IL FAUT QUE L’IMPUNITÉ CESSE
ENTRETIEN AVEC LE PR ABDOULAYE BARA DIOP (Première partie)
Abdoulaye Bara Diop, Professeur Honoraire de la Faculté des Lettres de l'Université Cheikh Anta Diop, Chercheur enseignant comme il se plait à dire signifiant par là qu'il est venu à l'enseignement par la recherche; notamment à l'Ifan où il avait été recruté en 1958. Auteur de plusieurs ouvrages dont "La Société wolof", il se prononce sur le sentiment d'impunité qui mine nos sociétés et par conséquent sur l'impérieuse exigence de la reddition des comptes.
Depuis quelques jours les Dakarois subissent une grave pénurie d'eau. A part quelques escarmouches mardi soir, en banlieue et dans un quartier de Dakar, la situation est plus ou moins calme. Est-ce à dire que la société sénégalaise à une capacité de résilience particulière ?
Comme tout Sénégalais vivant à Dakar, j'ai souffert de cette pénurie d'eau qui dure jusqu'à présent chez moi, mais je me félicite que les Sénégalais ont plus ou moins bien supporté cette panne et qu'il n'y a pas eu de violence. Je crois que les Sénégalais constituent un peuple mûr, pacifique, ce qui ne veut pas dire qu'ils peuvent supporter tous les désagréments qui rendent difficiles leur quotidien.
J'ai suivi comme beaucoup de personnes les explications qui ont été données par les responsables au niveau de la SDE. Comment se fait-il qu'il y ait cette panne? Il a été question d'un tuyau installé en 2004 pour une durée de vie de trente ans et qui s'est détérioré au bout de 8 ans. Le Premier ministre a été sur le terrain et a indiqué que les responsabilités seront situées et s'il y a faute, les fautifs seront sanctionnés. N'étant pas spécialiste, je pense qu'il faut en tirer des leçons pour l'avenir pour que cette pénurie d'eau ne se reproduise plus et que surtout la ville de Dakar ne soit pas soumise à une seule source de ravitaillement en eau.
Justement vous étiez en train de dire que vous vous félicitiez du fait que la population ait été calme dans son ensemble, mais ne pensez-vous que la démocratie est incompatible avec l'apathie ?
Non, je ne crois pas qu'il y ait nécessairement apathie. Ce ne sont pas des manifestations violentes qui font la vitalité d'une démocratie. Des citoyens ordinaires, des autorités politiques, religieuses se sont exprimés et ont été relayés par les médias. Il y a donc eu des opinions qui se sont exprimées en fustigeant cette panne et en revendiquant même. Il y a des gens qui ont même menacé de ne pas payer les factures d'eau. C'est donc une forme de protestation. Je me félicite qu'il n'y ait pas eu de violence. Et je crois que ce sont ces formes de protestation qui font que cette démocratie est une démocratie vivante. Mais, faut-il le rappeler, la démocratie suppose toutefois que la pression des populations soit entendue.
Le fait qu'un tuyau installé pour fonctionner pendant une trentaine d'années dure moins de 10 ans, n'est-ce pas justement révélateur de l'impunité qui a cours dans nos pays?
Le Premier ministre, si je l'ai bien comprise, a promis des enquêtes. Je pense que le pouvoir s'est exprimé en confirmant que les responsables soient punis. Laissons le temps de voir quelle suite sera donnée à cette échéance.
N’y a-t-il pas à craindre que rien ne se passe ?
Cela demande une certaine vigilance de l’opinion publique pour qu’une suite soit donnée à ces manquements.
D'aucuns disent que s'il ya une situation d'impunité, c'est aussi dû à un certain nombre de valeurs qui habitent la société sénégalaise, à savoir le masla, la négociation, la teranga etc. N'est-ce pas là des valeurs qui plombent la société ?
Je comprends très bien des valeurs comme le masla, la teranga, mais il faut savoir que les valeurs ne sont pas figées, que les valeurs des sociétés traditionnelles ne vont pas perdurer dans le temps. Les valeurs sont faites pour des structures sociales précises, mais ces valeurs peuvent changer et même muter avec le temps. Il ne faut pas seulement se fier à des valeurs traditionnelles qui ont existé pour croire que cela va perdurer. Des changements vont s'opérer et dans tous les domaines. Nous voyons des changements politiques religieux, traditionnels. Il ne faut donc pas voir les valeurs de manière figée.
Quels sont les changements que vous avez repérés ?
Nous avons eu deux alternances en 12 ans. C'est quand même important. En 12 ans deux changements ont eu lieu sans qu'il n'y ait eu vraiment de violence. Relativement, cela été pacifique. A mon avis, la démocratie sénégalaise est une démocratie mûre. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de problème, qu'il n'y aura pas de ruptures. Mais justement il faut que la société soit vigilante et que nous puissions essayer de voir comment fonctionner sans qu'il y ait de violence. Le Sénégal est le seul pays en Afrique de l'Ouest où depuis l'indépendance, les changements se sont faits sans qu'il n’y ait un coup de force. Cela est quand même positif.
Comment expliquez-vous cette exception sénégalaise ?
Les explications sont très complexes car il y a beaucoup de facteurs qui entrent en ligne de compte. Je crois que ça tient à notre conception de la politique, au fait que nous avons des autorités traditionnelles religieuses qui encadrent la société sénégalaise et nous avons des confréries qui sont pacifiques, qui ne sont pas des jihadistes. Mais cela peut changer aussi. On ne sait pas si ça va continuer parce que nous avons des mouvements qu'on n'a jamais vus apparaître dans des pays proches. Il y a des infiltrations parait-il, qui font qu'il peut y a voir des situations difficiles chez nous, si nous ne faisons pas attention.
Il y a donc nécessité de développer une vigilance citoyenne ?
Oui, c'est à une vigilance de tous les instants qu'il faut appeler. Il ne faut pas que nous dormions sur nos lauriers. J'ai dit que le Sénégal est le seul pays en Afrique de l'Ouest où il ny'a pas eu de coup d'Etat militaire. Au contraire, nous avons eu des changements qui ont été faits et ce sont des changements pacifiques, par les urnes, par le vote des citoyens
Il est aussi d'autres changements qui font qu'aujourd'hui au Sénégal, on ne parle plus que de milliards même pas de millions. Et souvent, cet argent n'a pas été généré par le travail mais plutôt par la proximité entretenue avec le pouvoir politique. Qu'en dites-vous ?
Mon sentiment sur ce problème que vous évoquez est très net. Il faut que ceux qui gèrent les biens publics en rendent compte. Il faut qu'il y ait une reddition des comptes. Parce qu’il s’agit de bien public. Ce sont nos impôts qui font que l'Etat a un budget et fonctionne. Il faut que ceux qui gèrent les biens publics en rendent compte et que ceux qui se sont appropriés ces biens rendent compte et soient punis si les faits sont établis.
Il faut évidemment que la justice soit indépendante, qu'il n'y ait pas de chasse aux sorcières comme on dit. Mais il faut que l'impunité cesse. Cela a toujours existé depuis l'indépendance. On a crée des Cours de justice, etc., mais il n'y a eu que des acteurs secondaires qui ont été punis. Il faut que cela cesse. Et de ce point de vue je crois que le gouvernement est dans la bonne direction. J'approuve de manière très nette cette reddition des comptes et le fait que ceux qui ont détourné les biens à leurs profits soient sanctionnés. Nul n'est au dessus de la loi.
Pourquoi la reddition des comptes est-elle si importante ?
Si les gens peuvent s'accaparer les biens publics impunément, on ne sera jamais développé. Ce sont les milliards destinés pour le développement, pour les écoles, la santé qui sont détournés. On ne pourra jamais se développer si on continue à gérer comme ça les biens publics. Ce n’'est pas possible et c’est valable pour des fléaux comme la corruption. Je pense qu'on ne peut pas faire de la politique sans éthique. Les deux vont ensemble. On ne gère pas les biens publics simplement pour ses intérêts. On ne doit pas avoir comme stratégie d'accéder au pouvoir pour en jouir. C'est plutôt pour rendre service. La politique est quelque chose d'extrêmement difficile. Il ne faut pas condamner les hommes politiques. Vous avez des hommes politiques qui sont des hommes d'Etat. Et vous avez des politiciens qui vivent de la politique comme on vit d'un métier. Or la politique n'est pas un métier comme les autres.
On a pourtant l'impression qu'au Sénégal et en Afrique le pouvoir est un instrument de jouissance personnelle familiale et clanique. Est-ce une malédiction sénégalaise ou africaine ?
Non ce n'est pas une malédiction ? Généralement on considère qu'en Afrique il y a une patrimonialisation du pouvoir en ce sens qu'on s'approprie les biens publics. En réalité c'est un phénomène observable partout. Sauf que, ailleurs, les sanctions sont appliquées. Encore que, même en Afrique vous avez des gens qui ont géré le pouvoir et qui ne se sont pas enrichis pour autant.
Vous pensez à qui ?
A Julius Nyerere. Il a géré le pouvoir mais il ne s'est pas enrichi. Il disait d’ailleurs : " moi quand je quitterai le pouvoir je resterai dans mon pays parce que je ne me suis jamais enrichi". Et je connais au Sénégal des gens que je ne nommerai pas qui ont eu des fonctions de ministres et qui ne se sont pas enrichis. Donc vous avez des gens honnêtes, heureusement.
Ce n’est donc pas consubstantiel à l'homme africain ?
Je ne crois pas à la malédiction, comme je ne crois pas à la fatalité. L'homme est maître de son destin après Dieu. Dieu nous a crée avec notre intelligence et la morale. Un grand philosophe disait: « il ya deux choses qui m'étonnent : le ciel étoilé au dessus de notre tête et la morale au fond de notre cœur. » Nous avons une morale et nous sommes la seule espèce animale à en avoir. Ce n'est pas la loi de la jungle.
Cette morale n'est-elle pas quelque peu piégée par l'environnement socioculturel dans lequel elle se déploie. Dans le Sénégal d'aujourd'hui par exemple, on a comme le sentiment que c'est le pragmatisme qui a pris le dessus sur l'exigence éthique. On peut voler des milliards mais quand on n'est pas pris on peut parader comme on veut ?
L'environnement est un prétexte. Dans les grands moments, il faut aller à l'encontre de sa famille, de ses amis, parce que c'est le devoir qui l'exige si on veut sauver sa patrie, son pays. Il ya des hommes politiques que je ne veux pas nommer et dont c’est la philosophie.
Ce serait pourtant important de les citer, ne serait-ce que pour l'histoire ?
Non, je ne veux pas personnaliser.
(A Suivre)