CHRONIQUE D'UN FIASCO
Mecque 2015
Faut-il retirer au commissariat général au Pèlerinage son quota et privatiser le Hadj ou maintenir le statut quo ? Une question qui taraude les esprits, en raison des nombreux impairs constatés cette année. Des esquisses de solutions sont faites.
L'édition 2015 a mis à nu des failles dans la gestion du commissariat général qui n'aura pas été capable, aux yeux de certains acteurs, de gérer 2 000 pèlerins contre 8 500 pour les voyagistes privés. Si l'État est invité à prendre des mesures hardies, pour éviter une telle cacophonie à l'avenir, d'autres pensent que la privatisation du "Hadj" est la seule alternative. D'ailleurs, des opérateurs privés ont toujours exigé que le commissaire général passe à la trappe, dans la mesure où il n'est pas à leurs yeux un homme de consensus. A ce concert de réprobations, se joignent aujourd'hui les voix de candidats au "Hadj" qui dénoncent un pilotage à vue d'un militaire censé assurer une mission régalienne.
La non-prise en compte des règles du portail
L'Unophom et le Cophom, qui concentrent presque 80% des organisations privées, avaient annoncé les couleurs du Hadj. Il fallait s'attendre, disaient les représentants des voyagistes privés, à des défaillances, à cause d'une escalade de dérives du commissaire général au Pèlerinage pour La Mecque. "Devant sa crainte de ne pas atteindre son quota, à quelques jours de la date de clôture, la commission nationale a pris des pèlerins étrangers pour faire le plein. Par la suite, beaucoup de Sénégalais se sont présentés avec des bons de l'État ou leur propre argent", nous confient des voyagistes privés. Ils ont toujours reproché au Général Dia d'avoir passé outre les directives des autorités saoudiennes pour faciliter l'organisation du pèlerinage à La Mecque.
Son désintéressement pour le portail mis en place par les autorités saoudiennes, en vue d'assurer une meilleure efficience dans l'organisation du pèlerinage, est cité comme l'une des causes majeures des échecs notés. En effet, une des innovations majeures, cette année, a résidé dans "l'application intégrale du portail électronique où seront concentrées toutes les opérations des prestataires de services saoudiens et des opérateurs étrangers, un portail contraignant, parce que paramètré avec des dates butoir pour chaque opération."
"Obligation était faite aux organisateurs privés d'initialiser les noms des pèlerins, leurs numéros de passeport, leurs fiches médicales... dans le portail, avant le 25 du mois de Ramadan (12 juillet)". Avec ce système, seuls les pèlerins inscrits sur le portail pouvaient s'assurer d'obtenir leurs visas.
D'ailleurs, le Procès-verbal sur les modalités et fondements des affaires relevant du Hajj pour l'année 1436H entre le Commissariat général au pèlerinage de la République du Sénégal et le Ministère du Hajj du Royaume d'Arabie Saoudite le souligne clairement. "Ce système du portail électronique renferme toutes les transactions concernant les pèlerins étrangers, par la voie électronique, de telle sorte que la délivrance de visa soit liée à tous les éléments du package de services et les procédures. Cela nous permet de réaliser un bond en avant dans les procédures d'arrivée et de retour des pèlerins ainsi que les services qui leur sont offerts à savoir (le logement, le transport, l'alimentation), durant leur séjour en terre Sainte. Le portail électronique apporte une plus grande transparence et la clarté des services. Il permet également de suivre, avec précision, l'exécution des contrats."
Le déphasage du Commissariat Général
Pour Mme Safiétou Seck, la présidente de la Cophom, "les nouvelles donnes du portail électronique mises en place cette année par le Ministère du Haj Saoudien sont très pratiques et sont d'une utilisation aisée. Mais elles montrent en même temps le déphasage et le manque d'information notoire du Commissariat Général au pèlerinage à La Mecque au Sénégal sur les nouvelles réalités du Hajj". Au mois de mai dernier, le président de l'Unophom, M Sadibou Seck, avait tenu à attirer l'attention de l'opinion publique sur les démarches dites "controversées" du commissaire général, le Général Amadou Tidiane Dia, qui avait tendance à mettre sur la touche les privés censés convoyer 81 % des pèlerins.
D'ailleurs, pour le président de l'Unophom, M Sadibou Seck, "C'est sous son magistère que, pour la première fois, la réunion bilan qui se tient autour du ministre des Affaires étrangères, chaque année, a été organisée sans la présence des privés en 2015".
Le commissariat général ne peut gérer qu'un nombre réduit
Ainsi, pour l'auteur de l'ouvrage "les chemins du Hadj", il faut se rendre à l'évidence. Pour lui, comme pour d'autres, la nomination du général d'armée à la tête du Commissariat général au pèlerinage, n'a pas généré des changements majeurs, même si l'État a pensé que la meilleure option était de confier sa gestion à une équipe de militaires. Raison avancée : "ils sont les meilleurs managers et ont l'habitude de gérer des foules en déplacement".
En effet, le pèlerinage à la Mecque a fini par rimer, sous nos cieux, avec un chemin périlleux et rocailleux. Or, ces distorsions récurrentes, ces dernières années, étaient inimaginables lorsque les Sénégalais se rendaient, pour la première fois, à la Mecque pour accomplir le 5e pilier de l'islam. C'était en 1937. Leur nombre était restreint. Il a varié, de 1930 à 1940, entre 26 et 47 pèlerins. L'organisation gérée par l'administration coloniale ne pouvait se heurter à des failles. Un convoi semi-officiel était chargé d'accompagner les pèlerins qui ne bénéficiaient pas, pour autant, d'un véritable service continu de suivi et d'appui aux pèlerins.
C'est en 1954 qu'un Sénégalais, le commandant Amadou Fall, est nommé Commissaire du gouvernement pour le pèlerinage. Cheikh Ibrahim Niasse, délégué général de l'AOF et maître Babacar Sèye, délégué du Sénégal". Toujours est-il qu'à l'époque, "les pèlerins évalués à 1750 dont 602 Sénégalais devaient s'adresser aux compagnies privées ou agences de voyage agréées." Des indépendances jusqu'aux années 80, l'État s'est donné les moyens d'assurer seul le pèlerinage. Ce n'est qu'en décembre 1992 que le Sénégal a renoué avec la présence mixte du Commissariat et des voyagistes privés nationaux.
Mais selon l'islamologue Bamba Dioum, les statistiques de 2000 à 2013 "montrent que le Commissariat général au pèlerinage a gagné en efficacité, quand le nombre de ses pèlerins a été réduit". Il s'explique, dans son ouvrage. "En 2005, le nombre de pèlerins passe à 8 551 dont 5 051 encadrés par le commissariat et 3 500 par les voyagistes privés. A partir de 2009 la tendance est inversée : sur 10 500 pèlerins, le Commissariat général en prenait en charge 4 000 et le privé 6 500. En 2013, sur 8 500 pèlerins, les 2 500 reviennent à la commission nationale et le reste, les 6 000, aux voyagistes privés".
L'immixtion de la politique dénoncée
Cette tendance qui dénote de la volonté de l'État de confier le Hadj aux privés n'en efface pas pour autant les tares d'un système. Et pour cause, les ambitions politiques des différents régimes ne facilitent pas toujours la tâche à ceux qui sont aux commandes. "Depuis toujours, l'organisation du pèlerinage a été une aubaine pour les différents régimes pour récompenser à la fois les militants, parents, amis et religieux qui participent ou qui soutiennent l'action gouvernementale", fait remarquer l'auteur de l'ouvrage. Il s'y ajoute "que l'État s'est toujours positionné en aval pour constater les dégâts et chercher à sanctionner les fautifs, après coup. Or, la solution aurait été de mettre en place un système à même d'empêcher tout malintentionné d'agir, du début à la fin".
Évaluer le commissariat général
Pour les différents acteurs, il est temps pour l'État de s'appesantir sur l'évaluation de la mission dévolue au Commissariat général au pèlerinage. Un volet à ne pas négliger, dans la mesure où "l'Inspection générale de l'État, qui supervise le Hajj pour le compte de la Présidence ne prétend guère déployer une équipe en grand nombre pour mettre les pieds partout, afin de dénicher à temps toutes les zones d'ombre dans la chaîne complexe du pèlerinage. Elle produit des rapports qui risquent de dormir longtemps dans les tiroirs de la Présidence, malgré la pertinence de leurs conclusions, faute aux enjeux politiques et religieux d'une telle décision".
"Le Commissariat général au pèlerinage, plutôt préoccupé par la gestion de son quota de pèlerins, n'avait pas pour priorité, encore moins le temps d'un contrôle systématique sur tous les acteurs du processus du Pèlerinage". Comme solution, l'ouvrage destiné au pèlerinage à la Mecque propose la mise en place d'un "organisme de suivi, de surveillance, de contrôle de toutes les étapes et de toutes les composantes du processus du pèlerinage". Il serait aussi question de redéfinir la mission dévolue au commissariat qui aura le rang de superviseur officiel du Pèlerinage.
Ses nouvelles fonctions porteront ainsi sur la supervision des agences privées, avec des quotas limités entre 100 et 300 pèlerins par voyagiste ou regroupement de voyagistes. "Garant du transport aérien, donc du respect des heures de vols et régulateur du prix du billet, il défendrait sans distinction les intérêts de tous les pèlerins auprès de l'État saoudien, notamment, pour le respect des contrats de logement, de transport et la fin du calvaire de la restauration. Une équipe de missionnaires aguerris, chargés de contrôler le travail des voyagistes et le niveau de satisfaction des pèlerins, serait sous la responsabilité du Commissaire général ainsi que les services communs tels que les missions médicales et administratives. Ceci éviterait le phénomène si connu des missionnaires-pèlerins qui échappent aujourd'hui à la vigilance du Commissariat.
Une voyagiste privée séquestrée par ses "clients"
"Nous avons connu des défaillances durant chaque édition, une dizaine de pèlerins a été laissée en rade en 2009, mais cette année, c'est la catastrophe. C'est du jamais vu". Ces propos de candidats désenchantés au Pèlerinage à la Mecque sont teintés d'amertume. La voix vibre de chagrin, le regard est sinistre. Certains ont l'habitude de ce rituel, le 5e pilier de l'islam, d'autres espéraient concrétiser, cette année, ce rêve lointain. Ils refusent de se tirer de leur rêverie.
Le "Hadj" ne doit pas, pour eux, figurer dans le virtuel, ils réclament du réel. Tous s'en prennent aux opérateurs privés qui n'ont pas pu honorer leurs engagements. Leur vie est devenue cauchemardesque depuis quelques jours. Des pèlerins qui ont fait preuve de sérénité, les premiers jours, ont fini par se déchaîner comme une furie contre ceux-là qui ont ruiné leurs espoirs. Une voyagiste privée séquestrée par ses "clients" en est devenue méconnaissable. Elle fait l'objet d'attaques les unes plus virulentes que les autres.
"Je préfère mourir que de vivre, je supplie Macky Sall de me venir en appoint." Une phrase qu'elle n'a eu de cesse de ressasser ces derniers jours, dans la mesure où elle a déjà rempli toutes les formalités relatives au "Hadj". Aujourd'hui, elle risque de passer de vie à trépas. Ses "pèlerins" lui promettent l'enfer. L'un d'entre eux de souligner qu'il aurait préféré faire partie de la liste des victimes de la Mecque, plutôt que de rester encore à Dakar. L'homme a fini par perdre le sens de la rationalité.
Des candidats malheureux vont ester en justice
"Elle a déjà payé les logements, versé la caution et pourtant ses pèlerins n'ont pas eu de visas, par la faute du commissaire qui a attribué son quota à une autre", nous confie désappointée une de ses clientes. Certaines ont pitié de cette dame, d'autres sont amères à l'idée de penser aux sarcasmes qu'elles vont subir. Pour autant, des candidats malheureux au Pèlerinage à la Mecque sont déterminés à ester en justice des voyagistes privés qui rejettent, de leur côté, la faute au commissariat général au Pèlerinage à la Mecque, taxé d'irresponsable et d'incompétent.
Le même refrain est entonné par des représentants des structures privées les plus représentatives du pays. Ils ont déploré que le commissaire général n'ait pas été à la hauteur de sa mission. "Si son statut lui impose impartialité et rigueur, il lui est reproché d'être à l'origine de ce mélimélo pour son parti-pris envers ses "préférés". Ses prédécesseurs ont eu droit à de vives critiques, mais le commissaire Dia semble être l'un des plus contestés. "On s'attendait à ce qu'il soit relevé de ses fonctions, depuis l'année dernière", nous confie un islamologue.