LA RUE COMME SEUL REMPART ?
Les évènements du Burkina Faso ont révélé que la rue est sur le point de devenir, en Afrique, le véritable rempart contre les révisions constitutionnelles «pour convenance personnelle». Faut-il s’en féliciter ou en être désolé ? S’en féliciter certainement, si l’on sait que la vocation normale d’une révision, est d’adapter la Constitution aux circonstances changeantes, dans le sens de l’approfondissement de la démocratie et de l’Etat de droit. L’on a malheureusement noté en Afrique des modifications constitutionnelles nullement justifiées par l’intérêt général, dans un dessein exclusif de conservation du pouvoir avec des justifications qui font rire ceux qui en ont encore la capacité : des chantiers à terminer, une modernisation de l’Etat à finaliser, une stabilité à mieux asseoir…
Le pouvoir de révision constitutionnelle qui fait un peu partout l’objet d’une instrumentalisation à des fins de conservation du pouvoir est la preuve que l’adhésion au constitutionnalisme n’était pas aussi profonde. L’on est obligé de constater que c’est bien le contexte de 1990 qui avait obligé bon nombre de dirigeants à se résigner, par nécessité, au pluralisme politique et à se soumettre à certaines de ses contraintes : multipartisme, organisation d’élections libres et transparentes, élaboration de Constitutions consacrant les principales normes d’un Etat de droit moderne, élargissement des domaines non révisables ou révisables par référendum, mise en place des conditions de réalisation de l’alternance politique à travers la limitation du nombre de mandat des Chefs d’Etat.
Les révisions constitutionnelles « pour convenance personnelle» opérées ou tentées dans certains pays (Tchad, Niger, Sénégal, Cameroun, Burkina…) ou qui se préparent dans d’autres (Congo brazzaville, République Démocratique du Congo, Togo, Rwanda, Burundi, Bénin…) montrent finalement que même si nos chers dirigeants africains avaient adhéré au constitutionnalisme, c’était simplement du bout des lèvres. Le constitutionnalisme, c’est cette doctrine fondée sur l'idée qui n'est pas seulement juridique mais qui exprime aussi un jugement de valeur : la croyance dans le fait que la Constitution représente la mère des normes. Il convient de la considérer comme telle et de la protéger. Cette protection s’accommode mal de révisions nullement justifiées par l’intérêt général et qui, au contraire, constituent des tripatouillages de la loi fondamentale. Ces mécanismes sont nombreux et variés. Le premier consiste à supprimer la limitation du nombre de mandats ou la durée du mandat.
C’est arrivé au Sénégal, au Niger, au Tchad. Ce qui a été tenté au Burkina entre dans ce chapitre. Il y a aujourd’hui des velléités dans beaucoup d’autres pays. Dans d’autres cas, les modifications tendent à modifier la Constitution quelques mois avant le scrutin pour permettre, par exemple à des dirigeants atteints par la limite d’âge, de pouvoir briguer un autre mandat. Tentative avortée au Bénin du temps du Président Soglo. Dans d’autres cas, il s’est agi de supprimer le deuxième tour compte tenu de la configuration de l’opposition divisée ou de créer des conditions très douces de passage au premier tour. La tentative avortée de modification constitutionnelle au Sénégal visant à abaisser la majorité requise pour passer au premier tour est à ranger dans cette rubrique.
Dans certains cas, il s’est agi de mettre en place des règles qui, en réalité, visent à disqualifier ou à éliminer de la course un ou plusieurs candidats gênants : La question de l’ivoirité en Côte d’ivoire en 2000 qui éliminait Ouattara a été analysée ainsi; Il en est de même, au Togo, de l’obligation de résidence sur le territoire national pendant un certain délai qui semblait n’avoir été prévue que pour éliminer de la course Gilchrist Olympio.
Dans certains cas, il s’est agi de manipuler le calendrier républicain en scrutant le meilleur moment pour organiser des élections. C’est arrivé au Cameroun en 1992. Toutes ces entreprises d’instrumentalisation de la Constitution ont été rendues possibles par la conjonction de deux facteurs : l’existence de majorités parlementaires mécaniques prêtes à ratifier n’importe quelle décision du Chef de l’Etat et l’apathie de ceux qui devaient être les véritables gardiens de la Constitution, les juges constitutionnels. Heureusement (malheureusement ?) que la rue a montré ce dont elle était capable. Des « Y’en a marre », « M23 » ou « Balai citoyen » doivent ouvrir les yeux à ces dirigeants aveuglés par le Pouvoir et qui croient être les seuls à pouvoir conduire les destinées d’une nation. Il en est ainsi également parce que ceux qui sont les véritables gardiens de la Constitution refusent, au nom de la souveraineté du pouvoir constituant, de contrôler la constitutionnalité de la loi de révision.
La plupart des juges constitutionnels africains refusent d’adhérer à la doctrine de la supra constitutionnalité qui reconnaît au juge constitutionnel le pouvoir d’annuler les lois de révision constitutionnelle portant atteinte à certains principes fondamentaux de la démocratie et de l’Etat de droit. Saisi d’une requête visant à l’amener à se prononcer sur la constitutionnalité d’une loi de révision de la charte fondamentale, le juge constitutionnel a tendance à considérer qu’il ne dispose que de compétences d’attribution et qu’il ne tient ni de la Constitution ni d’aucun autre texte, la possibilité de se prononcer sur une révision constitutionnelle. Cette conception, héritée de la France, n’est pas partagée par
les juges constitutionnels allemand et italien qui mettent en avant l’idée que certains principes ont une valeur supra constitutionnelle et doivent, de ce fait, être protégés contre toute tentative de révision. L. FAVOREU a raison de dire que « la justice constitutionnelle n’est véritablement acceptée que si sa composition donne le sentiment aux principales forces politiques et, parfois, aux composantes de la population, que l’on peut lui faire confiance parce qu’il y a une représentation équilibrée de ces
principales forces ou composantes ».
Au Sénégal, le sentiment de malaise et les critiques à l’égard de la jurisprudence du Conseil constitutionnel proviennent en grande partie de cette impression d’une « justice constitutionnelle aux ordres » de la seule autorité de nomination, le Président de la République. Les juges du Conseil constitutionnel sont tous nommés pour une durée de six ans non renouvelables par le Président de la République. C’est une formule qui a fait son temps et que l’on ne rencontre pratiquement plus. Il est temps de dire que seules les lois adoptées par voie référendaire échappent au contrôle de constitutionnalité, car constituant l’expression directe de la souveraineté nationale. Nous avons toujours pensé que le juge constitutionnel africain doit rester le seul rempart contre certaines dérives anti-démocratiques. A-t-il le droit d’assister, passif, à un bouleversement des principes fondamentaux de l’Etat de droit par une majorité parlementaire souvent contingente ? Nous disons non mais nous constatons avec joie qu’avec le Burkina, la deuxième vague des révisions « pour convenance personnelle » en Afrique a buté sur du solide : la rue.
Abdoulaye DIEYE,
Juriste, UCAD