"LA GRANDE CONTREFAÇON"
ME MBAYE DIENG, AVOCAT, SUR LES PORTEURS DE PANCARTES
En ma qualité d’enfant des indépendances, j’ai le devoir de m’inviter dans cette polémique qui enfle et qui, loin d’être banale, laisse transparaître la plus grande contrefaçon, volontaire ou non, de notre histoire récente. N’étant mû que par le souci de contribuer au rétablissement de la vérité historique, j’ai choisi de me situer en dehors de cette empoignade, entre témoins et/ou acteurs de cette rencontre de la place Protêt, opposant l’association des porteurs de pancartes aux anciens du Pai.
A suivre les partisans de la célébration de cette journée du 26 août 1958, on est tenté de croire que l’indépendance nous est venue après la réaction de De Gaulle, suite au discours de Monsieur Valdiodio Ndiaye, alors ministre de l’Intérieur, à la place Protêt. Réaction du Général dont on retient cette fameuse apostrophe : «... s’ils veulent l’indépendance, qu’ils la prennent». L’histoire est restituée comme s’il y avait un lien entre notre indépendance et ce fameux meeting de la place Protêt.
Il n’en est rien !
Pour s’en convaincre, il sera utile de rappeler quelques repères historiques.
Du 1er au 17 février 1958, s’est tenue à Paris la conférence pour le regroupement de tous les partis politiques africains. Les cadres politiques africains avaient pris conscience de la nécessité d’unir leurs forces afin de faire face aux nombreux défis qui interpellaient le continent encore sous domination coloniale. S’inspirant du programme de cette conférence de Paris, il a été créé à Dakar, les 26 et 27 mars 1958 le Parti du regroupement africain (Pra) avec tous les partis politiques qui avaient adopté le rapport de la susdite conférence, excepté le Rda. L’Ups, née les 3 et 4 avril 1958 est partie intégrante du Pra dont elle devient même la section sénégalaise. Le 13 mai 1958, éclatent les événements d’Algérie. Le 31 mai, le Comité exécutif provisoire du Pra, parti dont le congrès a été retardé par les événements d’Algérie, se réunit à Rufisque et réaffirme sa position pour «l’autonomie interne immédiate dans le cadre d’une fédération républicaine contractée dans l’égalité absolue de ses membres et du droit à l’indépendance de chacun d’eux». Le 1er Juin 1958, le Général De Gaulle est nommé Président du Conseil par René Coty, qui l’appelait ainsi au secours de la République menacée par les événements d’Alger.
Les 25, 26 et 27 juillet 1958 s’est tenu à Cotonou le congrès du Pra duquel ressortaient trois exigences : Une indépendance immédiate ; La constitution d’une nation fédérale africaine ; La création d’une confédération multinationale entre la France et les Etats-Unis d’Afrique.
Cette position du Pra était partagée par l’Ups, dont les principaux cadres avaient fait le déplacement. D’ailleurs ces exigences du Pra, ci-dessus énoncées et qui ressortaient de la résolution de la commission de politique générale de la conférence, étaient la synthèse d’un projet de résolution de Senghor et d’un contre-projet défendu par Abdoulaye Ly au nom de l’aile dure de l’Ups. Après Cotonou, Senghor devait aller directement sur Paris et Dia rentrer sur Dakar avant d’aller en Suisse. C’est en ce moment là que De Gaulle programma brusquement une tournée africaine (Tananarive, Brazzaville, Conakry, Dakar) sans se concerter avec les dirigeants africains de l’époque, sans doute pour contrer la tonalité indépendantiste qui s’est fortement manifestée à Cotonou.
Jacques Foccart raconte longuement dans l’ouvrage intitulé : «Tous les soirs avec Le Général», comment il a dissuadé De Gaulle de commencer par Dakar et Conakry, car il savait que l’accueil, selon ses informations, y serait mauvais. Pour ne pas imprimer un mauvais ton au commencement de sa tournée, De Gaulle a débuté par Tananarive, puis Brazzaville, ensuite Abidjan, pour finir avec Conakry et Dakar.
Le Président Dia, absent de Dakar, son intérim était assuré par le ministre de l’Intérieur Valdiodio Ndiaye, à qui il revenait de prononcer une allocution devant l’hôte du Sénégal, comme il est d’usage, en préparation avec le directeur de Cabinet de l’autorité dont il assurait l’intérim, Monsieur Jean Collin. Cette allocution devait refléter la position officielle du Sénégal, qui était celle du parti au pouvoir, c’est à dire la position de Cotonou.
Cela explique que des jeunes de l’Ups furent parmi les porteurs de pancartes, à côté des militants du Pai et scandaient la revendication indépendantiste puisque, rappelons-le, ces deux partis revenaient fraîchement dudit Congrès.
Seulement, ce qu’on ne dit jusqu’ici à personne, c’est que cette position vaillamment défendue par Valdiodio Ndiaye devant De Gaulle le 26 août 1958, a été abandonnée par l’Ups …seize (16) jours plus tard. Précisément dès la réunion du Bureau politique de l’Ups qui s’est tenue le 11 septembre 1958 à Rufisque. Et que Senghor et Dia avaient eux, depuis la France, pris la décision de voter «Non» six (6) jours seulement après le discours de la place Protêt.
Dans un article intitulé, «C’est le «Vieux Sénégal» qui répondra «oui» le 28 septembre», paru dans le journal Le Monde no 6 du 26 septembre 1958, sous la plume de Mr André Blanchet, envoyé spécial de ce journal, on pouvait lire : «Mamadou Dia et son ministre de l’Intérieur Valdiodio Ndiaye qui penchaient plutôt vers le «non», plus conforme à leur conviction personnelle, se sont fait les avocats du «oui» devant le Comité Exécutif de leur Parti». Notre indépendance a été obtenue non pas au bout de cette réunion ou d’«un entretien d’une heure de temps avec le Général De Gaulle» comme aimait le répéter Senghor, mais au bout d’un long processus qui a vu le Sénégal, alors simple territoire, passer au statut d’Etat membre de la Communauté française ; puis d’Etat membre d’une Fédération du Mali ; laquelle était, elle-même, membre de la Communauté française ; ensuite d’Etat membre d’une Fédération du Mali indépendante ; enfin d’Etat indépendant seul, à l’éclatement de la Fédération.
En faisant entrer le Territoire du Sénégal dans la Communauté par le vote du «oui», l’Ups avait déjà laissé tomber la revendication pour l’indépendance immédiate et a déchiré, en ce qui la concerne, ses pancartes. A chacune de ces étapes suscitées, sauf la dernière, le Sénégal ou ses dirigeants ne pouvaient imaginer notre pays sous sa forme actuelle. Tout a été le résultat de longues luttes menées par des fils de ce pays et dont les plus engagés à l’époque, ne sont, hélas, guère cités lorsqu’on évoque l’indépendance.
La chronologie est la suivante :
Le 28 septembre 1958 le territoire du Sénégal vote «oui» à la Communauté
Le 25 novembre 1958 le territoire du Sénégal (l’assemblée territoriale se transformant en assemblée constituante) se dote d’un statut d’Etat membre de la Communauté : c’est le premier Etat sénégalais, mais qui n’était qu’un élément de l’ensemble dirigé par le chef de l’Etat français
Le 14 Janvier 1959 se crée à Dakar la Fédération du Mali à laquelle le Sénégal est membre
Le 4 avril 1960 signature des accords de transfert de souveraineté avec la France d’une part, et le Sénégal et le Soudan d’autre part
Le 20 juin 1960, proclamation de la République Fédérale du Mali, Etat indépendant
Le 20 août 1960, éclatement de la Fédération du Mali et proclamation de l’indépendance du Sénégal
Dans les faits, l’histoire a pris la tournure suivante : après le passage houleux de De Gaulle à Dakar, Mamadou Dia, alors en Suisse, a senti la nécessiter de rallier la France pour échanger avec Senghor qu’il rejoignit en Normandie, précisément à Gonneville-sur-Mer. Là, ils ont accordé leurs positions pour faire voter «oui» à la Communauté le jour du référendum, à la demande de Senghor qui avait déjà fait des promesses en ce sens au Gouvernement français.
Dia s’est rallié à cette position toute nouvelle, suite à la demande pressante de Senghor et raconte leur entrevue : «C’est pourquoi la discussion fut longue, serrée, passionnée. Chacun d’entre nous dut donner, cet après-midi-là, le meilleur de lui-même comme dialecticien. Mais Senghor avait d’autres ressources que la dialectique. Il savait se faire séducteur en simulant, au besoin, le repentir et plaidant pour lui l’indulgence. C’est les larmes aux yeux que j’ai cédé, au nom d’une vieille fraternité d’armes , devant l’aveu lâché en désespoir de cause, à travers un sanglot de remords qui arrachait le pardon et invitait à oublier la faute : car Senghor me dira que , de toutes façons, il avait déjà pris des dispositions pour faire voter «oui» . Et il dut, devant mon insistance, m’avouer qu’il avait déjà fait des promesses au Gouvernement français» (Voir Mamadou Dia, Afrique le prix de la liberté 2001, Harmattan, P .126)
Cette rencontre avait lieu le 1er septembre 1958. Déjà à cette date, Senghor et Dia avaient pris le contrepied du discours de la place Protêt et donc, de la résolution du Congrès de Cotonou. De retour à Dakar, ils ont travaillé à faire adopter cette nouvelle position par le Comité directeur de l’Ups réuni à cet effet le 11 septembre 1958 à Rufisque, puis devant le Comité directeur du Pra le 14 septembre à Niamey. Et si des jeunes de l’Ups ont pu brandir des pancartes le 26 août 1958 devant De Gaulle, leurs dirigeants principaux que sont Senghor et Dia (le 1er septembre), puis leur Parti (le 11 septembre), se sont désolidarisés de leur position indépendantiste. Pire, leur parti a battu campagne, en face du Pai et du Pra-Sénégal, pour le triomphe du «oui».
Que reste-t-il alors des pancartes ?
A Rufisque, Senghor, Lamine Guèye, Dia et Valdiodio Ndiaye ont eu pour principaux contradicteurs Abdoulaye Ly, Diaraf Diouf, Amadou Makhtar Mbow et Assane Seck. Ces derniers ont été d’authentiques défenseurs de l’indépendance et auront tout fait pour y parvenir. Le pays devra, un jour, leur rendre un hommage à la dimension de leur engagement.
Déjà, dans un rapport secret intitulé, «synthèse politique du 2ème trimestre de 1956», Le Gouverneur Colombani mentionnait les noms de Ly Abdoulaye, docteur es-lettres, et Mbow Amadou Moctar, professeur, qu’il disait être «connus pour leurs idées extrémistes de longue date» et informait la haute autorité coloniale de leur adhésion au Bds comme éléments à surveiller de près. (Voir ledit rapport dans Sénégal Notre Pirogue, de Roland Colin, 2007, Présence Africaine p. 58).
A Niamey, l’Ups avait délégué Lamine Guèye, Senghor, Dia, Doudou Thiam et Ousmane Socé Diop, lesquels ont proposé une résolution en faveur du «oui» qui a été adoptée, ils avaient été suivis pour être contrés par Abdoulaye Ly et Diaraf Diouf au nom des partisans du «non», malheureusement ces derniers ont été minorisés. Le 20 septembre 1958 le Comité directeur de l’Ups s’est de nouveau réuni à Rufisque pour adopter les décisions de Niamey et devait intervenir la dissidence des partisans du «non» qui créèrent le Pra-Sénégal.
Dia s’expliquera sur ce revirement suscité en ces termes : «Je crois avoir bien fait, en faisant marche arrière, car toutes les dispositions étaient prises pour que le «oui » sorte des urnes, non seulement par l’administration locale qui disposait de l’Armée et de la gendarmerie et de tous les services de sécurité, mais également par le ministre de la France d’Outre Mer, Cornut -Gentille, ancien Haut Commissaire à Dakar, qui avait accompagné De Gaulle au Sénégal… » «En somme, ce que nous risquions, si j’avais accepté de suivre les camarades partisans du «non» , c’était tout simplement la situation du Niger, où Djibo Bakary allait être battu et éliminé. Je crois donc avoir bien manœuvré en reculant pour mieux sauter, puisque deux ans plus tard Senghor sera obligé de respecter sa promesse en se joignant à Modibo Keïta et à moi pour réclamer l’indépendance négociée au nom de la Fédération du Mali» (Afrique le Prix de la liberté P 128).
Des pancartes brandies à la place Protêt le 26 août 1958 à l’indépendance intervenue le 20 août 1960, le Sénégal a connu plusieurs statuts juridiques énoncés plus haut, les uns différents des autres.
Ces statuts nous ont menés graduellement vers l’indépendance.
Si les pancartes n’ont pu nous apporter l’indépendance pourquoi on les célèbre-t-on ? Que célèbre-t-on ? S’il s’agit d’avoir eu des propos raides devant le chef de la France Libre, Sékou Touré en a tenu de plus acerbes, de plus dignes, emmenant même De Gaulle à oublier son képi à Conakry. Auparavant, le Général a tenu les propos suivants, tout comme à Dakar, à l’adresse de la foule : «On a parlé d’indépendance, je dis ici plus haut qu’ailleurs, que l’indépendance est à la disposition de la Guinée. Elle peut la prendre le 28 septembre en disant «non» ...»
Et les propos du dirigeant guinéen n’ont pas été ravalés deux semaines plus tard, comme ce fut le cas chez nous, puisque la Guinée a voté «non», et pourtant il n’y a pas dans ce pays une célébration de la date du 25 août 1958 (arrivée de De Gaulle à Conakry), encore moins une Association des Applaudisseurs du discours épique de Sékou Touré !
Et d’ailleurs, cette indépendance octroyée par De Gaulle était l’atteinte d’un objectif minimum, pour ne pas dire un échec, puisque le Congrès de Cotonou avait déjà vu que l’indépendance immédiate, pour être viable, devait être assortie de la constitution d’une nation fédérale africaine, puis de la constitution d’une Confédération multinationale de peuples libres et égaux. Donc, l’indépendance donnée à un sous-ensemble constitué de deux anciens territoires n’était pas viable économiquement et, moins encore, celle octroyée au seul territoire du Sénégal.
Nous voulions tout le gâteau et Papa Général (ainsi que l’appelait Bokassa jusqu’à ce qu’il l’en dissuade fermement) a décidé de ne nous donner qu’une portion. Il faut souligner qu’à leur décharge, les dirigeants du Sénégal d’alors, Mamadou Dia et Senghor, en avaient conscience puisqu’ils ont tenté une Fédération du Mali, plus ambitieuse, englobant le Soudan, le Sénégal, la Haute Volta et le Dahomey. Mais Houphouët, armé par la France, a fini par détacher, à travers diverses manœuvres, la Haute Volta et le Bénin pour les enrôler dans un Conseil de l’Entente qui n’ira nulle part.
La France, qui voulait tirer un meilleur profit de nos pays, savait mieux que quiconque, qu’il était plus judicieux de les gérer en un seul ensemble mais, lorsqu’il s’est agi de quitter, elle n’a pas hésité à disloquer froidement l’ensemble, en sachant que les éléments qui en résulteraient continueront à dépendre d’elle.
Exceptées quelques tentatives du genre Fédération du Mali, nos dirigeants ont fauté en s’écartant des directives de Cotonou, car jamais moment ne sera plus propice que cette veille des indépendances pour «faire basculer l’Afrique sur la pente de son destin fédéral», selon la fameuse formule de Cheikh Anta Diop. Les Africains avaient appris à vivre ensemble, les infrastructures étaient communes, les maisons de commerce comme les écoles étaient les mêmes. Mieux, leurs dirigeants se connaissaient tous pour s’être côtoyés dans ces écoles où ils étaient confinés dans les mêmes internats par le colon ou pour avoir milité dans les mêmes organisations politiques, syndicales ou estudiantines. Bref le nationalisme étroit, à l’intérieur des territoires, n’était pas encore très évident.
Tout n’est pas perdu, car les Africains se rendent compte déjà de la non-rentabilité des micro-Etats, plus de cinquante ans après les indépendances. Mais convenons tout de même, qu’afin de réarmer ces populations africaines, il est indispensable que la jeune génération reçoive une correcte relation des faits et s’approprie son histoire afin de pouvoir tracer les voies l’avenir. C’est un minimum.
Me Mbaye DIENG - Avocat à la Cour