ON A L’IMPRESSION QU’ETRE HONNETE EST UN DELIT DANS NOTRE SOCIETE
Dr. Daouda Badji, sociologue

Le sociologue, Dr Daouda Badji soutient au cours de cette interview, que les mutations sociales, la mondialisation culturelle, l’économie de marché, l’individualisme poussent plus de personnes à incarner des comportements aux antipodes de l’honnêteté. Mais le sociologue incrimine surtout les nouveaux modes de fonctionnement de la société sénégalaise.
Quel regard portez-vous sur le rapport que les Sénégalais ont avec l’honnêteté ? La crise des valeurs n’est ni nouveau, ni propre à notre société. Le Sénégal est confronté aux défis de la modernité (mondialisation, globalisation, révolution technologique, etc.). Que la “crise des valeurs” soit tout d’abord le reflet de l’évolution qui affecte la société ne saurait faire ici aucun doute.
La plupart des vecteurs grâce auxquels l’intégration des valeurs de citoyenneté et de cohésion sociale par l’ensemble de la population s’effectuait sont aujourd’hui en panne ou en déclin : qu’il s’agisse de l’école, laquelle a du mal à remplir sa mission traditionnelle de structuration culturelle et/ou sociétale de ses usagers.
Par ailleurs, la société se trouve confrontée à tous les défis de la préservation de nos valeurs traditionnelles, compte tenu notamment de la mondialisation et de la globalisation de l’économie, de l’amplification des échanges et de l’accélération des communications qui en résultent (le “village-monde”).
Et, aussi, on doit le souligner, de notre système politico-social, à de redoutables défis : exacerbation des règles de la concurrence, qui pèse sur la capacité et/ou sur la volonté des employeurs de ménager le capital humain ; nécessité d’intégrer (au sens de ne pas exclure) des populations issues de vagues plus ou moins récentes. Il y a la situation délétère qui conduit certains à penser que tout ou presque est permis : échapper à l’impôt, soit par la fraude, soit par la délocalisation.
Ce n’est pas étonnant que les valeurs sur lesquelles repose notre société soient considérée comme étant en crise. Mais si la “crise des valeurs” doit, de toute évidence, se saisir comme le reflet ou le produit de l’évolution que connaît notre société, elle ne manque pas d’influer et de réagir, en retour, sur cette même évolution.
Qu’est-ce qui peut expliquer que certains ont des comportements qui n’ont rien à voir avec l’honnêteté ?
La crise des valeurs ne prend son importance qu’à la condition d’être replacée dans le contexte général. En effet, la morale, prise dans le sens le plus large, regroupe l’ensemble des valeurs normatives qui règlent la vie en société, privilégient ou imposent un modèle de vie, désignent ce qui est bien et mal, juste et injuste. Il est donc peu d’actes qui n’engagent pas des valeurs.
La morale d’une société, avec les règles et les lois qui s’y rapportent, n’intéresse pas seulement le fonctionnement social mais constitue un repère essentiel de l’identité individuelle. La crise des valeurs sociales traditionnelles, les mutations sociales, la mondialisation culturelle, l’économie de marché, l’individualisme grandissant expliquent les comportements aux antipodes de l’honnêteté.
Est-ce que la dégradation des conditions de vie peut légitimer certains comportements ?
La dégradation des conditions de vie peut pousser les personnes à la déviance. Ces comportements, contraires aux valeurs morales, ne peuvent, en aucun cas, être légitimés ou justifiés, cela relèverait simplement de la facilité. Dans la société sénégalaise, on ne se gêne pas de clamer en wolof : « xaliss kene dou ko ligeyy, dagne ko lidjeunti ».
Cette expression est en opposition avec l’adage qui dit : « qu’on vit à la sueur de son front ». Certains ont pris l’option de tirer leur épingle du jeu par la ruse, la malhonnêteté et la roublardise. On a l’impression qu’être honnête est un délit tellement la malhonnêteté gangrène notre société. Les nations, les plus avancées, ont comme socle fondamental l’honnêteté. La malhonnêteté est un frein au développement. Il est aussi un obstacle à tout processus de progrès car il sape tous les fondamentaux de la vie sociale.
Qu’est-ce que vous prônez contre la désincarnation des valeurs morales dans notre société ?
Nous devons réformer nos institutions de socialisation. Il faut instaurer des séances de conte pour apprendre aux jeunes nos valeurs traditionnelles. Il faudra aussi revoir les programmes de nos chaînes de télévision qui ne copient que les émissions étrangères. Celles-ci ne font que travestir notre jeunesse.
On doit développer la culture du vivre-ensemble et retourner aux valeurs traditionnelles comme la solidarité, l’entraide, les valeurs de partage et de travail. Nous devons mettre fin à la facilité, aux raccourcis pour réussir. Il est nécessaire de faire la promotion des valeurs du jom (bravoure), du kersa (réserve –timidité), du doylou (savoir se contenter de ce que l’on a) foula akk fayda (dignité et honnêteté).