.
La journée fatidique
Retour à la journée fatidique. Le 27 septembre 2005. Après le bref entretien téléphonique avec son épouse, l’ancien directeur de l’École des beaux-arts commence sa journée comme d’ordinaire : il prend sa douche, avale un verre d’eau et une tasse de café, joue aux mots croisés avant de s’étendre devant la télé sur le canapé. Il demande à la femme de ménage, qui s’apprêtait à repasser des habits, de différer son service au lendemain, et de rentrer. Il était 13 heures, selon le récit d’Eileen Julien.
Trente minutes après, son cœur s’emballe. Il est victime d’une attaque cardiaque. Il appelle son ami Dany Ripert. «Mon cœur me lâche», lui annonce-t-il. Ripert était au centre-ville. Il lui demande de ne pas l’attendre. De se rendre immédiatement à l’hôpital de Fann. Il avertit un de ses amis officiant en tant que médecin au niveau du centre hospitalier universitaire.
Kalidou Sy demande par téléphone de l’aide à la gérante du restaurant, près de chez lui. Il y avait commandé son déjeuner. La dame lui envoie son frère, un certain Mahomet Ndaw. Couché à l’arrière du taxi qui les transportait, se tordant de douleur, il demande au chauffeur de rouler plus vite : «Damay dèm (je vais mourir, en wolof)», lui répète-t-il avant de passer un deuxième coup de fil à Ripert pour l’informer que, vu son état, il s’arrête à Suma Assistance, plus proche. Ce dernier les rejoindra quelques heures plus tard.
Arrivé à la clinique, où deux médecins étaient de garde, Kalidou Sy est pris en charge aussitôt, d’après le directeur de l’établissement. Il subit une prise de sang. Les prélèvements sont envoyés au laboratoire «Bio 24» au centre-ville. Des médicaments sont prescrits. Le cardiologue Bouna Diack est contacté. Celui-ci, sur la base du compte-rendu téléphonique de son interlocuteur au Suma, conclut à une crise cardiaque. Il informe qu’il ne sera sur place que trois ou quatre heures plus tard, vers 17 heures ou 18 heures. Première anomalie, selon Eileen Julien.
Transféré en salle de réanimation, Kalidou Sy se plaint d’avoir de plus en plus mal. «Combien de temps il me reste ?» demande-t-il au médecin. Ce dernier lui demande de garder son calme, mais rien n’y fit : suggérant que c’est la fin pour lui, il réclame la présence de son épouse. Impossible. Madame Sy est à des milliers de kilomètres et ne se doute pas que son époux est entre la vie et la mort.
Après lui avoir administré des médicaments, le personnel médical assure que Kalidou Sy n’a plus mal. Dany Ripert, rassuré par une dame du service d’urgences, peut aller chez lui se changer et revenir, comme il le souhaitait. Le cardiologue arrive plus tôt que prévu. À 16 heures selon Eileen Julien Sy, évoquant le rapport que lui a transmis Dr Diack. Lequel confirme le diagnostic (infarctus du myocarde), mais indique que le mal n’est pas fatal. Il préconise une thrombolyse pour déboucher l’artère défaillante. Mais le thrombolytique, médicament qui dissout les caillots de sang, n’est pas disponible sur place. Il serait au réfrigérateur au domicile du directeur de la clinique, à Ngor. Deuxième anomalie, pointée par la partie civile.
En attendant, le traitement classique suit son cours : antalgiques, aspirine, nitrés, sédatifs, oxygène… Le cardiologue croit avoir la situation sous contrôle, mais son optimisme sera de courte durée. Le patient est frappé d’un arrêt cardiaque. Il rendra l’âme après 30 minutes de réanimation sans succès. Dans son rapport, le Dr Babacar Niang, directeur de la clinique, indique que le décès est survenu à 18h30.
Polémiques en série
Pourquoi Eileen Julien a attendu 2008 pour ester en justice ? «Des amis m’ont convaincue de porter plainte, informe-t-elle lorsque nous l’avons rencontrée dans sa maison à Mermoz, la veille du procès pour lequel elle a fait le déplacement des États-Unis. Après avoir longuement réfléchi, j’ai pris ma décision afin que d’autres personnes ne subissent pas le même sort à l’avenir.»
Même si elle reconnaît ne pas avoir de certitude sur le chronogramme précis des événements, Mme Sy est persuadée que son époux a été victime de la négligence de Suma. Elle dénonce, d’une part, qu’une structure d’urgence n’ait pas un cardiologue disponible en permanence et, d’autre part, que le médicament indispensable pour la thrombolyse ne soit pas gardé au sein de la clinique.
Pis, elle reste persuadée que Kalidou Sy, qui était en short et sandales, a été victime de son port vestimentaire. Elle dit : «En le voyant, on ne pouvait pas soupçonner qu’il avait les moyens de payer, qu’il est l’ancien directeur de l’École nationale des Arts. Je crois qu’ils l’ont négligé parce qu’ils pensaient qu’il n’avait pas d’argent. D’ailleurs, le directeur de la clinique a beaucoup insisté lors de nos discussions sur le prix du médicament (la thrombolitique, 150 000 francs Cfa).»
Dr Babacar Niang réfute en bloc toutes ces accusations. Lorsqu’il a reçu www.SenePlus.Com dans son bureau à Suma, il a assuré que le patient a été pris en charge dès son arrivée et qu’il n’a pas été question à ce moment-là d’argent. Se fondant sur les dossiers de consultation et d’hospitalisation remis par ses collaborateurs- il n’était pas sur place au moment des faits-, il affirme que le malade est arrivé à Suma à 14 heures et que les soins ont démarré aussitôt. Il raconte : «On n’a pas refusé de le soigner parce qu’il était mal habillé ou qu’il n’avait pas d’argent. Quand son ami (Ripert) est arrivé, c’est lui qui est allé chercher certains médicaments qu’on avait déjà prescrits. Le traitement était en cours. On avait fait des analyses et on était en train de faire des électrocardiogrammes. Le malade a été ensuite transféré dans la salle de déchocage qu’on est les premiers à avoir au Sénégal. C’est une salle qui permet d’administrer tous les soins vitaux avec du matériel sur place, oxygène, chariot de médicaments d’urgence et surtout défibrillateurs.»
La complainte du Dr Bouna Diack
Autre reproche fait à Suma : pourquoi la clinique ne compte pas dans ses équipes un cardiologue disponible en permanence ? Son directeur assure qu’aucune structure privée au Sénégal n’en dispose, que la sienne collabore avec un groupe de cardiologues. Et, poursuit-il, la présence du spécialiste n’est pas toujours nécessaire pour les premiers soins d’urgences en ce qui concerne les complications cardiaques. À son avis, les médecins réanimateurs sont suffisamment outillés pour s’occuper d’un malade du cœur, dans les minutes suivant son accident. Le cardiologue n’intervenant souvent, selon lui, que 12 heures, voire 24 heures ou 72 heures, plus tard.
Contactés par www.SenePlus.Com, un cardiologue et un médecin urgentiste ayant requis tous les deux l’anonymat appuient cette thèse du Dr Niang. Le premier explique qu’à partir du rapport des médecins réanimateurs, le cardiologue peut, sans se déplacer, établir un diagnostic et prescrire les premiers soins à une victime d’attaque cardiaque. Le second acquiesce, à une nuance près : «Dans l’absolu, la présence du cardiologue n’est pas nécessaire. Le médecin urgentiste peut s’occuper de tout ; pourvu seulement qu’il soit bien équipé et qu’il le fasse bien. Mais si le cas est complexe, s’il y a un doute sur la nature de la complication, le cardiologue devra intervenir immédiatement.»
Mais un détail s’avère troublant. Dérapage verbal ? Description d’un réel problème à Suma ? Dans une discussion avec Eileen Julien, Dr Diack, le cardiologue qui a suivi Kalidou Sy avant sa mort, aurait déclaré : «ils me font encore ce coup là». C’était après qu’il aurait constaté que le thrombolytique qu’il aurait réclamé n’est pas disponible. Une preuve de la négligence de Suma Assistance, selon Mme Sy.
Pour sa défense sur ce point, Dr Niang fait deux précisions. Premièrement, il affirme que Dr Diack n’aurait jamais demandé le produit pour pratiquer la thrombolyse. Et deuxièmement que si le cardiologue l’avait demandé, il n’aurait pas pu en disposer. Il n’en avait plus, assure-t-il. Cette version est contredite par une déclaration d’Eileen Julien : Mme Sy se rappelle que le médecin lui a confié, lors de l’un de leurs échanges, que le médicament en question était disponible, mais gardé au réfrigérateur chez lui, à Ngor, et qu’il faudra moins de dix minutes pour l’acheminer à la clinique.
«Il s’est posé un problème de compréhension, réplique Dr Niang. Je ne lui ai jamais dit que le médicament était disponible à ce moment-là. Je lui ai dit que si le médicament était disponible, il aurait fallu (conditionnel) moins de dix minutes pour l’acheminer à la clinique. Je lui ai donné cette réponse lorsqu’elle nous a reproché de ne pas l’avoir à la clinique. Ce qu’il faut comprendre avec ce produit, c’est que sa commercialisation n’est pas encore autorisée au Sénégal. S’il m’arrive d’en avoir, grâce à mes relations personnelles, c’est par ‘médicinité’, par conscience professionnelle. Et sa disponibilité ne garantit pas le succès du traitement puisqu’il y a 50% de risque de décès, même après le meilleur traitement possible.»
Nous avons tenté d’avoir la version du Dr Bouna Diack. En vain. Joint par téléphone alors qu’il était en voiture, le cardiologue a hésité avant de nous parler, indiquant qu’il a déjà fait sa déposition. Devant notre insistance, il avait accepté que nous le rappelions une demi-heure plus tard, le temps qu’il arrive à destination. Le moment indiqué, nos appels et messages sur son portable resteront sans suite.
Moralité de l’histoire
Avocat de la partie civile, Me Souley Mbaye reproche au prévenu d’avoir privilégié l’argent au lieu de faire honneur au serment d’Hippocrate. Il lui réclame 50 millions de francs Cfa de réparation. Une somme destinée à financer des projets chers à Kalidou Sy dont la construction d’une Cité des artistes. S’il est reconnu coupable, l’accusé risque une peine de prison ferme de six mois à cinq ans, selon l’article 307 du Code pénal.
L’avocat de la défense, Me Sidy Seck, demande la relaxe de son client, réfutant toute négligence de la part de la clinique. Il invoque la volonté divine pour expliquer la mort de l’ancien directeur de l’École nationale des Beaux-arts. Ce, d’autant qu’il ressort du rapport de Suma que Kalidou Sy, qui était «alcoolo-tabagique», était atteint de l’une des pires formes d’infarctus. Celui qui bouche l’artère dans sa partie supérieure.
Le tribunal prononcera son verdict le 16 avril prochain. Il dira qui d’Eileen Julien et du Dr Niang a raison. Mais quel que soit le gagnant du procès, le 16 avril prochain, le fond du problème que pose cette affaire restera entier : malgré les efforts notoires et la qualité des ressources humaines, le système de santé sénégalais gagnerait à corriger ses lacunes. Face à la forte demande, locale et en provenance de la sous-région, notamment, il urge de relever le niveau du plateau médical jugé faible par la quasi-totalité des spécialistes interrogés dans le cadre de cette enquête. Ainsi, assurent ces derniers, les risques de contentieux comme celui opposant Suma Assistance et Eileen Julien Sy seront, sinon éliminés, à tout le moins réduits.