CONSIDERATIONS SUR LA CREI ET LE RENVERSEMENT DE LA CHARGE DE LA PREUVE
Les criminels financiers profitent ici de l’autoritarisme monarchique, exacerbée par une diplomatie de résistance, qui bloque toute prétention d’un Etat extérieur à embêter le «protégé»
Après avoir écouté les débats qui ont suivi la décision de la Crei sur l’affaire Karim Wade, il me semble que certains veulent faire croire, que le renversement de la charge de la preuve opérée dans la loi sur la Crei est une abomination juridique, un Ovni, qui serait synonyme de violation de la présomption d’innocence.
Mais il est important de revenir sur cette technique juridique efficace, qui bien que discutable, est aussi pré- cieux que le besoin, qu’ont toutes les Nations spoliées, (notamment les plus faibles), de mener une traque systématique des deniers confisquées par des dirigeants véreux.
«Il suffit de dix minutes pour transférer une somme d’argent d’une juridiction à une autre, mais trois à six mois sont nécessaires pour obtenir une entente d’assistance juridique mutuelle», un punchline aussi retentissant que pertinent qui décrit la réalité du voyage de l’argent sale à travers les chemins tortueux de la finance de l’ombre.
Il apparaît dans un pays et s’évapore dans un autre (je vous conseille sur le sujet, l’excellent numéro 85 2012/1 de la revue internationale et stratégique, intitulé : L’argent des dictateurs).
Le secret bancaire, les montages financiers, l’inventivité des banksters, des avocats et experts comptables véreux, etc. sont autant de facteurs qui rendent impossible pour beaucoup de pays (parfois parmi les plus puissants) toute prétention à récupérer de l’argent après qu’il ait effectué son voyage vers l’inconnu.
Si aujourd’hui, une puissance comme l’Union européenne peine à se mettre d’accord sur un simple principe d’échange d’informations en matière fiscale qui pourrait permettre de mettre la main sur des milliards d’euros cachés parfois au sein même de l’espace européen, on imagine mal comment un petit pays comme le Sénégal peut mettre en échec un système bien établi et soutenu par les plus puissants.
Avant de rentrer dans le cœur du sujet, il me semble important de revenir sur les astuces utilisées par les dirigeants corrompus pour faire disparaître les milliards qu’ils dérobent des caisses de leurs Etats.
On dénombre principalement trois types de refuges permettant de mettre à l’abri de l’argent volé. En premier, et dans une moindre mesure, il y a les places offshore du Proche-Orient (Dubaï, Beyrouth, Bahreïn, Koweït, Ryad) : ce sont des refuges inviolables.
Les criminels financiers profitent ici de l’autoritarisme monarchique, exacerbée par une diplomatie de résistance, qui bloque toute prétention d’un Etat exté- rieur à embêter le «protégé» (Exemple de Ben Ali en Arabie Saoudite).
En second, il y a les grandes places financières (La City de Londres, Wall street, Singapour) : La pression de l’Etat hôte est ici supplée par un lobby extrêmement puissant de professionnels de l’argent (les banksters, les avocats, les experts comptables, etc.) dont l’infinie ingéniosité (fonds d’investissement, Levarage buy out, Lbo, les montages en cascade, le blanchiment d’argent) met en échec toute tentative de récupérer le moindre dollar une fois qu’il atterrit dans le «capitalisme de l’ombre».
Il existe, en outre, ceux qu’on appelle communément, les paradis fiscaux assumés, c’est la Suisse, Le Luxembourg, Monaco ou le Delaware aux Etats-Unis. Ici, très souvent, des mécanismes comme le secret bancaire, les trusts, les fiducies, les sociétés anonymes, la technique des prête-noms, permettent de cacher les identités des propriétaires réels, y compris en cas de demande judiciaire, l’Etat auteur de la demande se heurtant souvent à l’Etat censé coopérer qui se trouve être l’auteur du mécanisme en cause.
Par ailleurs, il convient également de noter et c’est une lapalissade, qu’il n’y a nul besoin, pour pomper l’argent d’un pays, de le planquer à l’étranger. Beaucoup de dirigeants, notamment ceux qui se considèrent «Président à vie», optent pour la création de systèmes locaux de pompage de l’économie tel que le démontre le journal Mediapart, concernant l’affaire des «Bongoleaks» (Cf.
Dans de telles conditions, il est important pour tout Sénégalais, d’avoir conscience que l’impé- rieux objectif de préservation du denier public ne peut être atteint que par des outils révolutionnaires tels que la Crei symbolisée par le renversement exprès de la charge de la preuve qu’il opère.
Le Président Abdou Diouf l’avait compris, il a été suivi dans cette voie par les institutions internationales. En 1981, lorsque la Crei fût créée, elle n’était clairement pas de l’ordre de la normalité.
D’aucuns ont prêté au Président Diouf un moyen de pression sur ses adversaires politiques de l’époque. Peu importe. Le constat est aujourd’hui qu’il s’agit là de l’outil judiciaire le plus avancé à la disposition des Nations «faibles» face aux schémas précédemment décrits. Pour mieux comprendre les termes du débat, il important d’opérer une nette distinction entre corruption pure et enrichissement illicite.
Dans la loi du 10 juillet 1981 sur la Crei, celle-ci «était chargée uniquement de réprimer l’enrichissement illicite ou tout délit de corruption ou de recel connexe» (Cf. Exposé des motifs). C’est peu dire, que dans l’esprit des auteurs de la loi, la distinction était ténue entre les notions de corruption et d’enrichissement illicite. Mais elle existait.
Les récents développements en la matière confortent ce point de vue et incitent à opérer une claire distinction entre les deux. Et c’est bienvenu. Sur le plan international, on s’intéressera principalement à deux grandes conventions qui traitent de la notion spécifique d’enrichissement illicite que l’on distingue donc de la notion pure de corruption (plusieurs autres conventions internationales existent en la matière).
Ce sont, la Convention des Nations unies contre la corruption du 31 octobre 2003, dite Convention de Merida, signée et ratifiée par le Sénégal le 16 novembre 2005, ainsi que la Convention sur la prévention et la lutte contre la corruption, adoptée par les chefs d’État et de gouvernement de l’Union africaine le 12 juillet 2003, complétées, pour ce qui est de la Cedeao, par le Protocole sur la lutte contre la corruption signé (mais non encore ratifié) à Dakar le 21 décembre 2001.
Ces deux conventions vont au-delà de la notion de corruption et abordent la notion d’enrichissement illicite qu’elles définissent.
Ensuite, sur le plan national, dans sa première véritable application de la loi, dans le cadre de la toute nouvelle «décision Karim Wade», la Crei a semble-t-il opéré une claire distinction entre la corruption et l’enrichissement illicite, relaxant ce dernier du chef de la première accusation et le condamnant au titre de la seconde.
Cette distinction permet ainsi de mieux appréhender les situations de captation privée des deniers publics, en se passant ainsi de l’exigence de preuve de l’existence d’une tierce personne (selon les cas, le corrupteur ou le corrompu), nécessaire à la qualification de corruption pour se concentrer sur l’existence d’une augmentation injustifiée du patrimoine de la personne en cause. Injustifiée, c’est le mot à retenir.
Dans l’enrichissement illicite, tout est question de justification. Il s’agit de justifier comment en un laps de temps déterminé, une personne, généralement détentrice de l’autorité publique ou d’une mission de service public, a vu son patrimoine augmenter de manière significative sans pour autant que cela ne puisse raisonnablement résulter de ses revenus légalement identifiables.
La notion d’enrichissement illicite va ainsi de paire avec une inversion naturelle et systématique de la charge de la preuve, qui en aucun cas ne viole la présomption d’innocence. Il ne s’agit pas d’accuser, au contraire, c’est le contrat de confiance qui lie les membres d’une société à leurs dirigeants, qui obligent les seconds à se justifier auprès des premiers. Quoi de plus naturel !
Cette idée est d’ailleurs facilement repérable aux travers des définitions que donnent les conventions Mérida et de l’Union africaine sur la notion d’enrichissement illicite. La Convention Mérida la définit dans son article 20 comme étant «une augmentation substantielle du patrimoine d’un agent public que celui-ci ne peut raisonnablement justifier par rapport à ses revenus légitimes».
En vertu de cette convention Mérida, les justices des pays signataires considèrent qu’il y aura une présomption d’enrichissement illicite quand l’enrichissement est exorbitant par rapport aux revenus perçus, sauf pour la personne accusée à justifier une origine licite de sa fortune.
C’est le même raisonnement qui a été retenu par la convention de l’Union africaine, ici également, l’enrichissement illicite existe lorsqu’il y a «augmentation substantielle des biens d’un agent public ou de toute autre personne que celui-ci ne peut justifier au regard de ses revenus» (Cf. article 1 sur les définitions).
Aujourd’hui, cette tendance à l’inversement de la charge de la preuve, notamment lorsque sont en cause des personnalités publiques, n’est en rien scandaleux.
S’il en fallait une preuve supplémentaire, notons que la Suisse a adopté une loi fédérale sur la restitution des valeurs patrimoniales d’origine illicite de personnes politiquement exposées (Lrai), surnommée Lex Duvalier (du nom de l’ancien dictateur haïtien), entrée en vigueur le 1er février 2011, permettant la restitution à Haïti de quelque 5,7 millions de dollars dé- posés sur des comptes en Suisse suite à une décision du Tribunal fédéral suisse datant de décembre 2011 (cf.
Cette loi consacre un renversement de la charge de la preuve de nature à faciliter la confiscation : c’est à la personne mise en cause de démontrer la licéité de l’acquisition des valeurs patrimoniales et non pas au juge de prouver son illicéité. C’est exactement le même raisonnement qui est appliqué par la loi sur la Crei, pionnière en la matière.
On ne saurait terminer sans rappeler aux juristes en herbe que le renversement de la charge de la preuve même si elle reste exceptionnelle, n’est en rien quelque chose d’inédit en droit. Ce n’est rien d’autre que la réaction du droit aux situations décrites par la locution juridique latine, «probatio diabolica», c’est à dire lorsque le fardeau de la preuve nécessite de fournir une preuve impossible à obtenir de par sa nature.
Ce qui se rapproche clairement des situations rencontrées fréquemment dans les situations similaires ou analogues à l’affaire Karim Wade. Dans ces situations, la loi renverse la charge de la preuve de façon à ce que ce soit à la partie accusée de prouver son innocence, et non à la partie attaquante de prouver la culpabilité de l’autre.