DES "LIONS", PAS DES CAÏMANS
Un chroniqueur d’origine africaine, qui promène son verbe haut dans l’émission Radio foot international de Rfi, avec des emportements de bon ton et une pertinence souvent bien placée, ponctuant ses envolées avec des proverbes africains, n’aurait pas raté celui-ci.
Devant le schéma qui se dessine dans la "Tanière", on l’imagine asséner que "deux caïmans ne séjournent pas dans le même marigot". A moins que lesdits sauriens aient l’intelligence de comprendre que les forces qui se complètent mènent au meilleur résultat.
C’est dans cette logique que les lions chassent en bande. C’est dans cet esprit qu’on espère voir les "Lions" assumer leur puissance émergente, avec deux remarquables bretteurs qui s’affirment en têtes de gondole. Sadio Mané d’un côté, Dame Ndoye de l’autre.
La comparaison commence à s’installer. La rivalité guette. La cultivent-ils ou non, l’opinion risque de l’imposer. Dans l’histoire du football, de telles dualités ont laissé des traces aussi merveilleuses qu’elles ont pu conduire à des déchirements néfastes.
L’ego d’un footballeur, comme celui d’un artiste, peut être énorme. Comme d’ailleurs tout ce qui s’affirme dans la comparaison et se valorise en surfant sur la star system. L’esprit d’équipe a beau servir de discours, la sur-dimension du moi est souvent d’un naturel incompressible, qui s’exprime dans l’accaparement des responsabilités et une tendance à tout ramener à soi. Il faut être d’une réelle grandeur d’âme pour ne pas éteindre les bougies des autres et ne s’éclairer que de sa propre lanterne.
Il fut un temps, dans les années 1960, où le Santos football club se faisait appeler Pelé football club, tant la dimension de El Rey était écrasante. Sauf que sa grandeur n’a pas été celle d’un soliste exceptionnel, mais d’un génial chef d’orchestre qui inspirait, donnait le ton et laissait aux autres le soin de donner à la musique du Santos, tout comme à celle du Brésil, leur propre respiration. L’eut-il voulu, on n’aurait jamais parlé d’un Gerson ou d’un Tostao.
Par contre, dans la grande Allemagne des années 1970, Beckenbauer avait une vision jacobine du foot. Un kaiser dans la pure tradition. Un libero par qui tout commençait et à qui tout revenait. Ecrasant de personnalité, élégant et talentueux pour donner à son poste une stature jamais atteinte, mais dominateur pour que rien ne pousse à son ombre. Dans sa royauté il n’y avait point d’autre porteur de projets ou d’idées. Rien que des sujets.
Gunter Netzer avait des ailes trop grandes pour tenir dans cette cage. Le bonhomme n’était pas seulement énorme parce qu’il chaussait du 47. Son élégance ne tenait pas uniquement à sa carrure et à sa chevelure qui volait au vent quand il déchirait le milieu du terrain. Netzer était un seigneur qui inspirait le Moenchengladbach. Beck était empereur au Bayern et aimait avoir sa cour avec lui. Ils n’ont jamais pu s’entendre.
Les rivalités sont parfois si nocives qu’il n’est pas étonnant que Johan Cruyff se soit montré hostile au recrutement de Neymar par le Barça. Il savait combien le Brésilien pouvait peser dans l’espace vital de Messi, lui prendre des "actions" sur le marché affectif et lui imposer une concurrence inhibitrice.
Avec les "Lions" comme ailleurs, il ne faut pas toujours compter sur la capacité des intéressés à se mettre au-dessus de leur nombril. L’opinion publique, ces 12 millions d’entraineurs qui font et défont selon les passions et les préférences, ont aussi place dans le jeu.
Sadio Mané ou Dame Ndoye, il faut éviter de retomber dans les querelles des clochers pour savoir d’où vient la meilleure sonorité et qui, le mieux, enchante les fidèles, les soirs de grand-messe.
On craint une telle rivalité pour deux joueurs que l’excès peut conduire au pire. Dame Ndoye porte un label d’indiscipline tactique qui, à trop en faire, peut déstructurer les schémas de jeu et désarticuler un collectif. Sadio Mané est un bouffeur de ballon, porté sur l’égoïsme des génies à la recherche de la solution individuelle.
Si le débat, voire la polémique, les poussent au désir de survalorisation personnelle, le pire pourrait être à craindre. Car le public du foot, sans doute inspiré par celui de la lutte, est devenu un ensemble où se détachent des conglomérats de "fans clubs" qui célèbrent les gloires individuelles au rythme des chants et des banderoles.
L’effet est nocif. On a vu ce que le mandarinat, créé par des particularisations de joueurs, exacerbé par la ferveur populaire qui gonfle les ego, a pu causer dans la "Tanière" : des clans et des coteries, l’acceptation ou le rejet de joueurs, des querelles byzantines, etc.
Il fut une époque où les talents de chef d’orchestre pullulaient dans la "Tanière" avec la beauté d’un champ de fleurs au printemps. Que ce fut Louis Camara, Louis Gomis ou Chita, entre autres merveilles des années 1960, ils étaient tous des maitres dans l’art, porteurs de solution et trouvant dans l’autre le complément d’une orchestration idéale.
Le débat a fait rage dans les années 1970 de savoir si Mbaye Fall et Christophe Sagna pouvaient s’aligner dans une même équipe. L’un était calife au Jaraaf, l’autre prêtre à la Ja. Deux bonheurs sans limites, quand il prêchaient dans le cadre de leurs confréries, en vert ou bleu.
La polémique était au plus fort, quand survint un Sénégal-Maroc (2-1) disputé à Kaolack, en 1974. Le premier amène un pénalty, le second le marque. Leur intelligence leur permettait d’évoluer l’un par rapport à l’autre. Chris se muait aisément en ce qu’on désigne aujourd’hui comme "excentré" et qu’on appelait à l’époque "faux ailier".
Dame Ndoye, Sadio Mané… Il y a mille manières de ne point les opposer.
Dans un entretien avec l’Aps, Giresse a schématisé la question à sa manière : "Dans mon acception du terme de leader technique, Dame Ndoye est mieux dans son registre. Il s’y colle mieux que Sadio Mané qui est toutefois celui qui est capable de faire la différence tout de suite. (…) Sadio Mané provoque, trouve des solutions, débloque les situations et fait des actions qui font la différence." On l’attend dans la recherche de leur compatibilité et de leur complémentarité.
Cette situation, il l’a vécue en tant que footballeur. Quand le "carré magique français" se formait pour le Mondial-82, la question simpliste était de savoir qui éliminer du milieu de terrain, entre lui, Genghini et Tigana, Platini étant intouchable.
Hidalgo les mit tous ensemble pour une ligne intermédiaire dont la densité et la créativité est restée légendaire. Aux autres qui cherchaient comment s’accorder, "Platoche" lançait avec désinvolture : "Vous pouvez en discuter. Moi je sais ce que j’ai à affaire". C’est Giresse qui rapporte l’anecdote.
La question, chez les "Bleus", se traitait entre des identités déjà remarquables. On n’en est pas encore là avec les "Lions". Trois matches de qualité et deux victoires de suite ne suffisent pas à labéliser et à sanctifier ce qui se construit par le temps et par les épreuves. Les profils que définit Giresse collent bien aux potentiels déjà exprimés par Dame Ndoye et Sadio Mané, il faut éviter que des futilités les portent à la perversion.
Tidiane KASSE
(à Lomé)
Ps : Dans A la volée parue le 10 septembre (Ne tombez pas sur la tête), une grossière erreur de géographie nous a fait confondre le Botswana au Lesotho, pour en faire une enclave au sein de l’Afrique du Sud. Toutes nos excuses.