L’INTELLECTUEL ET SON EXIGENCE DE VÉRITÉ
«Le silence devient un péché lorsqu’il prend la place qui revient à la protestation ; et, d’un homme, il fait alors un lâche.»
Abraham Lincoln
La publication par le sociologue Malick Ndiaye d’un essai intitulé Sénégal : Où va la République ? Approche critique, autocritique et prospective de la seconde alternance relance la question du rapport de l’intellectuel à la politique, aux politiques.
Nous souhaiterions d’emblée saluer la publication d’un texte qui nous éclaire sur beaucoup de points de la vie politique nationale depuis l’avènement de la seconde alternance au sommet de l’Etat.
Pour autant, on aurait tort de croire que c’est un intellectuel qui ici prend sa plume pour en défendre un autre. On parle souvent des intellectuels comme d’un corps auto-institué ou encore comme d’un ensemble de clans.
Mais à la différence d’une corporation, il n’y a pas «les intellectuels» ; il existe des intellectuels, chacun agissant en son nom propre et n’engageant que lui-même, ce qui fait qu’on ne saurait prendre les uns pour le tout.
En outre, la solitude de l’intellectuel dont nous faisons montre a ses vertus : l’appartenance à une chapelle peut être dangereuse et l’esprit de coterie peut se révéler moins stimulant, moins rigoureux, et à terme improductif dans la recherche de la vérité... Le fait est que l’esprit de coterie ne peut pas toujours satisfaire à l’exigence de vérité et à l’exigence scientifique qui doivent être les principes directeurs de la conscience de l’intellectuel.
Les intellectuels proches du chef de l’Etat qui ont réagi en vitupérant l’auteur et son livre, çà et là dans la presse, sont à la fois dans leur droit et dans leur devoir, même si les arguments qu’ils ont avancés sont dérisoires. Dans une sortie dans la presse, un de nos compatriotes a mis en avant les «notions de loyauté et de fidélité» au pouvoir qui doivent fonder l’éthique de l’intellectuel associé au pouvoir.
Il faut dire que comme argument, cela fait quand même très court, étant donné qu’un intellectuel qui aspire à rester comme tel place toujours l’exigence de vérité et l’exigence scientifique au-dessus de ces notions. «La trahison des clercs» naguère dénoncée par Julien Benda, ce n’est pas la rupture de ce qui serait un pacte de loyauté et de fidélité au pouvoir en place, c’est plutôt la trahison des idéaux que les clercs étaient censés servir et le glissement vers l’hétéronomie, ce qui fait que le peuple désabusé discrédite progressivement les clercs.
En l’état actuel des choses, chez nous, un grand nombre de ceux qui en 2012 avaient porté l’idée de rupture avec les démons du régime antérieur que tous nous cherchions à conjurer, ceux-là sont devenus méconnaissables. Parmi ces démons, il y a aujourd’hui, et pour n’en citer qu’un et un seul, la liberté d’expression, de plus en plus mise en danger.
De l’interdiction brutale d’une simple manifestation contre le mur de l’ambassade de Turquie en construction sur le littoral atlantique, à l’offense au chef de l’Etat trop abusivement brandie, on a de quoi s’inquiéter, lors même qu’il n’y a jamais eu autant de journalistes et autres personnels de la presse dans les allées du pouvoir.
Aussi, il n’y a pas de fumée sans feu : ce ne sont pas les accusations portées par M. Ndiaye qui risquent de secouer notre formidable «terre de passage et de brassage», ce sont bien plutôt les actes politiciens posés par les décideurs, qui sont aux antipodes de la conscience collective et qui pourraient à terme ruiner notre cohésion sociale.
Et combien de fois, dans l’histoire des idées et des Nations démocratiques, un intellectuel a-t-il claqué la porte des allées du pouvoir, en laissant derrière lui les lambris et les dorures, ainsi que tous les privilèges attachés à la fonction de conseiller du prince ? Combien de fois, un intellectuel a-t-il décidé de cracher dans la soupe ?
Sans doute un nombre incalculable de fois, dans les pays démocratiques. En France, où est née la figure de l’intellectuel moderne, tant d’intellectuels dignes de ce nom ont eu à collaborer avec des Présidents aussi éloignés l’un de l’autre idéologiquement et politiquement, sans jamais y laisser leur âme.
Pour donner un exemple récent, comment ne pas penser à Jacques Attali, conseiller de François Mitterrand dont il était très proche et qui s’est vu faire l’insigne honneur de présider une commission de réforme par Nicolas Sarkozy, deux hommes d’Etat aux antipodes l’un de l’autre, ce que Attali n’a pas décliné alors même qu’il ne courait déjà derrière aucun autre type de reconnaissance à l’échelle de son pays, étant donné sa prodigieuse production intellectuelle (de plusieurs dizaines d’ouvrages) et son réseau international admirablement étoffé...
Nous pourrions multiplier les exemples pour montrer comment un intellectuel peut naviguer entre les politiques tout en restant lui-même. Ce qu’on ne saurait pardonner à un intellectuel, c’est le silence et la complicité face au danger qui guette la Nation.
Il faut se rendre compte qu’il n’y a que dans les régimes de dictature que le pouvoir peut espérer taire et mettre aux ordres des esprits qui par essence sont libres. Il n’y a que dans les régimes de dictature que les esprits libres qui refusent de s’accommoder du pouvoir sont contraints et forcés de choisir entre la valise et le cercueil.
C’est le déficit de culture historique et la naïveté de certains proches du pouvoir qui conduisent à penser qu’en associant un intellectuel à son exercice, ils vont pouvoir nécessairement acheter sa liberté d’expression et de ton. En règle générale, entre l’intellectuel et le pouvoir, la relation a toujours été conflictuelle, et cette conflictualité est d’ailleurs salutaire, car du choc entre l’intellectuel et le pouvoir, jaillit souvent la lumière sur la marche de notre société.
Quand un intellectuel ayant été associé à la gestion de la chose publique sort des allées du pouvoir et de son silence pour mettre les pieds dans le plat et nous prévenir de la sauce à laquelle les politiques vont nous manger, il faut saluer son courage et son désintéressement.
Quand en 1960, frais émoulu des universités anglaises où il décroche son diplôme au terme d’une formation de six années, Wole Soyinka alors seulement âgé de 26 ans rentre au Nigeria, le jeune dramaturge est engagé, et c’est par le théâtre qu’il aspire à contribuer à mettre son pays sur la bonne voie, en participant à l’éveil des masses.
Ambitieux et déterminé, il fonde sa propre troupe, ce qui lui permet de mettre en scène ses pièces où il lui arrive de figurer comme acteur. Dans le cadre des manifestations marquant l’accession du pays à l’indépendance, les autorités lui commandent alors une pièce. Soyinka choisit de jouer La Danse de la forêt. Mais les critiques formulées sur le passé, le présent et surtout l’avenir du pays ne sont guère du goût des autorités.
Le ton du dramaturge est, comme l’on pouvait s’y attendre, sarcastique et même iconoclaste. La pièce est alors interdite et de représentation et de publication, ce qui ne fera que renforcer dans ses convictions et son engagement l’intellectuel qui est devenu l’un des plus grands auteurs du XXème siècle, le premier lauréat africain du prix Nobel de littérature.
Un intellectuel, c’est un lanceur d’alerte. Dans sa description de la responsabilité de l’intellectuel, le sociologue Pierre Bourdieu va même plus loin en indiquant que si ceux qui anticipent à partir de leur savoir les conséquences d’une mauvaise politique restent silencieux, c’est une forme de non-assistance à personnes en danger, exactement comme si des biologistes ayant, sur la base de leur savoir scientifique, anticipé des cala- mités graves décidaient de ne pas alerter l’opinion.
La responsabilité de l’intellectuel est donc lourde et sa fonction sociale importante. Son engagement est une attitude citoyenne. Il est nécessaire que l’intellectuel pose les problèmes, car comme l’on dit communément : un problème bien posé est en partie résolu. Aussi, ce n’est pas parce que l’on ignore les problèmes qu’ils cessent d’exister.
En plus, une prescription sans diagnostic peut bien souvent ne faire qu’aggraver l’état du patient. En somme, il est du ressort des experts de prévoir, celui des politiques de gérer et des intellectuels de faire une explication de texte. Il appartient à ces derniers de sonner le tocsin quand les experts ferment les yeux sur un danger ou quand les politiques font fausse route ou s’engagent sur une pente dangereuse et irréversible.
Sans doute, les accusations du sociologue sont très graves, mais elles ne sont en rien nouvelles. Depuis plusieurs mois déjà, des contributions dans la presse font souvent état de ce que M. Ndiaye en est arrivé à théoriser comme étant «l’intrusion insolite, voire impromptue, d’une variable familiale, clanique et patronymique».
Ce qui est inquiétant, c’est que quand le sociologue qui était dans les allées du pouvoir revient avec une fiche signalétique nous indiquant l’existence de «réseaux d’amitiés visibles et les rapports relevant, à l’analyse, de l’ethnicité, de la caste, de la condition et du rang», d’une conflictualité susceptible «d’altérer tous les bilans positifs et de conduire à toutes les dérives déjà répertoriées dans l’histoire et la sociologie du pays», alors il y a de quoi s’inquiéter pour notre si chère «terre de passage et de brassage».
Quand on attend de l’intellectuel qu’il combatte la lâcheté des hommes politiques et la naïveté de ses concitoyens pour leur permettre de juger en toute conscience du bien public, il a le devoir de placer l’exigence de vérité vis-à-vis de ces derniers au- dessus de toute autre considération. Les maux dénoncés par Malick
Ndiaye sont très graves. C’est pourquoi si les intellectuels présents dans les allées du pouvoir et parfaitement conscients des maux dénoncés, abdiquent du service exigeant de l’autonomie qui permet d’affermir la conscience de la citoyenneté, alors qu’ils sachent qu’ils perpétuent la faillite des clercs telle que décrite par Benda et de ce fait, ils participent à la ruine de notre cohésion sociale...
Contre les sirènes partisanes, ethniques (selon le sociologue) et même conjugales (ainsi qu’il en a été fait état selon les propos d’un ministre de la République, tout récemment) qui inspirent la distribution des rôles au plus haut niveau, il faut rappeler que l’exercice du pouvoir ne saurait se faire ni de cette façon ni même selon les intérêts d’une coalition politique qui a gagné les élections.
L’exercice du pouvoir, c’est une question de répartition rationnelle des fonctions et charges sur la base de compétences reconnues. Le partage des rôles est plus grave encore quand il s’est fait sur la base d’obédiences politiques sans idéologie, et sans même un programme concerté, viable et porteur.
Les différents slogans qu’on entend à peu près chaque semestre, font penser à des unes d’un journal qui n’aurait ni orientation ni ligne éditoriale. Et on est de plus en plus fondé à croire que la lutte ayant opposé les élites politiques n’était qu’une compétition visant à s’approprier l’appareil d’Etat permettant de s’aménager des voies d’accès aux ressources et au prestige. Il n’est pas encore trop tard.