''L’EFFONDREMENT DU SYSTÈME ÉDUCATIF EN FRANÇAIS PLAIDE POUR LES LANGUES NATIONALES''
BOUBACAR BORIS DIOP, ÉCRIVAIN
Auteur du roman en wolof « Doomi Golo » paru en 2003 et dont la version audio est en train d’être diffusée dans 5 radios communautaires, depuis le 4 août dernier, l’écrivain Boubacar Boris Diop revient, dans cet entretien, sur son projet littéraire. Ce projet littéraire, en même temps qu’il valorise les langues nationales, pose une profonde réflexion sur l’identité, l’histoire et la transmission entre les générations. Pour Boris Diop, le combat pour les langues nationales reste associé à Cheikh Anta Diop et aujourd’hui, l’effondrement du système éducatif en langue française plaide plus que jamais en faveur de cette cause.
Monsieur Boubacar Boris Diop, comment est née l’idée de ce projet littéraire « Doomi Golo » ?
« Doomi Golo » a été publié en 2003 mais l’idée d’une version audio est née deux ans plus tard. Tout est parti d’un colloque organisé à Bloomington, dans l’Indiana, par Eileen Jullien-Sy, une amie prof de littérature. Il y avait là, pour ne citer que les Sénégalais, Oumar Ndao et Alioune Diané de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ucad), Souleymane Bachir Diagne, Mamadou Diouf, Khady Sylla et Cheik Aliou Ndao, mais aussi les cinéastes Ben Diogaye Beye et Joe Gaye Ramaka.
Nous étions supposés comparer les héritages littéraires de Léopold Sédar Senghor et Birago Diop, mais les débats se sont très vite focalisés sur la question des langues nationales dans notre pays ! C’est drôle, mais chaque fois que le sujet est abordé dans ces rencontres, on observe les mêmes réactions. Certains s’emmurent dans le silence, mais n’en pensent pas moins au fond d’eux-mêmes que c’est stupide de vouloir remplacer la langue de Molière par les nôtres.
D’autres tapent du poing sur la table et hurlent qu’ils ne veulent plus entendre parler de langues africaines et il y a enfin les partisans de ces dernières, qui rament un peu mais tiennent quand même bon. Les échanges ont donc été houleux et j’ai fait part à un moment donné de mon envie de réaliser une version audio de « Doomi Golo ».
Joe Gaye a aussitôt repris l’idée à son compte. Comme à son habitude, il a foncé et l’année suivante, grâce à Eilleen, l’université de Bloomington a mis à notre disposition un studio de télévision et une équipe de techniciens et j’ai lu la totalité du livre pendant deux semaines. Le mixage a été fait plus tard aux Almadies, dans le studio de Henri Guillabert, du « Xalam ». Au final, on a onze heures d’enregistrement. Et c’est ce qu’on fait passer sur les cinq radios communautaires, « Ndef Leng », « Af- fiah-Fm»,«JokkoFm»,«RailbiFm»et « Oxyjeunes ».
Pourquoi le choix du wolof comme langue d’expression ?
J’ai envie de vous taquiner : Pourquoi jugeons-nous tous normale une question aussi anormale ? Nous avons tous été soumis, au cours des siècles de domination, à un impitoyable conditionnement idéologique, et seules quelques âmes fortes, comme Cheikh Anta Diop, en sont sortis indemnes. C’est là une autocritique puisque pendant une bonne partie de ma carrière littéraire, j’ai cru que cela n’avait pas de sens d’écrire en pular, sérère ou wolof.
Je me souviens d’avoir un jour, jeune auteur « francophone » tout feu tout flamme, cru pouvoir coincer Cheikh Ndao en lui disant que Serigne Moussa Kâ n’était pas un écrivain au sens strict du terme parce qu’il ne se considérait pas comme tel ! C’était chic de parler ainsi à l’époque, mais c’était surtout complètement fou.
Je suis aujourd’hui revenu de ces foutaises et je sais ceci d’expérience : il n’y a rien de plus gratifiant que d’écrire dans la langue que vous parlez au quotidien et qui, en retour, est la seule à vous parler vraiment. C’est en Afrique seulement que l’on trouve des auteurs s’exprimant dans une langue que leurs compatriotes ne comprennent pas et qu’eux-mêmes ne maîtrisent pas toujours...
Qu’est-ce qui justifie le besoin de valoriser les langues nationales dans les produits littéraires, surtout dans un contexte de diversité culturelle ?
La diversité culturelle, ça ne veut pas dire que tout le monde doit se livrer, pieds et poings liés, à l’Occident. Les Occidentaux, si prompts à demander aux autres de se renier, sont les plus jaloux de leurs différentes langues. Prenez l’exemple de la Grèce. Elle a la même population que le Sénégal et c’est le seul pays sur cette terre où on parle le grec. Qui osera demander à ses habitants d’y renoncer sous prétexte d’être mieux connectés au monde ? On peut dire la même chose de l’Albanie, de la Bulgarie ou de la Suède.
Les Asiatiques, eux, ne comprennent même pas, comme certains d’entre eux me le disent, une telle discussion ! Je crois qu’il faut aller vers les autres à partir de ce que l’on est au lieu de s’inventer de curieux et fragiles alibis pour théoriser le contournement, voire le mépris, de soi-même. Birago Diop rappelle dans « Les Mamelles » (Ndlr : Présence africaine 1961) que « L’arbre ne s’élève vers le ciel qu’en plongeant ses racines dans la terre nourricière. » C’est bien dit et cela doit être médité par chacun de nous.
Quelle en est la signification culturelle et sociale ?
Le combat pour les langues nationales sénégalaises est étroitement associé au nom du grand Cheikh Anta Diop. Nous savons tous ce que nous lui devons. Il nous a appris à faire face, sereinement, sur la durée aussi, à des gens beaucoup plus puissants que nous. Et aujourd’hui, l’effondrement du système éducatif en langue française plaide plus que jamais en faveur de son combat, il oblige notre société à cesser de se compliquer la vie.
Il est vrai que pour nos pays sous influence étrangère plus ou moins discrète, la question linguistique est sensible mais tôt ou tard il nous faudra trancher le nœud gordien.On nous dit « francophones » mais c’est tout en surface. Il est plus juste de parler dans notre cas de semilinguisme dans la mesure où faute de pouvoir nous décider entre le français et les langues nationales, nous perdons, hélas, sur les deux tableaux. Cependant, même si la situation est de plus en plus intenable on peut aussi dire que les conditions sont réunies pour un changement résolu de cap. Seule manque un courage politique qui, à mon avis, ne saurait tarder.
Qu’est-ce qui motive cette transition de l’écrit à l’oral à travers le support radio, sachant que d’habitude, le schéma c’était de passer de l’oral à l’écrit ?
Je pense au contraire qu’il faut savoir aller en permanence de l’un à l’autre. La vogue du livre audio est une des manifestations de ce mouvement perpétuel. Il y a quelques années, j’ai participé à un forum de l’Unesco à Monza, près de Milan, sur l’avenir du livre imprimé face au développement du numérique.
Au fil des discussions, on s’est rendu compte qu’en Afrique, le livre audio est un outil particulièrement précieux. Vous enregistrez, par exemple, la version pular de « L’aventure ambiguë » et vous la faites écouter le soir à des jeunes de Ndioum ou Aéré Lao et cela pourra être un grand moment dans leur vie. Bachir Diop de la Sodefitex a, en son temps, organisé quelque chose de similaire avec « Doomi Golo » et ça s’est très bien passé. Il m’a ensuite fait écouter les commentaires très riches des ouvriers. Il s’agit simplement de faire accéder tout le monde aux émotions littéraires.
Quelles sont les perspectives visées au-delà de cette diffusion pour la génération actuelle et future ?
Il est envisagé de diffuser sur les mêmes radios communautaires, et sur d’autres qui accepteraient de se joindre à l’aventure, les deux versions, pular et wolof, de « Une si longue lettre ». D’autres textes suivront. Vous savez, beaucoup d’efforts ont été faits au cours des dernières décennies dans le domaine de l’alphabétisation, mais on s’est souvent contenté de textes à vocation pratique, sur l’allaitement maternel, la lutte contre le paludisme, etc.
Ce sont là des choses extrêmement importantes, mais il faut également donner à la fiction, c’est-à-dire au rêve, la place qu’elle mérite. Mes étudiants de l’Université Gaston Berger sont en train de découvrir les écrits de Mame Younousse Dieng, Ndeye Daba Niane, Mamadou Diarra Diouf, Cheikh Adrame Diakhaté et, bien évidemment, l’imposante production littéraire de Cheik Aliou Ndao, et ils n’en reviennent visiblement pas de constater que tant de romans de cette qualité existaient sans que personne ne leur en ait jamais parlé. Je dois dire que j’ai moi-même été très surpris par leur enthousiasme.
L’un d’entre eux, qui est du reste très doué, m’a fait part de son désir d’écrire de la fiction. Je sais qu’il le fera car je vois bien, au cours de mes échanges informels avec ces étudiants, que ce nouveau type de contact avec leur langue maternelle, fait surtout de respect, est en train de changer peu à peu leur regard sur le monde et sur eux- mêmes. Ça veut dire que la relève est assurée et que, de passage de relais en passage de relais, on arrivera un jour au but.