JUGES CHERCHENT FORMATION ET MOYENS !
DÉLINQUANCE FINANCIÈRE
La prise en charge d'une politique de bonne gouvernance implique que les juges et autres acteurs de la chaîne judiciaire soient très bien formés dans des domaines pointus comme la comptabilité et la finance. Or, il s'avère qu'au Sénégal, c'est la formation qui manque le plus au moment où les délinquants à col blanc foisonnent grâce à des systèmes de dissimulation très sophistiqués qui, souvent, les mettent à l'abri du sabre des juges.
La délinquance financière et économique. La notion devient de plus en plus courante au Sénégal où l’Etat est déterminé à assainir les finances publiques par la lutte contre la mal gouvernance. Le détournement de deniers publics, l’escroquerie portant sur des deniers publics, le blanchiment d’argent sale et l’abus de biens sociaux (pour les sociétés privées) sont les types d’infraction qui sont concernés.
Une tâche qui est loin d’être ardue pour les magistrats et avocats. Comme le confie un substitut du procureur : “Le traitement n’est pas facile du fait que ce ne sont pas des infractions à constater mais à détecter car, mis à part les rapports d’audit, les magistrats ne disposent pas souvent d'éléments probants face à des délinquants experts en dissimulation.”
Avocat au barreau de Dakar, Me Adama Fall abonde dans le même sens tout en relevant que “la délinquance financière et économique est spécifique dans la mesure où les acteurs appelés délinquants à col blanc diffèrent des autres délinquants”. “Ils sont outillés intellectuellement, structurellement et logistiquement. Ce qui fait que la justice a en face d’elle des organisations pouvant concurrencer l’Etat”, a argué Me Fall. Des organisations qui recourent, d’après le substitut du procureur interrogé, aux “technologies de l’information et de la communication dans le cadre d’une mondialisation des finances avec les paradis fiscaux”.
Acteurs non outillés
Relevant qu’il s’agit d’un phénomène transcendant nos frontières, Me Fall se demande si réellement les juges sénégalais ont les moyens et la capacité de traiter l’information financière, surtout concernant les paradis fiscaux. Son confrère Me Abdou Dialy Kane est catégorique. “Au-delà de l’information financière, les juges ne sont même pas outillés pour lire correctement les documents comptables, y compris nous autres avocats”, a regretté Me Kane. Une telle situation pousse les juges à solliciter l'aide des experts comptables. “Cette solution est de loin la meilleure. Le juge a tendance à prendre pour argent comptant les conclusions de l’expert, or il n’est pas lié par ces éléments. Il peut les disqualifier ou les rejeter.”
Mais “le seul fait de recourir à un expert ne suffit pas pour rendre une décision de justice car le juge a tendance à se ranger du côté de l’expert”, a déploré Me Kane. C'est pourquoi, dans plusieurs des cas, “la montagne accouche d’une souris”. A titre d’exemple, notre interlocuteur cite les exemples de Bara Tall, Idrissa Seck et Salif Bâ incarcérés dans le dossier des chantiers de Thiès puis finalement blanchis. Selon un parquetier ayant préféré garder l’anonymat, “l’expertise judiciaire est intimement lié au traitement des affaires. L’expert transforme le document en langage plus clair”.
Au-delà des documents comptables, le problème d’interprétation subsiste avec les rapports d’audit. “Dans certains rapports, on peut demander juste des recommandations pour inciter les personnes à mieux gérer parce qu’il s’agit de faits mineurs”, a expliqué un magistrat auditeur. “Malheureusement, se désole-t-il, il arrive parfois qu’on mette de pauvres citoyens en prison pour des raisons politiques.”
Le cas CREI
Toujours est-il que nos interlocuteurs s’accordent sur le fait qu’il se pose un problème de spécialisation des juges et même des avocats. C’est pourquoi Me Mbaye Jacques Ndiaye pense que “les juges doivent être d’une manière générale spécialistes dans différents domaines, notamment les finances et l’économie, pour mieux traiter ces questions”. Selon Me Abdou Dialy Kane, “pour disposer de preuves en matière de délinquance financière, il faut disposer de connaissances afin de faire des investigations idoines”.
Sans quoi, “les juges cherchent toujours à tâtons”. Et la meilleure preuve, souligne-t-il, en “est la Cour de répression de l’enrichissement illicite”. S’inscrivant dans cette logique, Me Mbaye Jacques Ndiaye note : “Le Sénégal n’a pas besoin de juridiction d’exception ou exceptionnelle car la création de la CREI répond au souci de confier les affaires ayant trait à la délinquance financière liée aux deniers publics à un organe spécialisé et surtout eu égard à la spécificité de l’infraction, à savoir l’enrichissement illicite dont le mode de preuve viole allègrement les règles relatives à la preuve”. Et d’ajouter : “Rien que le nom de la Cour est contraire aux principes sacro-saints des droits de la défense.”
Spécialisation
L’idée partagée serait d’aller vers une spécialisation de tous les acteurs intervenant dans une procédure liée à la délinquance financière. “Il faut un pôle financier au niveau des parquets et des cabinets d’instruction. L’implication du parquet doit être permanente et directe car il s’agit d’affaires nécessitant beaucoup de précaution juridique d’autant que la fin reste le recouvrement des fonds détournés”, a préconisé un magistrat.
Pour Me Ndiaye, outre les magistrats, les officiers de police judiciaire doivent être pris en compte par ce besoin de spécialisation. Il ne suffit pas de créer une brigade financière, il faut des brigades autonomes avec une spécialisation axée sur la formation pointue et continue, indique-t-il. Sur sa lancée, il a plaidé pour le “retour à l’ancien système, avec notamment la création du Conseil d’Etat, avec ses cours et tribunaux administratifs chargés exclusivement de gérer les contentieux auxquels l’Etat est partie, et non les tribunaux régionaux qui doivent s’occuper exclusivement des contentieux entre les privés”.
Dans le cadre de la réforme, “on peut trouver des passerelles entre les chambres qui seront créées par les Tribunaux de grande instance et la Cour des comptes”. Il s’agit, d’après sa théorie, “de faire de telle sorte que les juges de la Cour des comptes puissent siéger au niveau des chambres financières pour apporter leur expertise”.