FAUT-IL SAUVER LE SOLDAT AZIZ NDAW ?
RAPPELÉ À DAKAR APRÈS LES GRAVES ACCUSATIONS CONTENUES DANS SON LIVRE «POUR L’HONNEUR DE LA GENDARMERIE»
Le brûlot du Colonel Abdoulaye Aziz Ndaw dont la presse a publié des extraits, continue de faire des vagues. La réaction quelque peu tardive du gouvernement vient ajouter une tension et une gravité supplémentaires à un contexte particulièrement chargé. Le fait est si rare qu’il en désarçonnerait plus d’un. Qu’un haut gradé de la maréchaussée prenne sa plume pour décrire en des termes particulièrement acerbes des faits gravissimes au cœur de l’État, et de la sécurité nationale, dépasse tout entendement.
Surtout dans un pays comme le nôtre où la sacralité de cette institution avait inscrit dans le granit une grande omerta, cette culture du silence quasiment inviolable. Où l’esprit de dévotion au chef et le culte hiérarchique sont presque aussi œcuméniques que dans le clergé. Toucher à cette tradition séculaire relève presque du sacrilège.
S’il y a un péché que le Colonel Ndaw a commis, c’est d’avoir remis en cause ce principe sacro-saint. Et aussi et surtout d’avoir réveillé un monstre dormant dont les soubresauts sont toujours craints. A tort ou à raison ! Mais le fait est que dans nos traditions républicaines, un tel changement de paradigme n’est pas attendu, compris, encore moins accepté.
Faut-il pour autant jeter le Colonel Ndaw aux orties ? Le mettre à l’encan ? Certainement pas. Sa démarche, même si elle relève de l’insubordination et de la révélation de secrets d’État, n’en est pas moins digne d’intérêt et de respect. Ne serait-ce que pour son courage et sa détermination à lutter contre l’impunité et les pratiques facétieuses et antipatriotiques. Pour autant qu’il sache apporter la preuve de ses accusations et ne mettre en cause sans raison l’honneur d’un homme, jusqu’à ce jour sans tâche. Ce qui est loin d’être une mince affaire, car dans le domaine d’accusation de corruption et de parjure, de trahison, la détention de preuves formelles et intangibles relève de l’exploit, voire du miracle.
Mais tant que le Colonel n’aura pas été entendu sur le fond et non la forme, il sera difficile de le condamner a priori uniquement parce qu’il a commis une faute professionnelle avérée. En diffusant ce livre avec son lot d’imputations, le Colonel Ndaw a pris date avec l’histoire, sans qu’il sache lui-même où cette bravade pourrait demain le conduire.
Manifestement le Colonel Ndaw a voulu rompre d’avec ce classicisme républicain pour mettre un coup d’arrêt à cette culture mutique et de la résignation. Il a, sur la forme, foulé aux pieds un serment militaire aussi sacré que la réputation du Général Fall.
Qui veut étouffer l’affaire ?
Sur le plateau de la télévision sénégalaise, le ministre des Forces armées, Augustin Tine, a délivré une chaîne d’accusations à la manière d’un procureur de la République. Cette sortie a au moins l’heur d’indiquer la ligne directrice que le gouvernement entend emprunter dans cette affaire : étouffer dans l’œuf une affaire dont les conséquences du développement sont imprévisibles.
Échaudé par l’affaire commissaire Keita qui a éclaboussé la hiérarchie policière, et le commissaire Abdoulaye Niang avec de graves accusations de trafic de drogue, le gouvernement entend mettre un voile pudique sur cette nouvelle affaire. L’honneur de la République et l’image de nos prestigieuses institutions policières et militaires sont les enjeux politiques, qui à ses yeux en valent bien la chandelle.
En décidant donc d’entendre le Colonel Ndaw par des voies formelles et probablement disciplinaires, il est resté dans son rôle de garant de notre sécurité et de la stabilité sociopolitique dont notre armée nationale est un des éléments constitutifs.
Cette enquête administrative peut conduire à une mise aux arrêts immédiate du Colonel. Et cette rétention préventive pourrait durer de 30 à 45 jours selon des officiers interrogés par la presse. Elle dépendra en réalité du temps que le prévenu mettra à fournir les éléments de preuve de ses accusations. Il y a donc fort à craindre que le Colonel Ndaw réside dans un environnement carcéral, dès qu’il foulera le sol sénégalais.
Les organisations des droits de l’homme commencent du reste à s’inquiéter d’un jugement a priori dont il serait victime avant d’être entendu. Cette inquiétude se justifie d’autant que les reproches faits au Colonel, sont à la hauteur de l’ampleur de ses accusations. Les qualifications sont terrifiantes : atteinte à l’obligation de réserve, violation de secret d’État, mise en danger de l’armée, démoralisation des armées.
A ce rythme, les portes des procédures judiciaires et disciplinaires lui sont grandement ouvertes. A moins qu’il ne décide de ne pas déférer à la convocation de l’État. Une autre faute grave, qui n’allégerait pas du tout sa situation administrative et professionnelle. Même à quelques mois de sa retraite.
Graves ramifications
L’armée, cette grande muette est trop habituée au mutisme et à la discrétion, pour qu’une telle salve dans un dossier aussi sensible que la Casamance, soit bénigne. Encore moins ravalée au simple rang de faits divers dont la presse se ferait des choux gras.
Les conséquences de la publication de ce livre seront forcément désastreuses et leurs répercussions difficilement appréciables, pour l’heure. La qualité de la personnalité particulièrement mise en cause, le Général Amadou Fall, ancien Chef d’Etat-Major Général des Forces Armées (CEMGA), et actuel Ambassadeur du Sénégal au Portugal, amplifie la criticité de l’affaire.
Il en est du reste ainsi des ramifications possibles de ces accusations gravissimes. La remontée de ces «informations sensibles», pouvant conduire fort logiquement jusqu’à l’ancien président Abdoulaye Wade. Même au-delà à la lumière des trente deux ans de conflit en Casamance.
En effet, la bienveillante disposition d’esprit vis-à-vis des rebelles du MFDC, la mise en danger de notre pays, tout comme la mort, les enlèvements, les destructions de biens, qui en ont découlé ne peuvent être passés par pertes et profits… Si tant est que les révélations du Colonel s’avèrent. C’est là une autre paire de manches.
Le gouvernement a donc bien fait d’annoncer le rappel de l’officier en poste à Rome, pour l’entendre, avant de prévoir la suite à donner à ses fracassantes dénonciations. Dans une démocratie représentative comme la nôtre, la justice aurait dû s’autosaisir pour demander l’audition de ce Colonel et preux chevalier de la vérité qu’il veut incarner. Cette procédure judiciaire normale est à la mesure de la gravité des faits incriminés.
Double portée civile et militaire
Les conséquences de ces faits relatés dépassent le strict cadre militaire. Des civils ayant été tués dépouillés de leurs biens, enlevés, violés, mutilés, il serait très restrictif de limiter cette procédure au niveau militaire. Le cas échéant, il serait presque futile de circonscrire les péchés établis du Colonel au strict plan militaire, à la mesure des fautes professionnelles commises. C’est dire, combien il sera nécessaire de placer cette affaire dans un cadre plus général, celui de la nation dont les fondements auraient été menacés, les deniers pillés, l’honneur saboté.
Forcément, l’extension civile de cette grave péripétie devrait donner plus d’éclairage sur ses conséquences nombreuses et ses multiples ramifications, qui n’épargneront pas l’ancien chef de l’État, Abdoulaye Wade, au cœur de ce scandale, si des preuves sont fournies. De toutes manières, le Colonel Ndaw dit bien avoir averti à plusieurs reprises le président de la République des présumés agissements du Général Amadou Fall et des «messieurs Casamance», alliés potentiels des rebelles du MFDC, si l’on en croit le gendarme.
Que le ministre Tine demande aux autres mis en cause d’ester en justice et d’user de leurs droits de poursuite, prouve à dessein que l’affaire ne peut être cernée dans les limites d’une faute professionnelle, qui condamnerait à coup sûr le Colonel Ndaw.
Le dilemme du Président
Le Président de la République Macky Sall n’est nullement mis en cause dans cette affaire. Mais sa responsabilité de chef d’État est entièrement engagée. Il a deux possibilités : soit considérer cette affaire comme une boîte de pandore et laisser la discipline militaire s’appliquer au Colonel fautif professionnellement. Le risque est de donner une caution morale et politique à des pratiques dangereuses, de protéger des hauts gradés dont l’irresponsabilité autant que la cupidité sont tout simplement coupables.
Dans ces conditions ces pratiques auraient beaucoup de risques de se perpétuer et la menace sur la république récurrente et prégnante. Les promesses de rupture oubliées, les dérives corruptives en roue libre. Pire, l’impunité déjà constatée dans l’affaire de la drogue au sein de la police, pourrait bien devenir la suite d’une autre impunité. Toutes les velléités d’éclosion de nouvelles indignations et de dénonciations de déviances au sein des corps habillés seraient ainsi tuées au grand dam de la bonne gouvernance, de l’éthique et de la bonne gouvernance.
L’autre alternative du Président, c’est de comprendre que notre pays est aujourd’hui assez mûr pour évoluer d’une démocratie représentative vers une démocratie délibérative. Cette dernière culture d’être républicain doit nous permettre de libérer la parole juste, honnête de toutes les catégories de citoyens pour magnifier, encourager l’exemplarité des actes honorables et productifs et décrier les scandales à répétition qui émaillent notre cheminement national dans la gestion des affaires publiques. A plus forte raison la défense et la sécurité nationales.
Aucune nation sérieuse ne s’est développée dans la concussion et la prévalence d’intérêts particuliers. Le régime d’Abdoulaye Wade en a fait les terribles frais. Mais la nation sénégalaise en portera pendant longtemps les stigmates. Il appartient au président de la République de prendre son courage à deux mains et de ne faire aucune concession aux malfaisants, fussent-ils des militaires, citoyens à part entière. Ils ne sont en rien intouchables. Bien au contraire, c’est à force de les considérer comme tels, que des frustrations même au sein de l’armée peuvent naître et créer l’irréparable.
Il y aurait une réelle contradiction à poursuivre des anciens pontes du régime précédent pour traque de biens présumés mal acquis, maintenir Karim Wade en prison et laisser libres des hauts gradés, coupables de forfaits plus graves.
Si les accusations du Colonel Aziz Ndaw consignées dans son livre difficilement accessible au Sénégal, sont fondées, alors, ce soldat mériterait notre respect, notre considération, et notre protection. On espère bien alors que la justice qui ne sera pas que militaire, nous donnera l’occasion de répondre à cette lancinante question : faudrait-il sauver le soldat Abdoulaye Aziz Ndaw ?