LA TRAITE DE LA HONTE
PHÉNOMÈNE DE LA MENDICITÉ
La mort du jeune talibé Dame Niane, âgé de 12 ans, remet au premier plan le débat sur la problématique des enfants talibés. Pour des spécialistes de la protection de l'enfant, c'est un accident qui doit être le signal d'un nouveau départ. Mais tous accusent l'État et les parents d'être en phase avec les faux marabouts.
Si l'on en croit les conclusions de l'étude réalisée par l'écrivain chercheur Pape Tall, en partenariat avec l'ong Enda Tiers Monde, le phénomène des talibés a de beaux jours devant lui, eu égard aux revenus astronomiques qu'il génère.
Intitulée "Sarax", ses revenus et le maître coranique", l'étude révèle que les "talibés versent 2 milliards 280 millions de F Cfa, par mois, à leurs maîtres coraniques". L'auteur se fonde sur un "exemple basique d'un minima de rentabilité de 100 F cfa par jour ordinaire, et souligne qu'un jour ordinaire d'aumône rapporte en moyenne, pour les 100 000 talibés recensés au Sénégal, 10 millions de F cfa.
Avec les 500 F versés les vendredis, ce sont 200 millions de F cfa que se partagent les maîtres coraniques, chaque mois. Si les sacrifices et offrandes rapportent en jour ordinaire 600 F cfa, les tenants de ces "'daara" se frottent les mains, car ils réalisent comme chiffres d'affaires 60 millions par jour, soit 1 milliard 440 millions le mois. Les sacrifices et offrandes du vendredi à hauteur de 1 000 F par talibé permettent d'atteindre 100 millions par semaine, d'où un total de 400 millions mensuel.
Le contrat qui lie des parents "vauriens" aux faux maîtres coraniques
Mais ce que l'étude n'a pas révélé, c'est que derrière ce business lucratif existe un deal entre les parents et les maîtres coraniques. Ils sont tous de connivence. Fodé Sow, un spécialiste de la protection des enfants, rencontré au centre d'accueil appelé "Keur Gouneyi" basé à Guédiawaye, a contribué à plusieurs études sur la question. Il est également le coordonnateur général de l'association Uni ver sel, une association française de droit français. Il démontre, à travers des arguments pointus, comment ces talibés constituent de véritables machines à sous aussi bien pour les maîtres coraniques que pour les parents.
"J'ai mené des enquêtes sur ces questions pour le compte d'institutions internationales comme la Banque mondiale ou des organismes tel Enda Tiers monde. Je puis confirmer que c'est une véritable exploitation des enfants encouragée par des parents vauriens qui injectent les fruits de cette aumône dans leur commerce. Ce sont des parents qui sont en train de tourner dans les "luuma" (marchés hebdomadaires). Ils sont bel et bien conscients que les vrais marabouts sont dans des daara où les enfants ne mendient pas."
Une thèse confirmée par l'ancien Imam de l'université Cheikh Anta Diop de Dakar, Imam Ahmed Kanté. Il tient à préciser que les parents de ces talibés n'ont "aucune morale familiale". "Parfois, ce sont des hommes qui ont trois ou quatre femmes. L'essentiel pour eux, c'est de manger du bon poulet quand ils sont chez l'autre femme. Ils confient leurs enfants en apprentissage du Coran, disent-ils, et en retour, leurs enfants leur envoient de l'argent. Donc, cela veut dire qu'ils ont placé leurs enfants dans la traite. Pour vous dire que c'est un problème de traite des enfants et cela n'a rien à voir avec l'enseignement du Coran."
Dans la même optique, Fodé Sow renseigne : "Chaque matin, par exemple, les enfants vont dans des maisons ciblées pour avoir au moins 5 morceaux de sucre. Ils peuvent se retrouver, chaque jour, avec au moins 20 morceaux de sucre qu'ils vont garder jalousement dans un paquet. Chaque fin de semaine, ils vont envoyer ce paquet rempli à leurs parents avec l'argent qu'ils ont mis de côté."
Pour notre interlocuteur, s'il urge pour la société sénégalaise de se liguer contre cette race d'individus, c'est parce qu'ils ont fait "une option très nette de s'enrichir sur le dos des enfants".
"Ils vont dans leurs villages d'origine et ils demandent aux parents de leur confier leurs enfants pour les amener en ville et leur apprendre le Coran. Vu que la famille sociale au Sénégal est très grande, ils vont recruter des enfants de leurs voisins, cousins, frères et autres. Ils les prennent à partir de leur village et les transportent dans une zone urbaine. Une fois sur place, ils vont les placer dans une maison en délabrement, en ruines où eux ne vont jamais habiter. Ils vont louer une chambre supportée par ces enfants. Et sous prétexte qu'ils apprennent le Coran, ils vont lâcher les enfants dans la rue pour mendier, avec comme consigne de ramener de l'argent. C'est cet argent qui va servir à payer leur chambre, l'eau, l'électricité, leurs habits et autres besoins. L'autre partie de l'argent est reversée aux parents".
Conclusion : "Parents et marabouts vivent du fruit de l'aumône de l'enfant qui devient un taxi-compteur. Il reste plus de 6 heures de temps dans la rue, à mendier, pour avoir des denrées et de l'argent."
Les conséquences sont tout aussi dramatiques pour l'enfant qui cherche, chaque jour, à gagner plus d'argent. "L'enfant va chercher à avoir plus de 500 F. Il tient aussi à mettre de côté un peu d'argent qu'il va envoyer aux parents, chaque fin de semaine."
L'État aussi responsable
Comme d'autres, notre interlocuteur accuse l'État qui a laissé gangrener ce phénomène. "Il n'y a aucun contrôle, chacun fait ce qu'il veut. L'État n'a pas également joué son rôle quant à l'accès aux services sociaux de base. Des villages sont dépourvus du minimum. La terre est aride. Ils n'ont ni semence, ni engrais. Beaucoup de jeunes ne sachant que faire se drapent du manteau de marabout.
Ils vont ouvrir un "daara" qui est le moyen le plus rapide pour s'enrichir. Un enfant peut passer 2 ans là-bas sans réciter un seul verset coranique." Et du coup, c'est presque 250 000 F qu'un marabout gagne au minimum par semaine pour un "daara" de 50 élèves.
"Ces marabouts se permettent de faire des épargnes sur la base desquelles ils font des projections. C'est pourquoi ils battent les enfants à mort. Ils ne supportent pas qu'ils faussent leurs calculs. Car ces "talibés" sont des comptes d'épargne par rapport à leurs projections de prendre une épouse, de construire des maisons et autres projets."
Des enfants transportés de région en région, de pays en pays, sans que cela n'émeuve. Une image crasseuse pour des spécialistes de la protection de l'enfance qui tirent à bout portant sur les gouvernants africains, particulièrement le gouvernement sénégalais. Des études ont montré qu'au Mali, par exemple, des enfants sont loués par leurs maîtres coraniques à des propriétaires de champs de riz.
"Ces maîtres se déplacent souvent d'un pays à un autre à l'insu des parents. Ils leur vouent une confiance aveugle, dans la mesure où ils estiment que l'avenir de leurs enfants est d'être de grands marabouts. Il arrive que ces enfants quittent le Mali pour travailler dans les plantations en Côte d'ivoire. Le marabout récolte les fruits de ce travail", confie une consœur malienne, Ramata Diaoulé qui a consacré des études sur la question.
Dakar, capitale de la mafia criminelle
Au mois de mars dernier, la cellule nationale de lutte contre la traite des personnes révélait l'existence de 1 600 écoles coraniques communément appelées "daara" dans la région de Dakar. C'était dans le cadre d'une étude sur la cartographie des "daara" dans la capitale sénégalaise.
Elle a dénombré, dans ces écoles, 57 000 à 60 000 apprenants. Cette enquête, censée renouveler la réflexion sur les "daara", a eu le mérite de pointer du doigt un phénomène aux relents de traite des enfants soutenue par le gouvernement sénégalais, malgré sa volonté exprimée de régler "une question sensible."
Selon plusieurs acteurs, dont Mouhamadou Sow, de la Direction des droits de l'enfant, cette étude a le mérite d'attirer l'attention sur les motivations des maîtres coraniques qui acheminent des enfants d'une région à une autre, voire d'un pays à un autre.
"Ce n'est pas normal que la région de Dakar, une zone urbaine, concentre à elle seule autant de talibés. Elle n'est pas un cadre propice pour enseigner le Coran à des enfants. Cela montre clairement que ces maîtres coraniques, qui parcourent plusieurs kilomètres avec des enfants, en dépassant des foyers religieux, ne sont pas mus par le souci de leur dispenser un enseignement coranique. La même situation se présente dans le sud du pays, où la mendicité infantile est bannie dans les localités telle Salamata, mais bien présente dans les régions de Ziguinchor et de Sédhiou."
Mobilité des marabouts jusque dans les pays voisins
Le phénomène s'est étendu jusque dans les pays voisins. Pour un confrère mauritanien, Khalilou Diagana, qui a travaillé sur la question, "les marabouts ont une dimension transnationale".
Une affirmation qui s'appuie sur une étude réalisée en 2001 par Mohamed Ould Lafdal, éducateur, et Mohamed Ould Hmeyada, sociologue, pour le compte de l'UNICEF sur " la situation des enfants talibés (Almuudo) en Mauritanie". L'étude renseigne sur les origines ethniques et sociales et les conditions de vie de ces enfants. Elle a touché 120 enfants, 70 parents et 25 maîtres coraniques. Elle a été effectuée à Kaédi, Rosso, Nouakchott et Boghé.
Il ressort de l'étude que 33, 9% des 120 enfants interrogés sont de nationalité sénégalaise et 2,6% ignorent la leur. "On est ainsi loin du talibé qui, après les séances d'apprentissage du Coran, rejoignait paisiblement ses parents. Compte tenu de la dimension transnationale des marabouts, il est quasiment sûr que de petits mauritaniens, âgés de 5 à 6 ans, crasseux, affamés et munis d'un pot de tomate, courent aussi les rues de Dakar, Saint-Louis ou Thiès".
La vraie arme de l'État
L'État semble être en passe d'amorcer une mue dans le respect des droits des enfants au Sénégal, par l'entremise de la stratégie nationale pour la protection de l'enfance, adoptée depuis 2013. Ce document unique référentiel dans le domaine de la protection de l'enfant et des standards minimaux de prise en charge des enfants en situation de vulnérabilité, passe pour "la Bible et le Coran ; en matière de protection des droits de l'enfant", selon M Abdou Fodé Sow.
D'ailleurs, selon les spécialistes des questions relatives au droit de l'enfant, c'est grâce à la contribution du comité de quartier, mis en place dans le cadre de cette nouvelle trouvaille, que le drame de Yeumbeul a pu être détecté.
"Quand l'enfant a subi les sévices, le mercredi 26 juillet dernier, ce sont les membres du comité du quartier qui ont alerté les autorités compétentes. Ils ont signalé qu'un enfant a été battu à mort dans cette école coranique. Car il s'est trouvé qu'il était décédé, mais l'école avait gardé l'information jusqu'au soir, avant que la brigade de police de Yeumbeul nord n'intervienne".
Pour Mme Ramatoulaye Seck, du service Action éducative en milieu ouvert (Aemo), ce nouveau paradigme est parti pour induire des changements qualitatifs. Et pour cause, explique-t-elle :
"Il va permettre de bien organiser la chaîne, organiser le secteur de la protection au niveau régional, départemental, communal. C'est un cadre fédérateur qui vise à assurer une coordination entre les différents intervenants et garantir une coordination au niveau sectoriel. Le maire, le chef de quartier, les jeunes, les 'bajenu gox', tous les segments de la société, vont être mis à contribution pour traquer ceux qui violent les droits des enfants, où qu'ils se trouvent.
Ils ont une mission d'alerte. C'est toute une chaîne qui est activée jusqu'au sommet, avec cette stratégie nationale pour la protection de l'enfance."
L'ASSOCIATION "STOP" À LA MENDICITÉ DES ENFANTS
Le combat acharné de Mme Hulo Guillabert
"Ces enfants entretiennent tout le monde, aussi bien les parents, les maîtres coraniques que les Ong. Si vous vous rendez à 6h du matin à la gare routière de Colobane, vous y trouverez des Pickup, en provenance de la banlieue, remplis d'enfants talibés. Les "maîtres coraniques" les déposent à cette heure matinale et ne viennent les chercher que vers 22h.
"C'est purement criminel. Personne ne réagit, alors que dans ce lot se trouvent des enfants de deux à trois ans." La diatribe est de la directrice générale de la maison d'édition Diasporas noires, Hulo Guillabert. Elle a mis sur pied l'association "Stop" à la mendicité des enfants, depuis 2014, et tient le gouvernement sénégalais pour l'unique responsable de cette "mafia criminelle".
En effet, choquée par ces images d'enfants sacrifiés sur l'autel de certaines ambitions, la Saint-Louisienne veut traquer tous les coupables. L'État se retrouve au premier rang. "Il est coupable de non-assistance à enfants en danger. C'est lui qui donne carte blanche aux marabouts qui font ce qu'ils veulent. Je me demande pourquoi ils ont décrété une journée des talibés, s'ils ne font rien pour que ces enfants quittent la rue", s'interroge-telle.
Notre interlocutrice est aussi déterminée à démasquer la pléthore d'Ong qui transforment ces enfants en fonds de commerce. "Au niveau de notre association, nous avons toujours refusé de tisser un partenariat avec ces Ong. Nous sommes dans la rue et refusons d'être des acteurs de ce confort. Le jour où cette pratique sera interdite, la plupart de ces associations, qui prétendent militer pour la cause des enfants, vont disparaître".
"Notre objectif majeur est d'inciter l'État à mettre en place un dispositif pour interdire la mendicité. Il doit faire respecter la loi. Il intervient dans d'autres domaines, il n'a pas à se confiner dans l'inaction face à la situation des talibés traités comme des animaux. L'État se donne les moyens de traquer ceux qui pillent nos ressources. Le jour où ils mettront deux ou trois marabouts en prison, les choses changeront". Entre autres solutions, elle propose une réorganisation de la mendicité dans ce pays. Là, il sera question d'installer des comités en charge de recueillir des dons au niveau des mosquées et de les redistribuer aux nécessiteux...