JIMSAAN ROUVRE «LA PLAIE» , ET MAGAMOU MONOLOGUE…
NOTE DE LECTURE : Un roman de feu Malick Fall réédité par la maison d'édition "Jimsaan", 48 ans après sa publication et près de 40 ans après la disparition de l'auteur
"La plaie" est un roman de Malick Fall publié pour la première fois au milieu des années soixante ; en 1967, précisément. L’écrivain est décédé en 1978.
Un demi-siècle après sa sortie, près de quarante ans après le décès de son auteur, ce livre est réédité par Jimsaan, maison d’édition fondée par des écrivains sénégalais de renom (que nous connaissons et sur lesquels nous reviendrons à l’occasion- pour l’instant place à l’étonnement, puis à l’éblouissement ; du type que seule la création, quand elle est libre et vraie, procure au critique curieux). Heureuse initiative que de nous proposer ce roman singulier, écrit alors que nombre de nos écrivains renommés d’aujourd’hui, critiques accrédités et éditeurs installés étaient encore sur les bancs d’écoles primaires et de collèges.
Et surtout que, nouvellement indépendant, mais encore sous influence d’un colon qui ne négligeait alors rien pour perpétuer son œuvre de domination polymorphe, notre pays balbutiait une littérature, disciplinée ou révoltée, tout frappée de ces tares rédhibitoires qu’aussi bien l’asservissement que le militantisme peut insidieusement insuffler dans la création.
Or, voici que Malick Fall- et à ma connaissance, il fut le seul au Sénégal, en cette période-, s’affranchissant des ces deux carcans, nous offrait de la littérature. Purement et simplement. Mais n’allons pas croire avoir à faire avec une création désincarnée, coupée de ses réalités diverses, indifférente à son environnement, même et surtout politique… Nous reviendrons sur ces aspects-là de ce roman, "La Plaie", car il nous paraît urgent de dire ceci- maintenant, parce que c’est ce qui nous a lié à ce livre dès que nous l’avions ouvert- : ce texte est bien écrit ! Et avec humour, sensibilité, distance…
En voici un exemple : "Elle déménageait, toute la maisonnée. L’homme portait la chambre à coucher : un grabat. La femme portait la salle à manger et la batterie de cuisine : une écuelle, une marmite, une calebasse et un pot à eau. L’enfant portait le salon : un banc. Ils s’en allaient dans le vent, ni gais, ni triste, l’un derrière l’autre. L’homme était grave, la femme résignée, l’enfant écarquillait des yeux aux dimensions du ciel. Et la petite troupe glissait sur le sentier, comme sur une pente fatale" (P. 198).
Ces cinq lignes prouvent que la littérature est universelle, elles pourraient figurer dans les "Petits poèmes en prose" de Baudelaire sans se faire remarquer, sinon que par leur qualitative concision. Il s’agit d’écrire un petit article de journal, sinon je pourrais multiplier les exemples de haute littérature avec des mots simples qui foisonnent en ce roman ressuscité (grâce à Jimsaan), et dont on souhaite que, comme le héros de Malick Fall, ce Magamou porteur de cette plaie qui est devenue finalement son identité, il nargue la mort et l’oublie, tourmente les bienpensants de tous les temps.
Magamou que l’on découvre dès l’entame du roman, au détour d’une conversation à multiple voix d’une foule indignée par son arrestation (c’est un rebelle), son évacuation (c’est une sorte de déchet humain), son sauvetage (c’est un grand malade), est embarqué par les ambulanciers d’une administration coloniale représentée par un Blanc- que nous découvrirons un peu plus tard dans le roman : le docteur Barnardy, soudard toujours flanqué de son interprète équivoque, Cheikh Sarr. De chacun des deux, Malick Fall dresse le portrait inénarrable. Et ce Magamou qu’on vient arracher à son marché, peut-être est-ce tout simplement un enlèvement ?*
"-C’est cela ?
-Quoi ?
-Cela la justice
-La justice ? Ne m’en parle pas ami."
Ce sont là les quatre premières lignes du roman de Malick Fall, d’un premier chapitre (sur vingt-trois) qui conte l’évacuation de Magamou du marché, son domaine, et sa séparation d’avec ses compagnons choisis, sa ménagerie : ses chiens et chiots, et son chat, préférés aux hommes, si…, si… Elles sont innombrables, les tares que traînent les humains. La première qu’essuie Magamou est cette répugnance, parfois ostensible et sans pudeur, que la puanteur de sa plaie inspire.
Mais… Que faire d’un solide gaillard rebelle, pour sûr ; déchet, on l’en indexe ; et grand malade qui refuse de soigner sa plaie ; alors que l’on n’a rien contre lui ? Il faut l’enfermer. Mais en quelle prison et pourquoi ? Chez les fous donc, l’asile. Il est si facile de contourner la justice ! "La justice ? Ne m’en parle pas ami", avait dit la foule, désabusée. Et tout le roman charrie ce doute sur la justice institutionnelle, celle des hommes ; et aussi l’autre…
Mais Magamou, flanqué d’une plaie purulente, ulcéreuse et puante est un fils "du clan des Seck, du village de Gaya, en Oualo" fier et orgueilleux. Adolescent qui n’a pas su résister à l’appel du clinquant des villes de Ndar, de Ndakarou, ou de Thiès Diankhène vus du village, malgré les mises en garde de Yaye Aïda :
- "Mais mère, toutes ces cantines bourrées de vêtements ; toutes ces corbeilles débordant de victuailles inconnues ; ces lits métalliques, ces tables. Mais non, mère, j’irai à la ville.". Et puis cet autre argument : Soukeyna. Comment avec les maigres récoltes de la famille, pourra-t-il, jamais, avoir sa main ? "[Mère] Vois-tu, les tam-tams au clair de lune ont perdu de leur magie". Les tirailleurs en permission, les plantons, "les charretiers revenus humer, un moment, l’air du pays" sont devenus l’attraction… Même les jeunes filles qui partent en ville ne reviennent plus, vraiment…
L’exode rural et tous ses drames survolés avec poésie, Malick Fall ne lâchera plus son lecteur.
Magamou arrivera à Ndar éclopé, déjà, par une sorte de fatalité d’une banalité désespérante (l’autre justice) : un accident de camion, une blessure à la cheville, des soins immédiats rudimentaires, une plaie mal ou pas soignée du tout dans une ville inconnue, Saint-Louis, où il arrive boitillant. Le voila flanqué, injustice du sort, d’un ulcère dont la puanteur éloigne les autres hommes. Son rêve est brisé. Il s’installe dans une échancrure du marché. Et la marginalité s’y invite, que Magamou porte comme s’il l’avait choisie : le verbe haut, le mépris des convenances affichée, le choix de rêver les plaisirs de la vie, pour se les approprier en bandoulière.
Pour n’avoir besoin de rien (ou presque) ni de personne, surtout. Il est du clan des Seck ! Il mange comme un animal et avec ses animaux, parfois dans les poubelles, affiche sa grande gueule, taquine certaines fois les femmes dont il n’est pas indifférent aux charmes. Il n’est pas méchant, Magamou. Il finit par devenir une figure familière que l’on querelle des fois, mais que l’on aime bien, finalement, dans ce marché, son domaine.
Il n’est pas méchant, jusqu’au le jour où les ambulanciers débarquent et l’embarquent pour l’enfermer chez les fous, sans ses chiens et chats, où on lui fait subir toutes sortes de tortures, où on l’affame et où il sonne sa révolte. Et s’évade. "Deglu leen jamm la !" – l’auteur, lui, écrit finement : "Ecoutez, c’est la paix" - crie alors le griot, son tamtam en bandoulière dans les rue de Ndar-Toute, Sindonné, etc., "un fou dangereux s’est évadé !".
C’est l’émoi, mais un peu artificiel, comme cette ville, comme ce docteur et bien d’autres personnages tel cette Madame Renaud, autochtone mariée au cordonnier blanc et qui renie jusqu’à sa mère, présentée comme la bonne, et ce Daouda infatué qui pousse la bêtise jusqu’à se vanter de n’avoir jamais porté un boubou "ou couché avec une négresse" ; le tout sous le regard méprisant, mais surtout souffrant de Magamou que même la mort refuse, quoiqu’il l’ait sollicité à maintes reprises -avec des tentatives de suicide dont les épilogues sont d’un cocasse absolu sous la plume de Malick Fall.
Une intrigue simple, que peut-être je résume mal, d’ailleurs ; prétexte pour l’auteur de nous offrir un somptueux banquet littéraire où les plats passent et repassent avec toujours une saveur nouvelle : "Donc, Magamou ne dormit pas longtemps. Comment l’aurait-il pu, assailli qu’il était par une escouade de poux qui lui piquait les fesses, le ventre, la poitrine et la nuque ? Et surtout aïe ! Surtout les lèvres de la plaie, sous le pansement de fortune !
L’ironie du narrateur est à multiple détentes qu’elle soit dirigée contre Magamou ou la société sénégalaise colonisée, ou encore Barnardy flanqué de son interprète godillot, pourtant résistant anti-colonial burlesque à ses heures, quand, pour emmerder le Blanc, il fait exprès de falsifier la traduction des débats, susciter querelles et nombreuses controverses entre le Docteur et Magamou. Et l’auteur, malicieux, nous dit que c’était pratique courante chez les interprètes, guides, domestiques et plantons, pour tromper les colons ; une forme de résistance.
Malick Fall écrit, donc, à la page 79 : "Cheikh, toutefois, n’éprouvait aucun remord à induire son chef en erreur. A sa manière, c’était une façon de gêner l’action du Blanc. Il faisait partie de ces nombreux Sénégalais qui n’affrontent pas les étrangers, mais qui minaient, sans avoir l’air d’y toucher l’influence blanche sur la masse noire."
L’auteur passe ainsi en revue quelques-uns des tours que ces personnels jouaient au Blanc ; et sous ce registre, où même certains petits fonctionnaires s’illustraient en exploitant les erreurs du patron Blanc, jusqu’à filer des informations au Parti, le personnel de maison n’était pas en reste. Morceau choisi :
"… Domestiques, ils oubliaient volontiers un fer à repasser sur la robe de Madame ou la chemisette de Monsieur, égaraient la menue monnaie par compensation ; pinçaient les fesses de bébé, buvaient le lait à la place du petit et s’étonnaient gravement que Popaul ou Jeannot pleurât."
Tout le roman est ainsi écrit, avec une plume qui sourit, un sourire en coin le plus souvent ; mais qui, quelque fois, éclate d’un grand rire. Et c’est souvent quand elle rapporte les propos soliloqués de Magamou, occasions, le plus souvent, d’un discours subversif de haute facture, surtout rapporté à la période où se situe ce roman, même à celle où il a été publié pour la premières fois, ces premières années d’indépendance, prolongation, encore, d’une domination coloniale rétive à laisser la place.
Certains nommaient cela (le couteau entre les dents) : le néocolonialisme, et pourfendaient ses "suppôts". Ces mot-là, peu détendus, ne se trouvent point dans "La plaie", mais quel qu’en fût le contenu, leurs représentants sur place devaient certainement moins goûter les audaces de Malick Fall que les éructations des révolutionnaires et nationalistes énervés. Surtout quand l’auteur met les propos suivants dans la bouche de son héros, Magamou :
"Qu’ils soient des étrangers, les profanes qui se moquent de nos personnages mythiques, des situations apparemment bizarre où se meuvent des êtres de songe, il n’y a là rien de spécialement choquant. Mais que des Noirs nés à l’ombre des cases, des messieurs qu’on vit, enfançons, traîner le derrière dans la poussière des concessions, en viennent à déclarer que nos hommes du culte sont des idiots, nos devins, des fumistes et notre médecine, de la sorcellerie, voilà assurément de quoi me révolter. Mais, au fond, qu’importe au maître du champ, les bouderies du singe"
Et l’auteur, narrateur très en phase avec son personnage, d’y aller aussitôt après de son propre commentaire, qui n’a rien à envier aux envolées polémiques du géant marginal : " Et Magamou de porter l’objet de ses réflexions vers la plage de Ndar. Cette plage était interdite aux Noirs : hommes habillés à l’indigène, femmes nu-pieds, garçonnets sans caleçon de bain. Un agent de police vous ôtait de là comme une ménagère ôte du lait une mouche incongrue.
Or des nègres, revenus d’Europe et flanqués de diablotines cueillies à Saint-Martin s’infiltraient souvent entre les baigneurs, ombres exceptionnelles parmi des visages pâles et des crinières léonines. Magamou le savait : c’était dans ce lot de privilégiés honnis que se recrutait les plus assommants pourfendeurs des coutumes africaines.
Il détestait ces otages dressés à vilipender l’Afrique pour une coupe de champagne à un cocktail ou un bout de chaise à un dîner entre gens bien". Wahou !!! Quand ses ré-éditeurs écrivent en quatrième de couverture que ce roman à sa première édition "a laissé sans voix une certaine critique"
Et dire que … ! Beaucoup de choses dont nous ne dirons qu’une seule. Quand on sait qu’en ce temps-là, 1967, déjà, on écrivait comme ça de la satire révoltée, que l’on narrait avec autant de verve et de vocabulaire l’exode rural, la condition humaine, qu’avec autant de finesse on disséquait la politique, et que l’on invitait le génie de la langue wolof dans le français, en une greffe si réussie "Mais, au fond, qu’importe au maître du champ, les bouderies du singe" (pour dire merum golo saful borom tool – traduction non garantie bien sûr, mais tout le monde sait de quoi on parle,) nul ne peut dissimuler son étonnement, sinon sa révolte, de voir la littérature de notre pays claudiquer aujourd’hui comme, elle aussi, flanquée d’une plaie qui serait incurable.
Elle ne l’est pas bien sûr, rien que l’année passée, Le nègre International a publié un roman fort rafraîchissant à notre humble goût, d’Abdourahman Ngaïdé : "Mbourourou Mbarara" est son titre. Une critique sociale fort rieuse, elle aussi, même si on ne peut lui prêter une ambition aussi grande que pouvait en avoir "La Plaie", mais qui indique que sur place, pourvu que les éditeurs soient quelque peu sourcilleux, il existe un fort potentiel littéraire qui peut nous faire moins regretter ces temps pas si lointains où des chefs-d’œuvre comme "L’aventure Ambiguë", d’un autre registre, certes, nous ravissaient.
Et nous faire oublier cet autre temps où nous baignons, quand l’éditeur du Pr Ngaïdé… (Allez, on va citer l’exubérant et inventif littérateur Elie Charles Moreau) nous sermonne sans que personne n’ose le contredise : "Et dire que dans ce pays, il y a des écrivains qui ne sont pas encore tout à fait sûr que Quand deux verbes se suivent le second se met à l’infinitif !".- Au mot près. Une véritable plaie, n’est-ce pas !
En exhumant "La plaie" de Malick Fall, c’est peut-être cette plaie-là de la littérature sénégalaise que Jimsaan nous invite à sérieusement considérer avant qu’elle ne vire chancre. Comme celle de Magamou.