DE L'ESSENTIEL A L'ACCESSOIRE
«Où faut-il que l’on aille pour chercher de la paille si l’on est le feu...» Aragon, le Vaste monde
«La crise, c’est quand le vieux meurt et que le neuf refuse de naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés.» Etudiants, nous aimions, dans les assemblées syndicales, crier à tue-tête cette assertion d’Antonio Gramsci. Pour démontrer l’urgence d’un changement, conforter la nécessité de poser des actes de rupture, dans le hic et le nunc.
Récemment, en lisant une interview accordée par Alioune Fall à un quotidien de la place, une phrase, forte et profonde, nous a interpellés : «Nous avons des réflexes et des comportements que nous semblons peiner à abandonner et qui ne favorisent pas la rupture que nous réclamons tous à haute voix. Le Président impulse la rupture, mais ne nous l’impose pas. S’il l’assume à son niveau, et que nous refusions de nous y engager et nous y adapter, on n’assistera jamais à l’avènement de la rupture.»
Ce diagnostic a l’air sommaire. Pourtant, il est d’une profondeur et d’une déchirure inouïes. Il décortique, sans ménagement, un impératif de base qui semble nous échapper à nous Sénégalais. Cet impératif, c’est le fait que tout mouvement, toute dynamique et donc tout changement ne peut être que lorsqu’il est «co-construit», «co-voulu», «co-conquis» et «co-préservé».
Cet impératif rappelle aussi le fameux dilemme wébérien entre l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité. Le problème, c’est lorsqu’une frange non négligeable de Sénégalais invoque, en public, l’éthique de responsabilité, en exigeant des décideurs qu’ils se préoccupent de l’intérêt général. Cependant, qu’en privé, ces mêmes Sénégalais ne cessent d’actionner les leviers de l’éthique de conviction afin de bénéficier d’avantages, de recommandations et de faveurs souvent indues.
Sous ce rapport, la gestion du pouvoir, de tout pouvoir, est une tension permanente entre gestion des pressions partisanes et respect des principes d’intérêt général. Or, ces pressions et leur gestion, voire la résistance dont elles font l’objet, ne peuvent manquer de causer des dommages collatéraux : alliés frustrés qui s’emportent et déversent leur mécontentement, collaborateurs insatisfaits et qui se cherchent une porte de sortie honorable.
Récemment, certaines professions n’ont pas cherché à saluer les mesures pertinentes de rationalisation judicieuse de dépenses les concernant ; elles ne voient que le fromage qui leur est enlevé de la bouche. Peu leur chaut qu’il soit indu, excessif ou illicite. Ce faisant, elles agissent plus en corporation autocentrée qu’en organisation républicaine et responsable !
Mais Hishikawa nous a bien fait comprendre que l’analyse des causes est, de loin, supérieure à l’énumération des conséquences. Le piège serait que nous nous attardions davantage sur les conséquences au détriment des causes profondes. Cela reviendrait à privilégier l’accessoire sur l’essentiel.
L’essentiel, ce sont les dynamiques et décisions prises pour impulser les changements et ouvrir ainsi une voie vers l’émergence.
L’accessoire, c’est l’ensemble des frustrations, vexations de quelques individus ou groupes dont les intérêts personnels ne sont pas servis par les changements engagés. L’essentiel, c’est surtout la prise de conscience pleine et entière du chef de l’État qui comprend que transformer le réel peu enviable pour faire du destin de chaque Sénégalais une destinée remarquable requiert de sa part mesures courageuses, engagement sans faille et résistance absolue face à cette autre forme de résistance : celle-là développée par ceux qui se soucient moins de l’intérêt général et qui s’empressent de ruer sur les brancards à chaque fois qu’une faveur qui ne leur était point due, leur est retirée.
L’accessoire, c’est aussi cette vague de critiques injustifiées comme celles tentant de s’en prendre à une mesure aussi pertinente que dotée de bon sens. En effet, où, quand et comment pourrait-on critiquer une mesure demandant aux fonctionnaires, dont la prise de service réelle est entachée d’un doute, de se présenter physiquement au service de la paie pour percevoir leur salaire et confirmer ainsi leur présence effective sur le territoire ? Faut-il préciser que ce doute est la suite d’un audit rondement mené des mois durant ?
Comment peut-on comprendre que les récriminations des agents concernés soient plus audibles et plus bruyantes que l’indignation qui devrait gagner chaque pan de la société face à des cas d’agents de l’État qui percevraient un salaire des années durant sans pour autant s‘acquitter réellement de leur fonction ?
L’essentiel, ce sont les efforts de rationalisation par l’État des logements conventionnés. Des logements qui coûtent au contribuable une fortune. On comprend évidemment que la mise à disposition d’une prime de logement, quoique conséquente, offre toujours moins d’intérêt pour celui qui ne se soucie que de son confort, que la possibilité de disposer d’un logement dont le prix, quel que soit le montant, reste à la charge de l’État.
Sous ce rapport, nous demeurons convaincus d’une chose : la seule manière de réaliser la rupture, c’est d’en faire un principe qui s’applique d’abord à chacun d’entre-nous. D’accepter que les règles fonctionnent, que ces règles soient à notre avantage ou pas. Ensuite et seulement ensuite, d’exiger l’application absolue des règles existantes. Car toute rupture nécessite une part de responsabilité individuelle.
Malheureusement, tel n’est souvent pas le cas. D’où l’appel du chef de l’État demandant à tous de l’accompagner dans ses réformes pour l’impulsion d’un vrai changement. Un changement à «co-vouloir», à «co-construire», et à «co-préserver» !
Cette attitude de prospection individuelle ne saurait absoudre nos dirigeants. Mais elle peut, elle doit nous faire comprendre que nous avons la responsabilité d’accompagner le projet de rupture du président de la République par l’adhésion à ses réformes orientées vers l'intérêt général. C’est parce qu’il se sentira soutenu, appuyé et encouragé dans ses options que le chef de l’État pourra davantage trouver les ressorts nécessaires pour poursuivre la route nouvelle à esquisser pour le Sénégal. Par contre, si chaque acte pertinent posé par le président se retrouve déformé dans l’opinion, cela risque de fragiliser l’institution qu’il incarne et la rendre ainsi plus malléable aux chantages, harcèlement et trafics d’influence.
Entendons-nous bien ! Il ne s’agit pas là de postuler la délivrance d’un blanc-seing au chef de l’État. Il s’agit juste d’énoncer un principe de cohérence qui voudrait que l’homme le mieux élu dans notre jeune démocratie bénéficie d’un minimum de soutien et d’accompagnement de la part de ceux-là qui l’ont élu. Car, ils ne l’ont point élu pour le simple plaisir de lui mettre immédiatement des bâtons dans les roues.
Si la solidarité de parti est importante, il existe une autre solidarité qui nous dépasse tous, nous surplombe et doit nous détermine plus que toute autre, c’est la solidarité nationale. Celle-là qui voudrait que nous aimions le Sénégal et son avenir plus que tout autre chose !
Là est l’essentiel ; tout le reste est accessoire !