LA GAMBIE AU BOUT D’UNE SOUFFRANCE DE DEUX DÉCENNIES
JAMMEH FÊTE SES 20 ANS AU POUVOIR
Depuis le putsch du 22 juillet 1994, toute tête contestataire qui émerge est coupée et toute autre qui la remplace subit le même sort... 20 ans après l’arrivée de Yahya Jammeh au pouvoir, il en est toujours ainsi en Gambie. EnQuête a percé pour vous le sanctuaire répressif d’un lieutenant devenu colonel en un temps record et qui, pour faire sans doute peur, se nomme désormais, Dr. Yahya Abdul Aziz Jamus Junkun Jammeh.
JAMMEH AUX ANGES, LES GAMBIENS À LA TRAPPE
Deux décennies passées au pouvoir n’ont pas changé le président Jammeh toujours égal à lui-même : Un tyran aux anges qui fait passer ses citoyens à la trappe.
Diohé, l’unique ferry qui fait actuellement le trajet arrive sur le rivage et déverse sa foultitude de personnes et d’engins sur le "Terminal".
Après quelques vérifications d’usage effectuées par les éléments de la police d’immigration, la foule se disperse et se distille dans les artères. Banjul, capitale d’un petit pays d’Afrique occidentale, est une cité désuète, un ancien comptoir anglais qui résiste difficilement au temps.
Une sérénité étrange s’empare de la ville. A l’image du mutisme frisant la fatalité qui s’est emparé des Gambiens depuis le 22 juillet 1994, marquant le règne du président Yahya Jammeh arrivé au pouvoir à la suite d’un coup d’Etat.
"Ici, personne ne parle, le président est un roi qui peut tout se permettre", dit Lamine (nom d’emprunt), le jeune taximan qui nous conduit à Serekunda, capitale économique du pays. Explications :
"Regarde, la télévision gambienne a diffusé l’autre jour la cérémonie annuelle de remise de Sukaru Koor aux chefs religieux. C’est à la limite que le président Jammeh qui l’organise a insulté les vieux en leur demandant de se mettre au travail au lieu de rester sous les arbres à paresser et à mentir".
Il poursuit, dépité : "à leur place, je n’allais jamais prendre ce soutien accompagné d’injures. Mais ils n’ont pas le choix ces pauvres vieux qui, non seulement pris leur sac de sucre, mais ont été également contraint d’afficher le sourire pour faire croire qu’ils sont contents et surtout ne pas s’attirer les foudres du roi Jammeh".
"Ici, personne ne parle, le président est un roi qui peut tout se permettre"
Lamine est à l’aise dans son taxi, le seul endroit où il peut se permettre de porter un regard critique sur la gestion de son pays.
"En Gambie, il n’y a que des renseignements généraux et ils sont nombreux parmi les taximen. Comme tu viens du Sénégal, il faut faire très attention, il faut savoir à qui tu parles, les gens sont méfiants par ici", renchérit notre jeune homme, teint noire, taille moyenne.
Après quelques kilomètres parcourus, la célèbre prison de Mile 2 se dresse à gauche sur la route principale. Lamine s’écrie :
"Regarde bien là-bas, c’est Mile 2, ce lieu craint par tous les Gambiens. Jammeh est en train de construire de nouvelles cellules, regarde bien il y a au moins 4 nouveaux bâtiments. Ce gars finira par emprisonner tous les fils de ce pays. A l’intérieur de cette prison, tu trouveras présentement des journalistes, des défenseurs des droits humains, des opposants et plusieurs individus qu’il accuse d’avoir tenté un coup d’Etat à son régime".
Malgré tout ce qu’il dit, Lamine est un chauffeur aguerri qui adore la vitesse, son pied ne quitte jamais l’accélérateur. Serekunda n’est plus loin, une zone qui respire avec ses voies dégagées, ses nombreux automobilistes, ses bâtiments et ses policiers perchés sur leur box de garde.
Le trajet est fini, Lamine reprend le chemin de Banjul non sans avoir insisté : "N’oublie pas, il ne faut pas parler à n’importe qui, les éléments de Jammeh sont partout".
Il s’éloigne et laisse derrière lui un visiteur ébahi d’avoir entendu presque les mêmes propos de l’autre coté de la frontière, Karang, situé en terre sénégalaise.
Sans s’en rendre compte, Lamine venait de faire une synthèse presque parfaite de la situation des libertés en Gambie. 20 ans après l’arrivée de Jammeh au pouvoir, l’oppression est toujours de mise.
DESTIN FORTUIT
Depuis le 22 juillet 1994, Jammeh règne en autocrate mégalomane allergique à toute contestation. Pourtant, le coup d’État burlesque intervenu en 1994 a porté au pouvoir, de la manière la plus fortuite, le jeune lieutenant et ses acolytes.
De retour d’une mission de maintien de la paix des Nations unies, des officiers sont allés rencontrer le président Dawda Jawara au palais présidentiel pour réclamer leurs émoluments. Pris de panique et n’ayant rien compris, Jawara, en poste depuis 1970, prend la fuite, laissant un vide très vite occupé par les jeunes officiers.
Yahya Jammeh se retrouve à la présidence et ses camarades Sana Sabaly et Sadibou Hydara, à la vice-présidence. Quelque temps après, les deux vice-présidents seront arrêtés et emprisonnés. Sana Sabaly fera 9 ans en prison avant de quitter la Gambie pour le Sénégal. Puis, s’exile en Allemagne. Moins chanceux, Sadibou Hydara mourra en prison suite à des actes de tortures répétitifs.
Désormais, seul maître à bord, Jammeh entame un règne répressif. Ministres, députés, hauts fonctionnaires civils et militaires et juges sont nommés, démis, et souvent emprisonnées et disgraciés régulièrement. Plusieurs sont morts en prison, d’autres exilés.
La Gambie a perdu plus du 1/3 de son élite au profit d’organismes internationaux, une fuite de cerveaux qui handicape fortement le fonctionnement institutionnel du pays, confie une cadre gambienne à la tête d’une organisation de défense de droits humains.
3 Secrétaires généraux du gouvernement emprisonnés en l’espace de 2 ans
En l’espace de deux ans, 3 Secrétaires généraux du gouvernement et chefs de la fonction publique ont été disgraciés, emprisonnées.
En 2012, Mame Bury Njie, ancien secrétaire général, devenu ministre des Affaires Etrangères lors des exécutions de 9 prisonniers dont la Sénégalaise Tabara Sambe, a été limogé. Selon plusieurs sources, on lui a reproché d’essayer de décourager les exécutions. Il subira un sort effroyable. Pendant 2 ans, il a été poursuivi et finalement acquitté il y a juste quelques semaines.
A sa suite, Njogu Bah, Secrétaire général du gouvernement, a lui aussi été limogé, arrêté et emprisonné depuis le mois d’août dernier pour abus de pouvoir entre autres, il croupit toujours en prison. Pourtant, ce dernier vouait à Jammeh une loyauté sans faille au point de s’attirer la foudre de plusieurs de ses concitoyens, s’interrogent les populations témoins de cette "loyauté sans réserve".
Après lui, c’est au tour du Secrétaire général Momadou Sabally, récemment démis de ses fonctions, d’être arrêté. La liste est loin d’être exhaustive. Proche du président, le général Lang Tombong Tamba, qui croupit en prison depuis 2009, a été accusé d’avoir fomenté un coup d’Etat avec 9 autres personnes.
D’autres personnalités influentes comme Ben Jammeh, cousin du Président et ancien directeur de l’Agence nationale de lutte contre la drogue (NDEA), ont été aussi emprisonnés. Ben Jammeh s’échappera de prison et présentement, un mandat d’arrêt a été lancé contre lui par la justice. Il lui est reproché d’avoir utilisé les ressources provenant des saisies de drogues à des fins personnelles.
Lamin Jobarteh, Garde des Sceaux et ministre de la Justice, a été demi de ses fonctions en 2013 et emprisonné.
PRESSE MUSELÉE, LIBERTÉ D’EXPRESSION À TERRE...
C’est comme une nuit qui peine à se terminer. Le peuple gambien subit les assauts d’un régime élu depuis le 18 octobre 1996.
Exécutions et disparitions d’opposants politiques, intimidations, persécutions et emprisonnements de journalistes et défenseurs des droits humains semblent rythmer le quotidien des populations de ce pays enchâssé dans le Sénégal.
En Gambie, à l’image des autres pays de dictature, les agents de renseignements généraux constituent tout un peuple. Ils sont partout et veillent sur tout ; difficile d’échapper à leur vigilance.
Dans ce pays d’environ 1 million 800 mille habitants, tout le monde sait des choses, chacun a son opinion sur la gestion du pays mais personne n’ose dire quelque chose.
Les journalistes et défenseurs des droits humains, qui ont osé critiquer ou simplement relater des vérités qui fâchent, ont connu les pires moments de leur existence.
Plus de 110 journalistes ont quitté le pays : se taire, s’exiler ou se faire tuer
Le rapport «Perils of being in exile: The plight of Gambian exiled journalists», effectué par le réseau inter-africain pour les femmes, médias, genre et développement, démontre que depuis l’accession de Jammeh au pouvoir, plus de 110 journalistes gambiens ont fui le pays. La majorité d'entre eux affirment avoir été victimes de menaces, d'agressions et d'arrestations.
Un rapport publié par l’ONG Article 19 faisant une analyse juridique des textes qui encadrent la liberté d’expression en Gambie donne une idée sur la machine juridique répressive mise en place. Amnesty International met également l’accent sur les emprisonnements et détentions arbitraires dans ses différents rapports sur la Gambie.
Quelques exemples d’exactions subies par la presse.
En 2004, Deyda Hydara, doyen de la presse gambienne, est froidement assassiné. En 2006, Ibrahima Manneh disparaît, on ne l’a plus retrouvé. En 2009, Ndèye Tapha Sosseh, ex-présidente du Syndicat des journalistes de la Gambie, quitte son pays sous la persécution du régime.
En septembre 2013, c’était au tour de la journaliste Fatou Camara de la Télévision gambienne (GRTS) et ancienne chargée de la presse à la présidence d’être arrêtée, elle est accusée d'avoir signé une entente extérieure avec un média sénégalais.
Ensuite, elle aurait diffusé de fausses informations aux médias en ligne de la diaspora gambienne, avec l'intention de ternir l'image du chef de l’Etat. Le journaliste Alagie Jobe du Daily Oserver est en prison depuis 1 an. Il a été accusé de sédition, nous dit un de ses confrères de la Gambian press union (GPU). La liste est loin d’être achevée.
Les récalcitrants emprisonnés ou privés de publicités
Ceux qui sont restés, sont obligés de se plier aux désirs du chef sinon, bonjour les problèmes. Directeur de publication d’un journal gambien, cet homme trouvé à son bureau se triture les méninges.
"Mon journal doit normalement paraître demain mais, présentement, je n’ai aucun rond. J’ai été accusé à tort de diffusion de fausses nouvelles et depuis, je ne reçois plus de publicités, les grandes entreprises ont peur de la répression de l’Etat et se gardent de nous donner de la pub", déclare-t-il sous l’anonymat, la chose la mieux partagée en terre gambienne.
Il poursuit pour dire que son journal qui tire à 4500 exemplaires par semaine nécessite 6 mille dalasis pour son impression. Une somme qu’il ne pourra jamais recouvrer avec son canard vendu à 15 dalasis. Suffisant pour qu’il se rende à l’évidence : "si cela continue, je risque de fermer le journal déjà que je peine à payer le peu de reporters qu’il me reste".
Si lui, résiste encore, d’autres ont fermé et ceux qui existent toujours ont longtemps cessé d’être des journaux qui informent juste et vrai, confie ce membre de la société civile gambienne.
Les radios privées réduites à des boîtes à musique
Les radios privées gambiennes ont cessé de faire de l’information depuis belle lurette. Face aux multiples agressions d’un gouvernement répressif, elles ont préféré se plier pour n’exister qu’à travers l’animation musicale. En dehors de Téranga FM et Vibes FM, toutes les radios ne diffusent que de la musique à longueur de journée.
C’est le cas de City limit radio, West coast, Kora FM, Hiltop FM, Capital FM, Hot FM. Pour sauver la face, ces radios font dans la synchronisation avec la Radio télévision gambienne (GRTS), renseigne cet ancien président du syndicat des jeunes reporters.
En Gambie, la liberté d’expression est un vain mot. Pour s’en convaincre, il faut interroger Mass Kah. Ce citoyen gambien, planton de son état, est présentement détenu pour avoir simplement rétorqué à un ami qui lui dressait la photo de Jammeh, de l’accrocher au ciel. C’est dire que même en photo, Jammeh ne doit pas être critiqué.
La Gambie est sur écoute et même les discussions les plus élémentaires peuvent atterrir à la police à cause de renseignements généraux postés partout. Voilà pourquoi ici, tout le monde se méfie de tout le monde et personne ne fait confiance à personne.
MACHINE REPRESSIVE
En Gambie, les juges n’ont pas la sécurité de l’emploi. Jammeh leur fait signer des Contrats à durée déterminée qu’il ne renouvelle bien souvent pas. Depuis l’année dernière, 3 juges étrangers commis par Jammeh pour officier en Gambie ont été démis de leurs fonctions et arrêtés.
C’est le cas du Chief Justice, équivalent du Président des cours et tribunaux, le Nigérian Emmanuel Akomaye Agim, du juge camerounais Emmanuel Nkea et du président de la cour d’appel, la Chief Justice Mabel Agyemang, Ghanéenne, qui ont tous fui le pays entre 2013 et 2014. Le Chief justice, Joseph Wowo du Nigeria, a été limogé et emprisonné pour corruption.
Les avocats aussi en ont eu pour leur grade. On peut évoquer l’emprisonnent de deux femmes avocates pionnières et bénéficiant d’une reconnaissance publique. Il s’agit d’Amie Bensouda et de Mariam Denton. Cette dernière, première femme avocate du pays, a été emprisonnée pendant plusieurs mois.
Toujours dans ce registre, la tentative d’assassinat de l’avocat Ousman Sillah, blessé par balles et immobilisé pendant des années, restent encore dans les mémoires et terrifient le corps des avocats.
LE MIRAGE DES PROGRÈS ÉCONOMIQUES
S’il est vrai que les droits civils et politiques ne sont pas bien respectés par le régime de Jammeh, force est de constater que des avancées ont été notées ces 20 dernières années sur les droits économiques, sociaux et culturels. La politique nationale 2006-2015 place l’éducation au cœur des priorités.
Dans le primaire et dans le cycle moyen, le taux de scolarisation a connu une hausse de plus de 60%, contrastant avec la baisse notée dans le cycle secondaire où les taux ont été portés à 39% depuis 2 ans.
La mise en place de programmes de recrutement et de maintien de personnel de qualité à travers des primes de motivation et la création de meilleures conditions de travail pour les enseignants affectés en zone rurale, sont aussi des avancées non négligeables. Malgré ces efforts, la qualité de l’éducation laisse toujours à désirer en Gambie.
En termes de réalisation des objectifs du millénaire pour le développement (OMD), le pays fait d’importants efforts surtout dans le domaine de l’accès à l’eau potable, plus de 80% en zones rurales présentement. Plusieurs infrastructures surtout routières ont vu le jour sous Jammeh.
La Gambie reste un beau pays avec ses plages et sa belle côte qui s’étend sur 80 km. La vie n’est pas si chère même si le pouvoir d’achat des Gambiens reste encore faible. Le pays dispose d’un taux de croissance qui avoisine les 6,7%.
20 ans après, une nouvelle génération de jeunes gens épris de liberté s’affirme de plus en plus dans plusieurs domaines d’activités comme la presse.
Les mouvements féminins ne sont également pas en reste dans l’éveil des consciences à l’image de la Gambian commitee on traditional pratics (GAMCOTRAP). Tango, un consortium regroupant 75 associations de la société civile, joue également sa partition pour l’émergence d’associations fortes.
La Gambie peut également compter sur une diaspora dynamique qui garde toujours contact avec l’intérieur du pays. Autant d’espoirs qui peuvent augurer de lendemains meilleurs pour ce pays d’une superficie de 11 300 km2 et indépendant en 1965.