L’ECOLE CLASSIQUE (DAARA), L’ECOLE OFFICIELLE ET LA MODERNITÉ
Aujourd’hui, cinquante cinq ans après l’indépendance du Sénégal, on remue un couteau dans la plaie nationale en tentant de remettre au goût du jour l’arrêté de Louis Faidherbe du 22 juin 1857, relatif à l’école coranique
Le débat suscité par le projet de loi portant statut du daara n’est pas facile à cerner. Il est aussi complexe que l’histoire du Sénégal et sa sociologie. Le diagnostic et l’ambition gouvernementale, tels que déclinés dans le texte, ne pourraient être sans soulever de virulentes réactions.
Car le projet de loi réveille de douloureux souvenirs chez les Sénégalais imbus de l’histoire. Il rappelle à bien des égards l’entreprise du colonisateur qui cherchait à déstabiliser le système éducatif, soubassement du système de valeur culturel qu’il a trouvé sur place.
Aujourd’hui, cinquante cinq ans après l’indépendance du Sénégal, on remue un couteau dans la plaie nationale en tentant de remettre au goût du jour l’arrêté de Louis Faidherbe du 22 juin 1857, relatif à l’école coranique. Les motifs du texte exposés ne sont, en aucune manière, différents de ceux que débitait ce gouverneur.
Est-il besoin de rappeler que le daara n’était, pour Faidherbe, qu’un établissement archaïque, non pertinent sur les plans économique et politique, à la limite dangereux pour les enfants. Il reste à savoir comment le gouvernement du Sénégal de 2015 a-t-il pu arriver à la même conclusion ? Pourquoi décide-t-il de préconiser les mêmes remèdes que le colonisateur français formulait afin d’éradiquer le mal qui gangrenait, à ses yeux, cette école plus que millénaire ?
Le malheur est que l’histoire politique de ce pays est souvent confondue avec son évolution sociologique. On a tendance à répercuter les ruptures qu’il y a eu dans ce domaine sur tous les autres segments de la vie sociale. Alors que, sur bien des aspects vitaux, la marche du Sénégal est restée sans perturbation notable.
En se donnant les moyens de faire l’inventaire des dégâts causés par la colonisation, on remarquerait bien que le modèle éducatif a demeuré sans altération. Ce qui a donné d’ailleurs à la société sénégalaise une certaine capacité de résistance. De là, on peut bien affirmer, sans contestation possible, que l’histoire scientifique du Sénégal est un continuum. Ce qui revient à dire qu’en négligeant ce substrat culturel, on ne pourrait jamais sortir de la crise scolaire qui mine le pays.
Le continuum scientifique du Sénégal
Il est prouvé maintenant que l’institution scolaire classique s’est établie au Sénégal depuis le 9ème siècle, avec l’évènement de l’islam. Et la société sénégalaise se l’est appropriée très tôt. Comme certains pays d’Europe occidentale, qui ont emprunté du latin ses caractères au 15ème siècle, les populations islamisées d’Afrique de l’Ouest ont transcrit leurs langues avec les caractères arabes qu’ils ont rebaptisés et quelque fois redessinés. Elles ont ainsi donné à leurs parlers le statut de langues savantes, avant que les pays latinisés ne fassent la même chose.
En plus de devenir écrites et utilisées pour l’enseignement, les langues à alphabet arabisé sont souvent considérées comme des langues de l’islam. En effet, la graphie arabe, ayant servi à fixer le Coran, est sacralisée par les musulmans. Au Fuuta Jalon et à Sokoto d’abord, puis Fuuta Tooro ensuite, la velléité d’émanciper le pulaar en langue de l’islam n’était pas étrangère à l’expansion de l’ajami (langue transcrite en caractères arabes) dans cette région plus que dans d’autres.
Les oulémas du Sénégal se sont bien servis de cette écriture pour communiquer aux masses les préceptes de l’islam et rendre accessibles aux alphabétisés en ajami les recommandations de cette religion. Les sources écrites les plus anciennes de l’histoire du Sénégal sont en ajami.
En outre, selon les résultats d’une enquête menée par Professeur Mamadou Cissé de l’Ucad en 2003 : «Au Sénégal, dans des zones rurales à Diourbel (région centrale), à Matam et Podor (régions Nord), 75% des adultes peuvent lire et écrire en caractères arabes.»
Ainsi, depuis l’entrée de l’islam, les foyers d’enseignements (Dudhe) ne cessent de se multiplier dans le pays, permettant à des milliers d’enfants de la sous-région d’acquérir des connaissances islamiques et profanes. Le rayonnement de cette école publique ouverte à tous, parfois même à distance, a fait connaître le Sénégal, bien avant son accession à la souveraineté, dans toute l’Afrique et en Asie.
L’empereur de Songhaï, Askia Mohammed (1443-1538), Salih El Oumary (1753 1803), plus connu sous le nom de Al Foulaanyel Maliky, le savant de Dar el Hadith de Médine en Arabie Saoudite, qualifié de rénovateur de l’islam en Inde ; Qaadi Amar Fall le fondateur de l’Université de Pir ; Ousmane Danfodio le Toorodo de Sokoto ; Thièrno Souleymane Baal le fondateur de l’Almaamiyat ; Almaamy Abdul Qaadir Kane le premier souverain élu en Afrique ; Cheik Oumar el Foutiyyou le Soufi conquérant ; Dial Diop, le libérateur du Cap-Vert, son premier Almamy et Serigne ; Cheikh Moussa Camara le sage de Ganngel, ont rendu célèbre la science du Sénégal.
Après ces précurseurs, la source n’a pas tari. Les fondateurs et promoteurs de confréries ont repris le flambeau pour perpétuer cet héritage. Jusqu’aujourd’hui, les foyers d’enseignement du Sénégal attirent des étudiants ressortissants des pays environnants et échangent leur produit avec les plus grandes universités du monde arabo-musulman.
Pour dire que, si en politique la marche du pays est bien perturbée par le colonisateur, sur le plan scientifique, il y a bien un continuum. C’est ce fil tendu de transmission du savoir qui a permis au Sénégal de tenir sur le plan culturel, mieux que les contrées africaines qui n’avaient pas une institution de formation aussi forte.
C’est par le moyen de cette dernière que la société a pu faire face aux vicissitudes de la colonisation. Certes, l’institution a subi toute sorte d’agressions et fut objet de multiples pièges, mais elle est restée en l’état, sans aucune altération.
Donc, ce n’est pas aujourd’hui qu’elle perdrait son lustre avec des stratégies concoctées pour réduire sa portée. Même s’il n’y a, à ce jour, aucun recensement fiable, on peut estimer très important le nombre de ses pensionnaires. En termes qualitatifs, on l’a vu, sa production est incommensurable.
C’est pourquoi un diagnostic hâtif du fonctionnement de cette institution induirait les gouvernants du Sénégal de 2015 en erreur. Dire par exemple que le daara constitue une contrainte, une institution archaïque, qui empêcherait l’Etat d’atteindre ses objectifs pédagogiques, signifie sans aucun doute que l’évaluation qui a motivé la réforme et le projet de loi préconisé est très mal faite.
Dans l’exposé de motifs dudit projet de loi portant statut du daara, on affirme : «Cependant, la réalisation des ambitions de l’Etat pour le secteur fait face à des difficultés et risques majeurs, notamment : Un environnement précaire marqué par l’insécurité physique et sanitaire des enfants ; La multiplicité des curricula ; La prolifération incontrôlée de ‘’daara’’; L’augmentation de la mendicité et des situations de maltraitance des enfants».
Ces allégations se basent certainement sur des études menées par des organisations non gouvernementales œuvrant dans les domaines de l’enfance ou de la pauvreté. Rappelons que celles-ci ne se sont jamais intéressées aux résultats de l’institution scolaire classique. L’évaluation de la production scientifique du daara n’a jamais été dans leur perspective. En plus, leur référence en ce qui concerne l’éducation de l’enfant et sa protection ne correspond pas forcément à celle des sociétés non occidentales.
Quand ces dernières intègrent la mendicité dans leur pédagogie ou leur croyance, ces Ong décident que cette pratique constitue une maltraitance de l’enfant et une violation flagrante de son droit. En un mot, elles n’instruisent les dossiers des daara qu’à charge, sans aucune circonstance atténuante.
De ce qui précède, n’est-il pas insultant de vouloir aligner cette institution, qui a ainsi hissé le niveau scientifique de la société sénégalaise au niveau de l’école officielle en considérant cette mise à niveau comme une modernisation ?
L’ambition du gouvernent ne devrait-elle pas être autre ? Ne vaut-il mieux d’aller dans le sens de la mise en place d’une école intégrée, prenant en charge les avantages liés aux deux systèmes en vigueur, en acceptant de corriger (pour ne pas dire moderniser) les tares de l’école officielle ?
b) Une Ecole sénégalaise unique
Il va sans dire que la logique d’alignement ou d’inclusion ne ferait que consolider le parallélisme constaté actuellement. Il n’est pas réaliste de considérer l’école officielle comme la référence éducative absolue. Il faut admettre que les deux institutions, la classique et l’officielle, ne sont pas à la hauteur des aspirations des parents sénégalais. On ne bâtira une véritable école nationale que si on arrive à réunir ce qu’il y a de mieux dans les deux systèmes. En réalité, l’intégration des deux écoles n’est pas impossible.
Pour y arriver, au lieu de procéder par une fusion ou une inclusion, on pourrait créer des liens essentiels entre les deux institutions. L’école classique avec ses cycles de formation et ses certificats peut être mise en phase avec l’école officielle revue dans son contenu et son organisation.
Ensuite, un système d’équivalence instauré entre les deux permettrait de baliser les axes de convergence. C’est comme cela qu’est institué El Azhar d’Egypte, qui est un regroupement des daaras préexistant à l’institution scolaire officielle, pour devenir aujourd’hui une institution universelle islamique pourvoyeuse de compétences dans tous les domaines.
Enfin, il convient de dire ici que le Sénégal n’est pas le seul pays confronté à ce problème. Il y a dans le monde des expériences plus ou moins réussies. Mais la lucidité devrait pousser les gouvernants du pays à reconnaître l’enjeu social que constitue la langue arabe. Luc Ferry, ministre de l’Education nationale et de la recherche de la France insistait en 2004 sur «l’importance qu’il y a pour la France à diversifier son enseignement linguistique».
Dans ce cadre, il affirmait aussi son intention de développer l’enseignement de la langue arabe dans chacun des départements du pays. Au même moment, dans une lettre ouverte intitulée : La langue arabe, un enjeu social, des universitaires français affirmaient :
«Au de-là d’une tradition d’ouverture à l’Orient, la présence de cet enseignement (arabe) dans le tissu éducatif français d’aujourd’hui répond à des enjeux profonds, dont l’actualité souligne l’importance. L’arabe est langue internationale de communication, et sa présence témoigne de l’attachement que la France accorde à ses liens, contacts et échanges avec le monde arabo-musulman. En tant que langue de culture d’une tradition revendiquée par les jeunes gens issus de l’immigration, la langue arabe est aussi un enjeu social. Elle est l’objet d’une demande forte, à laquelle le secondaire français n’arrive pas assez à répondre,...»
Si le réalisme socio-politique pousse la France à adopter cette attitude, quid du Sénégal avec son identité culturelle à forte connotation islamique ?