DES COUPABLES EN CAVALE
Série de bavures des forces de sécurité - La liste macabre - Les familles des victimes réclament justice - Les organisations de défense des droits de l'homme s'insurgent
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Dans leur mission de sécurisation des populations, les forces de l'ordre sont souvent appelées à faire usage de la force légale pour neutraliser les contrevenants. Le temps d'une fureur guerrière ou d'une folie passagère, certains éléments des forces de sécurité cèdent à la violence, entraînant ainsi la mort de civils. La plupart du temps, ces bavures sont classées sans suite. Ce qui pousse certains défenseurs des droits de l'homme à dénoncer "l'impunité". Les lenteurs judiciaires des dossiers et le manque de suivi participent à accroître la thèse de l'impunité et à décourager certaines familles de victimes à porter plainte.
Depuis quelques années, on assiste à la recrudescence des bavures ou des morts suspectes dans les locaux de la police ou de la gendarmerie. Balla Gaye, Mamadou Diop, Malick Ba, Ndiaga Ndiaye, Bassirou Faye, Dominique Lopy, Mara Diagne sont tous tombés sous les balles des forces de l'ordre.
Mais avec les lenteurs des procédures et les non lieux à la pelle accordés aux présumés auteurs des meurtres, les familles des victimes en arrivent à la conclusion que les éléments des forces de sécurité sont couverts par le manteau d'impunité. Vendredi 14 aout 2015, les chants religieux résonnent sous une bâche installée en face du pavillon D du campus social de l'Université Cheikh Anta Diop (Ucad) de Dakar. Dans la foule, les proches et membres de la famille de Bassirou Faye sont présents pour saluer la mémoire de l'étudiant décédé un an plus tôt.
Sa mort a été le point d'orgue d'une année universitaire marquée par une violente opposition des étudiants contre l'augmentation des frais d'inscriptions et la modification des critères d'attribution des bourses. L'intransigeance du ministre Mary Teuw Niane s'est heurtée à l'hostilité du monde universitaire. Cette opposition frontale aboutira à la mort de l'étudiant diourbelois atteint d'une balle en pleine tête. Le policier Tombong Oualy, premier suspect, est mis aux arrêts.
Mais cette arrestation n'a pas apaisé l'amertume de la famille qui s'appuie sur le portait robot dressé par le principal témoin oculaire, Sette Diagne, qui ne correspond pas à celui de Tombong Oualy. Mais, pour le procureur de la République, le meurtrier n'est autre que Tombong Oualy. Plus tard, le président Macky Sall, en visite à l'université Cheikh Anta Diop de Dakar, annoncera la tenue d'un procès pour le mois d'octobre 2015.
Lors de cette cérémonie d'hommage, tous les participants (parents, proches, professeurs d'université et représentants du Coud) ont exigé que justice soit rendue dans cette affaire. "Le Président Macky Sall a dit que le procès se tiendra au mois d'octobre. En tant que républicains, nous ne pouvons que nous fier aux engagements du chef de l'Etat. Notre seul souhait est que la vérité puisse éclater au grand jour", affirme Modou Diagne, ami de la victime et président de l'amicale des étudiants de Diourbel.
Une position que partage Me Assane Dioma Ndiaye, avocat de la famille de Bassirou Faye, même s'il juge imprudent de fixer une date alors que l'instruction n'est pas achevée. "Je pense qu'il est difficile d'annoncer un procès, alors que le juge n'a même pas encore renvoyé le présumé coupable. Et en droit, il y a possibilité que les juges ne renvoient personne et qu'il ait un non-lieu total. Donc, c'est anticiper sur la décision d'un juge que de dire qu'il y aura procès, tant que le juge n'aura pas pris une ordonnance de renvoi du point de vue de l'orthodoxie judiciaire", affirme l'avocat de la famille de Bassirou Faye.
Par ailleurs, Me Assane Dioma Ndiaye pointe du doigt les défaillances dans la conduite de l'enquête. "La piste Tombong Oualy est là, le parquet est dans sa démarche depuis le début de la procédure avec son réquisitoire primitif. Ce qui ne rassure pas du tout du côté de la famille, parce qu'on pense qu'on ne peut pas ignorer certains témoignages très fiables et très objectifs qui nous permettent d'explorer cumulativement d'autres pistes. Nous ne disons pas qu'il ne faut pas aller dans le sens de Tombong Oualy, mais nous pensons qu'il y a d'autres éléments objectifs qui peuvent cumulativement envisager d'autres pistes de manière à ce que l'éclatement de la lumière soit plus grand. Quand on a des témoins oculaires qui disent que nous avions vu la personne tirer, on ne peut pas ignorer de tels témoignages", dénonçait l'avocat.
Des enquêtes différentes entre victimes civiles et policières
Du côté des organisations de défense des droits de l'homme, les bavures des forces de sécurité prennent leurs sources dans la culture de l'impunité, qui a toujours prévalu au Sénégal, à laquelle s'ajoute la protection de la hiérarchie. "Jusqu'à maintenant, on a répertorié une vingtaine de cas de bavures non encore élucidées à travers tout le territoire national. Excepté quelques cas, on a remarqué que pour la plupart du temps la procédure traine en longueur. Une situation qui a fini par lasser les familles de victimes. Dans le cas de Dominique Lopy, décédé en 2007 dans les locaux du commissariat de Kolda, nous avons dû attendre près d'une décennie pour voir la procédure judiciaire aboutir", affirme Seydi Gassama, président d'Amnesty International Sénégal.
Pour lui, il y a deux poids, deux mesures dans la conduite des enquêtes. "Quand un policier est tué, l'enquête est vite diligentée et le meurtrier ne tarde pas à être jugé, puis condamné. Mais quand c'est un civil, les autorités jouent avec le ressentiment général. Elles se contentent d'arrêter les policiers fautifs pour calmer la colère populaire. Mais une fois le sifflet retombé, ces derniers bénéficient d'une liberté provisoire comme ce fut le cas dans l'affaire du jeune Malick Ba tué en 2011 par des gendarmes à Sangalkam", martèle-t-il.
Poursuivant son propos, le défenseur des droits de l'homme fustige l'absence de suite dans la plupart des dossiers judiciaires. "Pour Diatoula Mané, tué en 2007 d'une balle lors d'une marche de protestation à Kolda contre le décès de Dominique Lopy, nous avons dû demander à sa sœur de réintroduire une plainte pour relancer l'affaire. En effet, le plus grand risque est que le meurtre puisse être classé sans suite", plaide M. Gassama.
Des meurtriers dans le vent
Le dilatoire autour des enquêtes mettant en cause les forces de l'ordre pousse certaines familles à se résigner. "Pour les cas d'Aboubacry Dia qui est décédé en 2009 au commissariat de Matam et de Dominique Lopy, nous avons été obligés de payer l'avocat pour essayer de poursuivre l'affaire. Devant les lenteurs de la procédure, beaucoup de familles se découragent et abandonnent les poursuites", explique-t-il.
Certaines familles de victimes, comme celle de Ndiaga Ndiaye tué à Grand-Yoff par un policier en service au commissariat de Dieuppeul, n'ont pas hésité à récuser la Division des investigations criminelles. Selon les parents de Ndiaga Ndiaye, la Dic n'offre pas toutes les garanties permettant d'expliquer le geste du policier Cheikh Diop, arrêté et placé sous mandat de dépôt, le 3 août 2015 dernier.
"Nous voulons que l'enquête soit confiée à la Gendarmerie parce nous accordons plus de confiance aux hommes en bleu. C'est pour nous la meilleure garantie que le dossier ne sera pas rangé aux oubliettes. Car la Dic qui est un démembrement de la Police nationale ne pourra pas diligenter objectivement une enquête impliquant un des leurs. Nous réclamons justice pour Ndiaga", affirme Boubacar Ndiaye, père de la victime.
L'avis D'un Expert…
Abdoulaye Aziz Ndao, Colonel De La Gendarmerie Nationale À La Retraite
"il faut que les forces de sécurité arrêtent de se considérer comme les seuls dépositaires de la loi"
"Il faut arrêter de jeter la pierre aux forces de l'ordre qui font un travail difficile. Les forces de sécurité sénégalaises font depuis plusieurs années des efforts pour tenter de réduire ce genre de dérives ou d'excès de zèle dans l'exercice de leurs fonctions. Selon moi, la multiplication des bavures est liée parfois à la posture des forces de sécurité qui se considèrent le plus souvent comme un seul dépositaire de la loi. Il faut inciter nos forces de l'ordre à acquérir cette notion de service public essentielle pour mener à bien leur mission. Le rajeunissement des effectifs, avec le recrutement de 500 puis 1000 gendarmes par an sous Macky Sall exige une formation adéquate en matière de droits de l'homme. Ainsi, la Gendarmerie a débuté avec la Croix rouge un programme de formation pour un meilleur respect des droits de la personne. Par ailleurs, le Sénégal, en tant que signataire des conventions contre la torture et de toutes autres formes de violence, doit se conformer à ces règles surtout quand il s'agit de missions internationales de maintien de la paix".
Pour la gendarmerie, les bavures commises pendant les actions de maintien de l'ordre sont vite réglées, car elles ne découlent du commandement. Les incidents ou bavures qui se produisent pendant les gardes-à-vue sont beaucoup plus difficiles, car il s'agit d'une instruction judiciaire et donc prennent beaucoup plus de temps.
Toutefois, il ne faut pas perdre de vue la violence qui gangrène la société sénégalaise et qui n'arrange pas le travail de nos forces de sécurité. Souvent, on voit des populations armées de projectiles s'attaquer aux forces de l'ordre. Je pense que si j'étais à la place des gendarmes de Sangalkam et de Matam, j'aurais agi de la même manière.
Car, les gens ont tendance à oublier que la loi 70-27 du 20 août 1970 autorise les forces de l'ordre à faire usage de leur arme à feu pour maîtriser une foule qui constitue une menace pour les agents en fonction. Quand les populations s'attaquent à une brigade de gendarmerie avec une ferme volonté de nuire, il est impératif de les neutraliser. Ces actes commis par les gendarmes sont tout à fait légitimes", argue le remuant retraité de la gendarmerie.
Les proches des victimes témoignent
Sombel Faye, grand-frère de Bassirou Faye
"Nous sommes dans l'expectative"
"Nous sommes dans l'expectative en attendant le début du procès. On a accusé beaucoup de retard dans ce dossier. Le président de la République a promis la tenue d'un procès bientôt, donc nous espérons que sa promesse sera respectée. Le procureur nous a aussi auditionnés. On lui a fourni toutes les informations qu'il fallait. Je n'ai jamais pensé que le procès allait attendre jusqu'à maintenant. Normalement, une enquête c'est pour avoir des informations par rapport à la situation. Ils ont toutes les informations. Pourquoi maintenant, ils prennent du temps par rapport au procès? Notre seule volonté est de tout faire pour que justice soit rendue à notre famille et aux étudiants".
Alioune Ndiaye Gaye, cousin de Mara Diagne
"Sa mort n'a jamais fait l'objet d'une enquête sérieuse et a été classée sans suite"
"Nous ressentons de l'amertume et de la colère, plus de trois ans après la disparition de Mara Diagne. Il a été froidement assassiné lors d'une manifestation contre la candidature de Me Abdoulaye Wade à Kaolack. Tailleur de profession, il était un garçon très attaché à sa famille qui est démunie. Sa mort n'a jamais fait l'objet d'une enquête sérieuse et a finalement été classée sans suite. Même jusqu'à présent, nous ne savons pas ce qui l'a tué. La police parle de grenades, alors que nous sommes certains qu'il a été atteint par une balle. Maintenant tout ce que nous réclamons, c'est que les autorités mettent fin à l'omerta qui entoure cette affaire. La famille a besoin de connaitre la vérité sur les véritables circonstances de sa mort et que ses meurtriers soient appréhendés. Nous comptons nous appuyer sur le collectif des victimes de violences électorales pour obtenir justice pour Mara Diagne".
Mama Diop, père de Mamadou Diop
"Quelle que soit l'issue du procès, je m'en remets à Dieu"
"Le procès est prévu pour le 8 août 2015, mais quelle que soit son issue, je m'en remets à Dieu. Pour moi, l'enquête a été bâclée par la Division des Investigations Criminelles (Dic). Et depuis le début de l'instruction, tout laisse à penser que les commanditaires sont protégés au sommet de l'Etat. Sinon, comment expliquer que les leaders de l'opposition (Moustapha Niasse et Tanor Dieng) qui étaient témoins oculaires des faits n'ont jamais été entendus par la police. En outre, le commissaire central (Harona Sy) et le ministre de l'Intérieur de l'époque (Ousmane Ngom) n'ont pas hésité à parler d'une Mercedes qui aurait heurté mon fils alors que toutes les images montraient le Camion Dragon fonçant sur mon fils. C'est pourquoi, je mets tout entre les mains du Tout-Puissant pour qu'Il puisse rétablir la vérité sur le meurtre de mon fils.
Cheikh Moussa Camara, secrétaire général du collectif des victimes et des familles des victimes de violences pré-électorales
"Le versement des indemnités n'empêche pas les poursuites pénales contre les auteurs des bavures"
Certaines bavures policières qui se sont soldées par mort d'homme sont survenues lors des événements pré-électoraux de 2012. C'est le cas de l'affaire Mamadou Diop et de Mara Diagne. Pour tenter de réparer le préjudice subi par les familles, l'Etat du Sénégal a mis en place une commission d'indemnisation pour les personnes décédées lors de ces événements. Toutefois, déplore le secrétaire général du Collectif des victimes et des familles des victimes de violences pré-électorales (Cvfvvp) Cheikh Moussa Camara, cette initiative sous la conduite de l'agence judiciaire de l'Etat n'a pu indemniser que quelques familles sur la trentaine de victimes répertoriées.
"Les indemnisations s'élèvent à 10 millions F Cfa pour les personnes décédées, et 4 millions de FCFA pour les blessés. Mais des parents de victimes, comme le père de Mamadou Diop, ont refusé cette somme et ont préféré aller en procès. Selon moi, ce cas est un peu exceptionnel car le jeune étudiant a fait don de sa vie pour sauver les leaders de l'opposition. Je pense qu'on a conseillé au père de la victime d'attendre l'issue du procès pour obtenir peut-être davantage de la part du tribunal.
Selon Cheikh Moussa Camara, cette indemnisation ne signifie pas la fin des poursuites contre les auteurs de ces violences. "Le versement des indemnisations n'empêche pas les poursuites pénales contre les auteurs des bavures. En effet, notre but principal est d'œuvrer pour que toutes les familles des victimes puissent obtenir justice et tourner la page de ces tragiques évènements", indique-t-il.
LA LISTE MACABRE
Quelques dossiers de bavures qui n'ont pas connu de suite, ou qui sont en attente de jugement
El Hadj Thiam tué à Rufisque lors des violences préélectorales de 2012
Mamadou Ndiaye, tué à Podor lors des violences préélectorales de 2012
AbdouLaye Wade Yinghou (2010) décédé à Thiaroye des mains de la Police
Gilbert Gomis (2008) décédé à Guédiawaye lors d'un match de football
Bana Ndiaye décédé à Podor lors des violences pré-électorales de 2012
Mamadou Sina Sidibé (2008) décédé à Kédougou lors d'une marche de protestation Mara Diagne décédé à Kaolack, lors des violences préélectorales de 2012
Dioutoula Mané (2007) décédé à Kolda lors d'une marche de protestation
Quelques affaires en cours d'instruction ou déjà jugées
Ousseynou Seck (2012) il a été tué au poste de police de Grand Yoff, les policiers ont été jugés et condamnés
Mamadou Diop (2012) l'affaire renvoyée au mois d'octobre 2015
Malick Ba (2011), le gendarme mis en cause a été arrêté mais bénéficie d'une liberté provisoire
Ibrahima Seck (2007), le gendarme incriminé a été condamné puis l'Etat condamné à payer une amende de 20 millions FCFA à la famille du défunt.
(Source Amnesty International Sénégal)