GUERRE DES TELECOMS
CONTRÔLE DES APPELS, VOLUME FINANCIER, 4G, PORTABILITÉ...
Le Secteur des Télécommunications connaît un boom sans précédent au Sénégal. Si son apport dans le Produit intérieur brut (PIB, 12%) est indéniable, plusieurs zones d'ombre subsistent dans la gestion du secteur aux allures de "mammouth". Dans cet univers où tous les codes sont "cryptés", il est important de savoir qui contrôle véritablement l'activité. L'État a-t-il réellement les moyens sur le plan humain, des textes de loi, de l'infrastructure, de surveiller les opérateurs de la téléphonie ? Le partage des rôles entre opérateurs et régulateurs est-il aussi limpide qu'il ne se donne à voir ? Bref, la question principale : "Qui tire les ficelles ?" garde toute sa pertinence. EnQuête tente d'y répondre, dans ce premier jet d'un dossier qui a été difficile à mener du fait que les langues ne se délient paradoxalement pas dans ce domaine.
RÉGULATION DES TÉLÉCOMMUNICATIONS
Les séquelles de l'histoire
Affirmation d'un côté, contre-affirmation de l'autre. Depuis plus d'une semaine, la SONATEL et les autorités étatiques se livrent à une véritable bataille médiatique. Sur ce qui ressemble à un ring à gladiateurs des temps modernes, le problème de fond est que l'État n'a aucune maîtrise sur ce secteur. Les raisons de cette perte du pouvoir sont, en grande partie, à chercher dans l'histoire de la privatisation du secteur.
Il y a une hausse sur les tarifs des appels entrants internationaux ! C'est faux, il n'y a pas eu de hausse. Polémique sur l'augmentation des coûts ou pas d'un côté. Défiance de l'autre côté sur le contrôle des flux téléphoniques. Et enfin, déclaration et contre-déclaration sur la 4G. Le commun des Sénégalais qui n'a pas une bonne maîtrise des télécommunications peut facilement se perdre dans ce jeu de ping-pong. Bien que divers, au fond, ces différents points renvoient à une même problématique : la maîtrise de l'État du secteur des télécommunications.
Tout cet affrontement à distance entre l'État d'une part à travers ses démembrements que sont l'Autorité de régulation des télécommunications et des postes (ARTP) et le ministère en charge de ce département, et d'autre part la Société nationale des télécommunications (SONATEL), n'est que la traduction d'une volonté des deux côtés soit d'arracher soit de conserver le pouvoir de décision, en fonction des intérêts.
De façon plus claire, l'État à qui revient la prérogative de dégager la vision, de définir la stratégie et surtout de réguler le secteur, n'a presque aucun élément qui lui permet d'exercer ce pouvoir régalien. Au Sénégal, les informations dont dispose l'autorité publique sur le secteur des télécommunications est le fruit du déclaratif volontaire, c'est-à-dire que les chiffres lui sont communiqués par les compagnies, sans qu'elle n'ait aucune possibilité de vérifier l'exactitude des déclarations.
Toutefois, les temps semblent avoir changé. L'État est décidé à mettre un terme à ce non-sens. Les propos du directeur général de l'ARTP Abdou Karim Sall, subitement ferme (?) sur la question, ne laissent pas la place au doute. "Un régulateur qui se respecte, ne peut pas accepter ad vitam aeternam, des informations basées sur du déclaratif."
Mais une question se pose. Comment expliquer que l'État ne dispose d'aucun levier pour procéder au contrôle d'un secteur aussi lucratif. Le ver est à chercher non pas dans le fruit, mais dans le passé. En effet, la SONATEL a d'abord été une société nationale et publique. En 1997, quand il fallait passer à la libéralisation, l'État étant majoritaire, tout le monopole a été accordé à la boîte. Mieux, l'ensemble des instruments de décision ont été mis entre les mains de la SONATEL.
En quelque sorte, comme l'affirme une source, c'est un privé au cœur du public. Tout était donc entre ses mains, parce qu'étant seule à l'époque, dans le secteur.
Un document interne à l'État qui fait le diagnostic du secteur et que EnQuête a parcouru constate l'impuissance de la Direction des Etudes et de la Réglementation de la Poste et des Télécommunications (DERPT) depuis sa création le 5 septembre 1994.
"Au lendemain de l'ouverture du secteur à la concurrence, la DERPT et le Ministère de la Communication étaient dépourvus de moyens techniques et humains pour être à même d'exécuter correctement leurs tâches, notamment en matière de vérifications d'ordre technique. Il s'y rajoute que c'est la SONATEL qui continuait à assurer la planification, la gestion et le contrôle du spectre de fréquences", note le document.
Agents de la SONATEL et régulateur
Afin que l'État puisse assurer sa mission un tant soit peu, des agents de la SONATEL sont mis à la disposition de l'autorité. Autrement dit, SONATEL a toujours pu placer, en détachement, des ressources humaines à tous les niveaux stratégiques de l'Administration publique. Le document relève ce fait en ces termes :
"Des salariés de SONATEL, de surcroît actionnaires, se sont donc retrouvés aux postes de Conseiller au Ministère en charge des Télécommunications, Responsable de département au FONSIS, Directeur des TIC, agents de l'ARTP, Conseiller du Premier Ministre ou Directeur de Cabinet du Ministère, tout en conservant leurs avantages, actions et plans de carrière à SONATEL".
Bref, depuis l'ouverture du secteur à la concurrence, la gouvernance, la législation et la régulation des TIC ont toujours été, pour l'essentiel, l'œuvre des agents de SONATEL. Le cordon ombilical n'est pourtant pas encore coupé. La preuve par l'actuel Directeur général de l'ARTP qui est un ancien d'Orange. Ce n'est sans doute pas le fruit du hasard si le Dg de la Sonatel est devenu très fréquent dans les locaux de l'Agence de régulation des postes et télécommunications (ARTP).
Il a été noté, depuis l'arrivée d'Abdou Karim Sall à cette agence stratégique, un va-et-vient inhabituel du Directeur général de la SONATEL au bureau du boss de l'ARTP. Simple coïncidence ? Entre quatre murs, qu'est-ce qu'un ancien cadre de la SONATEL, qui n'a sans doute pas goûté aux délices du top management… Orange (il fut chef d'agence à Bargny), peut raconter au Directeur général Alioune Ndiaye ?
Sans que cela puisse être mathématiquement prouvé, il revient dans nos différentes discussions que la SONATEL a d'une manière ou d'une autre contrôlé les différents directeurs qui se sont succédé à la tête de l'ARTP. Par quel mécanisme ? Avec le bâton ? La carotte ? Les deux à la fois…
Le contrôle s'exerce aussi de façon plus subtile par les mouvements d'aller et retour du personnel très restreint des Télécoms de la SONATEL vers l'État, puis de l'État vers la SONATEL. Ces agents étant dans les centres de décision, rien ne pouvait échapper à la multinationale en termes d'informations. Mais également, ils pouvaient facilement influencer les décisions de l'État.
Une source de relever : "Ceci a permis à SONATEL, d'une façon ou d'une autre, d'anticiper sur la stratégie de la concurrence, de surveiller la politique développée par celle-ci et de pouvoir la retarder ou la contrecarrer puisque ce sont ses employés qui assuraient la conformité du matériel, bref tout le volet technique que l'État en ce moment ne pouvait assumer en personne".
Ce dispositif fait que lorsque l'ART a été créée en 2001, elle n'avait aucune ressource, ni technique, ni humaine lui permettant de mener sa mission. Cette tare congénitale poursuit encore sa fille l'ARTP. Certes, beaucoup d'efforts ont été faits sur la question des ressources humaines. Mais toujours est-il que la conséquence de ces faits de l'histoire est que l'ARTP ne dispose aujourd'hui d'aucun outil pour recenser et caractériser les chiffres et données du secteur (nombre d'abonnés, qualité de service, flux des appels, coût des produits et services, chiffre d'affaires…).
D'où l'idée "de faire l'audit des ressources humaines de l'Administration publique en charge du secteur, d'éliminer les conflits d'intérêts, et de projeter un programme de Formation et de recrutement de fonctionnaires".
Dépenses par jour dans le téléphone
Ce qui reste évident, c'est qu'il y a des informations capitales dont l'État a besoin. Par exemple, les données réelles sont aujourd'hui indispensables à l'État pour savoir s'il faut une quatrième licence globale de téléphonie. Avec la 4G, il faut définir une redevance sur la base des statistiques. Idem pour la mise en œuvre de la portabilité des numéros.
Il y a également l'application de la législation et de la règlementation en vigueur, tous tributaires des statistiques qui encore une fois, à l'absence de tout contrôle, ne sont que ce que les opérateurs veulent qu'elles soient. A tout cela s'ajoutent la TVA et les autres taxes qui sont appliqués aux chiffres réels dans le secteur.
Mieux, il y a une question très simple à laquelle il faut trouver une réponse : combien les Sénégalais dépensent par jour dans les télécommunications ? Si l'on en croit une source, personne n'a cette réponse à part les opérateurs. Ni l'ARTP ni aucune autre personne ou institution. C'est dire donc que l'État a intérêt à mettre fin au régime déclaratif.
C'est pourquoi dans les recommandations du document susmentionné, il est conseillé aux décideurs de "demander à l'ARTP de sommer les opérateurs à fournir les données telles que le montant collecté quotidiennement au titre de la vente en mode prépayé de services aux abonnés, tous types de recharge confondus".
Seulement, rien n'indique que la SONATEL est prête à se faire contrôler. Le document de l'État cité ci-dessus dénonce cette attitude. "L'ARTP s'est dotée récemment d'un matériel de supervision, mais SONATEL refuse l'installation des sondes du dispositif de contrôle arguant un vide juridique, là où Expresso et Tigo ont déjà accepté et accueilli les sondes", s'indigne-t-on.
Alex Coranthin de l'Observatoire sur le système d'information, les réseaux et les info-routes du Sénégal (OSIRIS), estime qu'il y a soit une mauvaise lecture soit une mauvaise écriture des textes. "Si la loi le permet, SONATEL ne peut pas aller à l'encontre. Peut-être que c'est nous qui avons mal écrit les textes", s'interroge-t-il.
Aux dires de M. Coranthin, l'ARTP vérifie mais n'ordonne pas. Et c'est là ou se situe le problème, car l'architecture institutionnelle n'y est pas. Les textes réglementaires qui régissent le secteur aussi ont des failles. "Les textes ne sont pas aussi clairs et aussi précis qu'ils devraient l'être. Ils ont été très larges et peuvent poser des problèmes dans la mise en application". Il plaide donc pour que la législation soit sectorisée afin de séparer les types d'activité.
Global Voice : un chiffon rouge
Mais en attendant, l'État a décidé de combler ce vide juridique par la voie la plus rapide. Lors du conseil des ministres du mercredi 8 avril, il a été question de finaliser le "décret portant mise en place d'un dispositif de supervision et de contrôle de l'activité des opérateurs et de lutte contre la fraude dans les télécommunications". Il a pour objectif de fixer les modalités pratiques permettant à l'ARTP d'assumer sa mission de contrôle. Mais déjà, le directeur de l'ARTP a compris dans les propos de Mamadou Haïdara Diop une volonté de défiance.
Cet administrateur de la Sonatel représentant le personnel au conseil d'administration dans l'émission Grand Jury de la Rfm de dimanche dernier semble dire que même avec un décret, la SONATEL ne se soumettra pas à ce contrôle. Abdou Karim Sall espère que ce n'est pas la position de la direction de SONATEL et s'est voulu ferme en ce sens. "Nous à l'ARTP, nous ne comptons pas, nous n'entendons pas négocier l'application d'un décret."
En fait, la SONATEL récuse particulièrement la société Global Voice qui ne rappelle pas que de bons souvenirs au Sénégalais. Mais contrairement à ce qu'affirme la SONATEL, il ne s'agit point de contrat de prestation de service avec Global Voice, si l'on en croit les autorités. En fait, Global Voice n'a fait que former les agents de l'ARTP dans le contrôle des flux. Mais le matériel appartient à l'ARTP. Et ce sont ses fonctionnaires qui feront le travail. On peut dire donc que c'est l'ARTP qui exerce enfin sa vraie mission.
Le journaliste et Directeur de la RFM Alassane Samba Diop estime que Global Voice n'est qu'un chiffon rouge que la SONATEL agite pour faire peur au Sénégal. "Il y a toute une logique de communication derrière", constate-t-il. D'autant plus que ce même dispositif de contrôle existe dans d'autres pays africain comme le Rwanda, le Ghana, la Tanzanie et la Guinée.