"DES VOLEURS NE PEUVENT PAS METTRE DES VOLEURS EN PRISON"
MAMADOU OUMAR NDIAYE, DIRECTEUR DE PUBLICATION DE L'HEBDOMADAIRE LE TEMOIN
Directeur de publication de l’hebdomadaire Le Témoin, Mamadou Oumar Ndiaye prend parfois des positions tranchées sur un certain nombre de questions. Souvent à contre-courant de la vox populi. Dans cet entretien avec SenePlus, il considère injuste les procédures enclenchées contre Hissène Habré et dans le cadre de la traque aux biens supposés mal acquis. Indiquant que quand on parle d’enrichissement illicite au Sénégal, socialistes comme libéraux, sans exception, sont tous mouillés.
‘’Libérez-les tous !’’ écriviez-vous dans un édito. Au regard de cette injonction, vous ne semblez pas emballé par cette opération de ‘’moralisation de la vie publique’’...
Si on veut emprisonner toutes les personnes qui ont détourné les deniers publics au Sénégal, ça veut dire qu’on mettra toute la classe politique sénégalaise derrière les barreaux, et toutes les autres personnalités qui ont eu à gérer les biens de l’Etat. C’est un problème parce que les principaux leaders des partis politiques, qu’ils soient de la majorité présidentielle ou de l’opposition, sont tous milliardaires. Où ont-ils pris cet argent ? On sait qu’aucune de ces personnes n’a géré une grande entreprise privée, aucune d’entre elles n’a hérité une telle fortune. Alors si ce n’est pas dans l’exercice des fonctions étatiques, où ont-ils trouvé cet argent ? Maintenant, si on doit mettre des gens en prison, il faut qu’on les emprisonne tous parce que des voleurs ne peuvent pas mettre des voleurs en prison, ce n’est pas possible.
Vous voulez dire qu'ils sont tous pourris, ceux qu'on poursuit comme ceux qui poursuivent ?
C’est vrai que c’est le tour de Karim Wade et de quelques directeurs généraux sous le règne de son père, mais hier, c’était le tour des socialistes. Wade à un moment donné, avait compris qu’il ne pouvait pas mettre en prison tous les détourneurs de deniers publics parce que s’il s’amusait à le faire, il allait mettre derrière les barreaux l’essentiel des anciens socialistes. Il allait remplir les prisons sénégalaises de détourneurs. Il a mis fin à la poursuite des détourneurs de deniers publics. Aujourd’hui, on parle de la traque des biens mal acquis, et si Macky persiste dans cette traque, demain quand il ne sera plus au pouvoir, des membres de son gouvernement seront emprisonnés et d’autres vont suivre. Jusqu’á quand ?
Vous prônez l'impunité ?
Il vaut mieux peut-être s’arrêter et passer l’éponge. On peut considérer que les détournements ont été faits pour la bonne cause, même si on sait que ce n’est pas vrai. Regardez ce qui s’est passé en France. Quand il y a eu l’histoire des bureaux d’études, les mécanismes publics de financement des partis politiques n’existaient pas en France. Alors les partis avaient recours à des subterfuges illégaux pour obtenir des financements. Chaque parti avait son bureau d’étude et faisait, par le biais de celui-ci, des surfacturations lorsqu’il s’agissait de construire des industries ou des hypermarchés dans une ville ou un département. La différence entre les surfacturations et les factures normales allait dans les caisses des partis politiques et permettait aux partis de financer leurs activités. Une enquête avait été ouverte et a conduit à l’arrestation des membres du RPR (Le Rassemblement pour la République, parti politique français de droite, se revendiquant du gaullisme, Ndlr), ensuite des gens du Parti socialiste et certains dirigeants du Parti communiste français étaient dans le collimateur de la justice. Ils se sont rendu compte que s’ils laissaient faire les juges, ils iraient trop loin. Ils ont compris s’ils continuaient les poursuites, ils allaient tous se retrouver en prison. Les gaullistes, les communistes et les socialistes étaient tous menacés. C’est ainsi que la classe politique française s’est réunie et elle a voté une loi d’autoamnistie que l’opinion publique avait complétement désapprouvée. Mais ils ont remis les compteurs à zéro et ont instauré un mécanisme public de financement des partis politiques pour éviter aux partis de recourir à des pratiques illégales. L’Etat va financer les partis politiques en fonction des nombres d’élus dans chaque parti. Mais à partir de maintenant toute personne qui aura recours à des pratiques illégales pour le financement d’un parti, ira en prison et depuis lors, les choses marchent.
Concrètement comment le Sénégal doit-il procéder pour arriver au même résultat à ce stade de la traque aux biens supposés mal acquis ?
Il faut remettre les compteurs à zéro et sortir de ce cercle vicieux qui nous amènerait à poursuivre les dirigeants à chaque fois qu’un régime est déchu. On peut aussi s’inspirer de la commission vérité et réconciliation que Nelson Mandela avait instaurée en Afrique du Sud où les gens avouaient leurs crimes en échange d’un pardon au nom de la réconciliation nationale. Si des gens ont pu le faire pour le régime de l’apartheid qui est responsable de la mort de milliers de Sud-africains, sur une question de sang, je ne vois pas pourquoi nous, on ne peut pas le faire pour une question d’argent. Aussi, les gens qui ont volé l’argent ne vont pas dormir dessus. Si on les amnisties, ils ramènent l’argent et vont faire travailler le pays. L’argent se reconstitue facilement. Le président Houphouët (premier président de la Côte d'Ivoire, Ndlr) disait aux gens qui ont détourné l’argent de la Côte d’Ivoire : ‘’Je ferme les yeux à condition que vous investissiez dans votre localité’’. Il ne disait même pas à Abidjan, mais dans votre localité. Il savait que quand on exerce des responsabilités publiques dans nos pays, on détourne facilement et comme il était très sage, il demandait à ceux qui ont détourné de développer leurs localités.
Dans le dossier Habré aussi, on constate que votre journal a clairement pris position en faveur de l’ancien président tchadien. Qu’est ce qui explique cela ?
C’est tout simplement parce qu’on est des Africains, des patriotes… Nous estimons que ce qui arrive au président Habré est une injustice flagrante. Habré a été un grand résistant africain qui a combattu les troupes françaises au Tchad dans le cadre du Frolinat (Front de libération nationale du Tchad, Ndlr). Et c’est pendant cette période qu’il avait pris en otage l’ethnologue française Françoise Claustre et c’est aussi au cours de cette période que ses hommes avaient tué le commandant Galopin de l’armée française. Hissène Habré était un chef d’Etat qui avait fait preuve de beaucoup de nationalisme en faisant de sorte que les Tchadiens puissent profiter des richesses du pays. Habré a défait l’armée libyenne, très bien équipée, du colonel Kadhafi qui voulait envahir son pays. Une victoire qui a entrainé l’échec du fameux deal de Syrte entre les défunts présidents français, François Mitterrand, et libyen, Mouammar Kadhafi. Ces derniers voulaient en réalité, se partager le Tchad. Kadhafi voulait prendre le Nord, notamment la bande d’Aouzou et Mitterrand les recettes.
Voulez-vous dire que Habré est blanc comme neige ?
Il est vrai aussi qu’Habré a exercé le pouvoir dans un contexte particulier où le Tchad était traversé par une série de guerres civiles et il devait faire face á l’ennemie intérieur. Peut-être que des exactions ont été commises. Mais il convient d’être juste. Il était le président de la République, mais il avait un responsable des forces de défense et de sécurité qui avait la haute main sur ce qui se passait aussi bien dans les prisons, que dans les commissariats de police et les brigades de gendarmerie, là où étaient pratiquées les tortures supposées. Je ne comprends pas que plus d’une vingtaine d’années après la commission de ces allégations, on veuille seulement poursuivre le président Habré, tout en épargnant curieusement son ministre de la Défense de l’époque qui n’est autre que le président Idriss Deby (actuel chef de l’Etat du Tchad, Ndlr). Si on veut un procès équitable, il faut que celui qui dirigeait les forces de défense et de sécurité puisse comparaitre, c’est la moindre des choses.
Peut-on poursuivre un président en exercice ?
On ne doit pas attendre qu’il quitte ses fonctions parce qu’il ne quittera jamais. Il sait que sans son pouvoir, il sera poursuivi ce qui fait qu’il va s’accrocher à son poste de président de la République comme Blaise Compaoré du Burkina Faso, qui sait que le jour où ’il quittera le pouvoir, il aura à répondre de certains assassinats comme celui du journaliste Norbert Zongo (directeur de l’hebdomadaire L’Indépendant, assassiné en 1998, Ndlr) et de ses anciens compagnons d’armes comme Jean Baptiste Lingani et Henri Zongo. Donc, il s’accroche au pouvoir quitte à modifier la Constitution. Il ne quittera jamais. De la même manière, le président Deby non plus ne quittera jamais. Qu’est-ce qui empêche actuellement l’inculpation de Deby en tant que président comme on l’a fait avec les présidents Omar El Bachir du Soudan et Uhuru Kenyatta du Kenya que la Cpi a inculpés ? Rien ne s’oppose à son inculpation, même en exerçant le pouvoir. Le droit international ne s’y oppose pas. Mais, malheureusement, on a ici à un procès financé pour la plus grande partie par le président Deby, qui a eu à donner par deux fois la somme de 2 milliards de francs Cfa, soit 4 milliards de francs Cfa. Il exige que son potentiel adversaire (Hissène Habré) soit condamné afin qu’il puisse dormir tranquille. Parce que libre, Habré pourrait tenter quelque chose pour le déstabiliser.
Il y a donc du deux poids deux mesures ?
Vous savez, ce n’est pas pour rien que la balance est le symbole de la justice et il faut que le fléau de la balance se situe au milieu pour qu’il ait équité. S’il penche d’un côté, ce n’est pas bon. Malheureusement dans ce dossier, tout est fait pour juger un seul homme et la même chose est faite pour extraire de la procédure un autre, qui serait tout aussi coupable que lui, si on admettait qu’il y a crime de guerre et crime contre l’humanité au Tchad.