HISTORIQUE !
La normalisation diplomatique et économique entre les Usa et Cuba est en marche. Elle confirme un nouveau tournant politique en Amérique Latine marqué par la fin des luttes révolutionnaires et l’avènement des régimes démocratiques

Surprise totale de la fin d’année 2014 : c’est la dernière relique de la guerre froide qui s’effondre enfin, le plus ancien embargo en place dans le monde, qui aura duré 65 ans, est en voie d’être levé. Salué dans le monde entier, et orchestré par le Président Obama, cet accord est le fruit de négociations secrètes, conduites dix-huit mois durant, sous le leadership du pape François et l'impulsion des autorités canadiennes. La libération par Raoul Castro d’un détenu américain, sur l’Ile depuis cinq ans, a également contribué au dégel des relations.
La normalisation diplomatique et économique avec Cuba, située à seulement 150 kilomètres de la Floride, est donc en marche. Malgré la défaite de son camp aux récentes élections, le Président américain ne compte pas faire de la figuration jusqu’à la fin de son mandat, et semble bien déterminé à imposer des mesures emblématiques, voire révolutionnaires. Le processus sera périlleux, car les républicains qui contrôlent les deux chambres du Parlement sont totalement opposés à toute levée des sanctions sur Cuba.
Ce réchauffement survient 20 ans après la fin de la guerre froide, qui avait violemment opposé les États-Unis et l'URSS : la «crise des missiles», autour de laquelle les deux puissances avaient brandi la menace nucléaire en raison du projet soviétique d'installer des missiles à Cuba. L'hostilité entre Washington et La Havane s’est renforcée sous Fidel Castro.
Ce rétablissement des relations diplomatiques confirme un nouveau tournant politique en Amérique Latine marqué par la fin des luttes révolutionnaires et l’avènement des régimes démocratiques issus de processus électoraux. Ce qui fait dire aux détracteurs de ce dégel que les Etats Unis, en renouant avec Cuba sans condition préalable, «sonnent le glas des espoirs mis dans la contagion démocratique».
Pourtant en 1992 l’embargo, davantage renforcé par le Cuban Democratic Act, stipulait qu’aucun contact n’était autorisé avec le régime cubain sans ouverture démocratique. Cette restriction supplémentaire se rajoutait à celle sur les produits pharmaceutiques et alimentaires.
«J'ai vécu dans le monstre et j'en connais les entrailles.» Cette phrase tristement célèbre de José Martí, écrivain cubain exilé à New York, en dit long sur le vécu des exilés cubains car ce sont bien les Etats Unis qui sont le Monstre. Ces derniers nourrissent ambivalence et contradiction sans précèdent envers leur terre d’accueil, réceptacle de leur désarroi et aussi source de leur mal-être. Une nation qui leur a certes ouvert les bras mais ne les intègre pas ou si mal.
Pour les Cubains, l’Amérique incarne «la démocratie, la liberté, la modernité, la puissance, l'enrichissement possible, l'individualisme conquérant, une spiritualité intense». Mais également l’hégémonie toute puissante représentée par «les soutiens aux dictateurs, le colonialisme économique, le puritanisme hypocrite, la solitude motorisée, un mode de vie d'un ennui abyssal» et, surtout, domination et propagande effrénée.
Les partisans de l'embargo américain, mus par un désir d’ouverture sans pour autant faire confiance à la capacité de changement du régime castriste, se sont progressivement évaporés au fil de ces deux dernières décennies.
L’importante et influente diaspora cubaine américaine de plus de deux millions d’habitants reste très partagée au sujet de ce dégel. Aucun engouement chez une partie de la communauté habitée d’une «haine féroce» contre un régime qui n’a cessé de les décevoir et d’anéantir leur rêve d’un retour en fanfare, alors que par ailleurs on trouve une population plus pragmatique à la recherche d’opportunités économiques, déterminée à se tailler la part du lion des échanges économiques à venir dans des secteurs clés tels que l’agro-alimentaire ou les télécoms.
Le coût de l’embargo financier et économique depuis 1962 est astronomique : 100 milliards de dollars selon Cuba. L’Ile est en effet devenue un territoire «économiquement paralysé et exsangue». Pourtant le potentiel économique cubain est énorme et la levée de l’embargo, concomitante avec le libre-échange, devrait enfin libérer les citoyens cubains de leur carte alimentaire et de l’«épuisant bricolage économique».
Le tourisme, aujourd’hui 3e source de devises prendrait son envol dans un contexte de relations normalisées. Depuis 1959, l’industrie est elle aussi moribonde ; notamment l’industrie automobile sujette de surcroit à l’interdiction des importations de véhicules étrangers. À la dépense publique qui entretient une bureaucratie pléthorique d’environ 90% de la population active, s’ajoute le poids écrasant des subventions sur tous les produits de première nécessité tels que le téléphone, l’énergie mais encore la santé et l’éducation, lesquels monopolisent 25% du budget national.
Aujourd’hui, le citoyen cubain aspire avant tout à se construire dignité et indépendance économique, et à s’ouvrir au monde. Il est à souhaiter que la levée de l’embargo marque enfin l’élimination définitive de ce «communisme tropical de plus en plus alangui».
Voici un peuple qui a été nourri d’idéologie pendant près d’un demi-siècle sous le joug d’un système répressif qui soigne et éduque certes mais a trop longtemps «enrégimenté, réprimé, humilié, appauvri et affamé». En effet, la liberté et la démocratie y sont encore bien insignifiants : «ni presse libre, ni télé, ni édition libre», seuls 5% de la population ont accès à Internet.
Malgré le scepticisme profond de certains dissidents cubains, tous les acteurs et analystes s’accordent pour reconnaitre que la stratégie de l'isolement a atteint ses limites et perdu tout son sens. Les sanctions ont pourtant, longue vie, c’est une arme ancienne qui daterait de l’époque de la Grèce antique. Alors que leur utilisation ressurgit avec acuité, la question de leur efficacité reste posée. Quel pourrait être l’impact de l’embargo récent contre la Russie par exemple ? Difficile à mesurer, bien que l’économie russe semble s’essouffler. Pourtant l’arme des sanctions s’est révélée efficace et puissante pour isoler l’Afrique du Sud pro-apartheid des années 1980. De toute évidence, les sanctions sont plus efficaces quand elles font l’unanimité et que tous les pays en respectent le principe.
«Cuba va changer, c'est incontournable», affirment les artisans de ce rapprochement spectaculaire. La contagion économique et politique, surtout, sera longue sur l’Île. Sans s’attendre à des miracles, ces derniers sont déterminés et engagés à rectifier le cours de l’Histoire, et à rendre la Perle des Caraïbes attractive. Les négociations sont bien entamées.