ILS NE REPOSENT PLUS EN PAIX
Profanation de tombe à des fins mystiques, une réalité au Sénégal
La victoire éclatante d'Eumeu Sène sur Balla Gaye 2 a laissé un goût amer. Les révélations du chef de file de l'écurie Tay Shinger ont laissé pantois plus d'un. "Ils ont profané la tombe de ma mère", a accusé Eumeu Sène après avoir défait son adversaire pour la deuxième fois.
Le lutteur Eumeu Sène de l'écurie Tay Shinger s'est résolu à saisir le procureur de la République, suite à la profanation de la tombe de sa mère. Le vainqueur du combat tant attendu par les amateurs déplore que des gris-gris aient été déposés sur la tombe de sa mère.
Mais Balla Gaye 2, de l'école de lutte Balla Gaye, a vite fait de dégager en touche. "Je suis un musulman, jamais je ne ferai du mal à quelqu'un. Je le jure sur le Saint Coran, si j'ai profané la tombe de la mère d'Eumeu Sène, que Dieu fasse que je ne gagne plus de combat dans ma vie. Ce qu'il a dit m'a fait très mal et je laisse cela entre les mains de Dieu qui jugera. Je ne suis pas du genre à salir la victoire des gens, mais ce qu'il a dit me fait très mal. J'ai une mère et un père qui mourront tôt ou tard; alors je ne ferai jamais cela aux parents d'un lutteur. Ce qu'il a dit est grave et je tiens à dire que je ne l'ai pas fait et aucun membre de mon staff non plus", s'est défendu un Balla Gaye amer. Se portant en faux ainsi contre de telles accusations.
Mais ces graves accusations du leader de l'écurie Tay Shinger remettent au goût du jour l'existence de pratiques malsaines dans la lutte sénégalaise. Et de l'avis du professeur Oumar Ndoye, "cette accusation, si elle est avérée, constitue une première, en ce sens qu'elle révèle une profanation de la tombe d'un parent de l'adversaire. Ce qui montre que les Sénégalais ont dépassé les limites du raisonnable. Ils vont au-delà de l'indécence, du respectueux, du socialement correct".
Poursuivant ses explications, le professeur de rappeler que ce sont les plus faibles qui ont généralement recours à de telles armes mystiques et non conventionnelles. "On est dans la course à la victoire. Tous les moyens sont bons pour paraître. Pour montrer qu'ils sont les meilleurs, ils s'entourent de tous les moyens possibles. Certains cherchent à prendre le dessus sur l'autre par des moyens mystiques."
Dès lors, Oumar Ndoye se désole du fait que les capacités individuelles ne soient plus mises en avant pour briller. "On va chercher des soupapes externes, on cherche d'autres variables extérieurs. Tout est faussé et c'est dramatique." Lui emboîtant le pas, le Professeur Ibrahima Sow, directeur du laboratoire de l'imaginaire de l'Ifan, soutient que "dans tous les sports, les marabouts ont exploité des cadavres".
"La profanation des tombes a pris des allures inquiétantes"
Auteur de plusieurs ouvrages, dont "divination, marabout, destin", le professeur Ibrahima Sow a mis en relief ces pratiques d'une autre époque dans ses écrits. Ainsi, à l'en croire, il n'y a guère lieu de s'étonner comme une cruche dans la mesure où "ce sont des pratiques quasi quotidiennes dans notre pays". Seulement, fait-il remarquer, "la profanation des tombes a pris des allures inquiétantes".
Aussi, pour le directeur du laboratoire de l'imaginaire de l'Ifan, le but recherché, à travers ces actes qui heurtent des consciences, est "d'annihiler le pouvoir de l'autre, de faire en sorte qu'il soit comme un mort. C'est ce qu'on appelle le symbolique de la participation, le semblable attire le semblable". "En guise d'exemple, des techniques mystiques relatives à la mosquée ou le marché visent la notoriété, le succès, la prospérité. Là où les cimetières, linceuls, ossements humains visent à clouer au pilori l'adversaire, à le détruire complètement."
Dans la même optique, il invite les Sénégalais à ne pas se voiler la face. "Dire que ces pratiques ne sont pas nôtres, c'est vouloir rejeter la faute sur les autres. C'est faux. Le phénomène a pris de l'ampleur avec la lutte mais dans tous les sports, les marabouts ont exploité des cadavres, des linceuls, des tombeaux", soutient le professeur Sow.
Qui ajoute : "Ce qu'il y a, c'est qu'on ne pensait pas que les Sénégalais pousseraient l'audace jusqu'à tuer des albinos, forniquer dans les cimetières en couchant avec des morts, préparer de la soupe de viande dans les cimetières, ouvrir la bouche d'un cadavre, entre autres. C'est une barbarie ignoble, des actes d'anthropophagie à condamner".
Pour remédier à de telles pratiques, le directeur du laboratoire de l'imaginaire de l'Ifan exhorte les Sénégalais à l'éthique religieuse et morale. "Car, déplore-t-il, on assiste à une régression de la mentalité sénégalaise." Dans le même sillage, il encourage au sens du mérite et de l'honneur comme gage de réussite sociale.
"Il faut développer ses capacités et miser sur son potentiel pour réussir et gravir des échelons. Mais le mérite n'est plus la base du succès. C'est le marabout qui joue ce rôle, on est dans une société qui pense que les forces magiques ont plus de pouvoir que nos capacités individuelles et c'est triste. La logique de l'imaginaire prend le dessus."
Le coin des religieux
Interpellé sur la question, le célèbre islamologue Oustaz Alioune Sall n'est pas prolixe. Il pense que l'État a laissé faire et qu'il fallait établir dès le début des garde-fous pour circonscrire le mal. "L'islam condamne la profanation. Je crains qu'il ne faille s'attendre au pire", déplore-t-il.
Le recours à des pratiques aux relents d'obscurantisme fait froid dans le dos.
Pour le professeur Khadim Mbacké, "avec cette recrudescence du mystique aussi bien dans la lutte que dans d'autres sphères de la vie, on se désole du fait que beaucoup de Sénégalais n'ont jamais rompu avec des pratiques ancestrales. Ils associent tradition et religion. Il y a beaucoup de survivances de pratiques païennes aussi bien dans les campagnes que chez les analphabètes. Or, tous les combats des marabouts et guides spirituels ont pour but de purifier l'islam, de débarrasser la société de toutes ces pratiques négatives", soutient M Mbacké.
Moussa Gningue : "Certains supporters agissent à l'insu de leur champion"
Surnommé "le sorcier de Fass", Moussa Gningue a tenu à calmer les esprits suite aux accusations d'Emeu Sène qui ont secoué le monde de la lutte. À l'en croire, "il existe plusieurs réalités dans cet univers que le grand public ne peut imaginer. Des réalités que les lutteurs eux-mêmes ignorent".
Ainsi, soutient-il, en dehors du zèle excessif de certains supporters qui agissent à l'insu de leur champion, d'autres sont prêts à tout pour prendre l'avantage sur l'écurie adverse. Ils appliquent des recommandations de leur marabout sans que le lutteur ne soit au courant. Dans ce lot, existent ceux-là qui s'adonnent à des pronostics. "Ils hypothèquent leurs maisons ou autres biens, ils sont prêts à tout pour préserver leur patrimoine."
Par ailleurs, le présentateur de l'émission "Reug Reug" sur Sen Tv pense qu'il n'y a pas lieu de s'émouvoir. "La question qui mérite d'être posée, c'est de savoir d'où Eumeu Sène tient cette information ? Est-ce qu'elle est avérée ? Car personne ne peut certifier que des gris-gris ont été déposés dans la tombe de sa maman par des sympathisants de son adversaire. Il se peut que ces fausses informations aient été entretenues dans le but de l'intimider, de le fragiliser."
Toujours, selon Moussa Gningue, le coup a porté dans la mesure où le vainqueur, au lieu de savourer à fond sa victoire, rumine de sombres pensées. "Un de ses proches peut être à l'origine de cette opération de sabotage."
Seulement, ajoute-t-il, "il aurait dû faire preuve de retenue et se garder de faire cette sortie publique car cela porte atteinte à l'image de la lutte ; ce sont les lutteurs qui vont en subir les frais, car ils se décrédibilisent aux yeux de la société et créent un climat de suspicion. Que chacun joue sa partition car on risque de susciter la colère des religieux qui feront en sorte que la lutte, un patrimoine culturel, soit voué aux gémonies."
Moussa Gningue est convaincu que les pratiques mystiques du lutteur ne dépassent pas "le bain rituel", le port du gris-gris et le sacrifice sur recommandations de marabouts. "Ils se livrent une bataille psychologique mais ne sont guère animés par l'intention de détruire mystiquement leur adversaire", croit savoir "le sorcier de Fass".