LE DEBAT VICIE PAR LA DIVERSION
AFFAIRE DE LA DROGUE DANS LA POLICE
A défaut de démolir les preuves contenues dans le rapport du commissaire Keïta, la « défense » opte pour la « fait diversification » de l’affaire. La presse est entraînée sur des questions accessoires, au détriment du fond du dossier.
Dans les chroniques judiciaires américaines, les avocats de la défense ont coutume de souiller la vie de la victime, dans le but de décrédibiliser les accusations portées à l’endroit de leur client. Surtout, pour des faits ayant trait au viol, démontrer que la plaignante est de moralité douteuse équivaut à altérer la crédibilité de ses accusations. Pour y parvenir, une horde de détectives privés est employée afin de fouiller le passé de la victime. Si l’investigation conclut à un comportement irréprochable de la personne visée, les avocats inventent par- fois des histoires de toutes pièces, pour atteindre leurs objectifs. Peu importe les moyens, l’essentiel est d’arriver à semer le doute dans les esprits et de faire écrouler l’accusation.
Cette stratégie de défense est empruntée dans l’affaire de la drogue au sein de la police. Les contre-feux allumés depuis l’éclatement du scandale qui a fait l’effet d’une bombe, cherchent à divertir l’opinion et à détourner les Sénégalais des vraies questions. D’où la nécessité de recentrer le débat et de parler exclusive- ment des faits contenus dans le rapport, afin d’éclairer l’opinion. Y a-t-il trafic de drogue dans la police ? Abdoulaye Niang, ex-chef de l’Ocrtis, est-il impliqué dans ce trafic ? Les pouvoirs publics étaient-ils informés de ce fait ? Pourquoi une enquête ne fut pas ouverte pour tirer cette affaire au clair ? Des questions essentielles aux- quelles l’enquête ordonnée par le président, ne répond pas.
A la place de répons- es sérieuses, les informations distillées dans la presse révèlent que Niang a un patrimoine rachitique. Une manière de le laver de tout soupçon. Selon des témoignages, « le commissaire se rendait au boulot parfois en clando ». Mais, face à cet argument, des sources nous invitent à nous interroger sur les raisons qui poussent l’ex-chef de l’Octris à exhiber ce misérabilisme trop ostentatoire. D’autant que l’Ocrtis dispose d’un parc de véhicules et met à la disposition de son directeur, une voiture de fonction. « Même son chauffeur ne rentre pas à pied. Il faisait du cinéma en portant une seule tenue pendant des mois, mais à force de jouer au cirque, on risque de se retrouver nu », ironisent les mêmes sources.
Le dossier que certains veulent réduire à un conflit personnel entre hauts gradés, dépasse de loin cette courte perspective. Il part de témoignages de trafiquants étrangers et sénégalais impliquant Abdoulaye Niang dans leur commerce. Pour les étrangers, il faisait dans le trafic de drogue dure. Les Sénégalais affirment, eux, qu’il était leur fournisseur de chanvre indien, en plus d’avoir été leur protecteur. Une fois l’information recueillie par le chef de l’Ocrtis, les faits ont été portés à la con- naissance de l’autorité et une enquête ouverte, conformément aux règles et traditions dans la police. Un homme arrêté à la suite d’un long processus, qui a duré de janvier à juin, proposait ses services au commissaire Cheikh Sadbou Keïta pour remettre sur le marché la drogue saisie par l’Ocrtis.
Il s’est donné les moyens de con- vaincre M. Keïta en lui faisant des offres d’argent... et s’est finalement retrouvé piégé par le chef de l’Ocrtis, avant d’être arrêté et présenté au procureur. Des ban- des sonores et d’autres éléments prouvent la trace de cette enquête longue, rigoureuse et pointilleuse. Il s’agit donc - au-delà des chamailleries entre collègues - d’un dossier très important engageant la sécurité du pays à plusieurs titres. Le trafic de drogue et le terrorisme constituent les plus grandes menaces auxquelles doivent faire face les Etats. Pour cela, il ne saurait être question que les Sénégalais soient divertis par des informations dont le seul but est de détourner l’attention du dossier et des responsabilités des uns et des autres. La presse, censée être la sentinelle de la démocratie, s’attarde sur des questions accessoires telles que l’offense au chef de l’Etat ou les motivations du commissaire Keïta.
Or, la question principale qui devrait préoccuper tout un chacun est de savoir si Abdoulaye Niang et d’autres policiers sont impliqués dans ce système mafieux. Si oui, comment extirper le mal ? Et dans le cas contraire, envisager des sanctions contre l’auteur de « ces allégations mensongères ».
A défaut d’envisager la problématique sous cet angle, la presse préfère la « fait diversification » de l’affaire, contribuant ainsi à banaliser une question de sécurité du pays. Il est sans conteste connu que la mainmise des narcotrafiquants sur l’appareil d’Etat et les forces de l’ordre, crée forcément un risque d’instabilité.
Dans des pays de la sous-région ouest-africaine, l’in- filtration des hautes sphères de l’Etat par les narcotrafiquants a favorisé la déstabilisation du pouvoir (lire Gazette N0 211). En Guinée Bissau, le trafic de drogue dure fait partie des facteurs explicatifs du coup d’Etat de 2012. De même qu’au Mali, ce commerce a permis aux groupes rebelles de se requinquer pour réussir la partition du pays. Selon un spécialiste du trafic de drogue dans la région de l’Afrique de l’Ouest, interrogé par le Monde diplomatique, les barons ont besoin de nouer de solides alliances avec des personnes bien placées pour faire prospérer leur business.
« Sans appuis fiables au sein de l’armée et de la police, ou parmi les hommes politiques locaux et nationaux, la sécurité des lots de cocaïne n’est pas assurée. Même si vous avez des accords avec tous les groupes djihadistes et le MNLA, vous risquez d’être racketté », rapporte le journal. Au regard de ce qui précède, les informations du rapport du commissaire Keïta attestant que les trafiquants ont infiltré le cœur nucléaire de la lutte anti-drogue, à savoir l’Ocrtis, devraient être prises plus au sérieux. Des indices graves et concordants indiquent que ce fait est du domaine de la probabilité.
Qui plus est, l’absence de contrôle de la drogue saisie donne de larges prérogatives aux responsables de l’Office de lutte contre les stupéfiants. « Une fois la drogue saisie, elle est mise sous scellé dans le bureau du Dg de l’Ocrtis, qui est l’unique personne à en détenir les clés et il n’y a aucun contrôle a posteriori, avant les séances d’incinération », rapporte un spécialiste qui requiert l’anonymat. De même l’implication de certains policiers dans le trafic de la drogue n’est plus un secret. Ils sont rompus à la pratique nommée « door » (frapper) qui consiste à se rendre chez un dealer fortuné, pour le racketter en échange de sa liberté. D’autres plus téméraires ou plus intéressés par l’argent s’érigent en protecteurs ou se transforment en informateurs des trafiquants. C’est pourquoi, dans plusieurs quartiers, des dealers connus de tous ne sont jamais arrêtés.
PONCE-PILATISME
Selon les termes de l’enquête, le ministre de l’Intérieur Pathé Seck a été informé par Keïta, en janvier verbalement ; puis en février par écrit, des faits reprochés à Abdoulaye Niang. En dépit de ces saisines répétées par le commissaire Keïta, patron de l’Ocrtis, le président de la République est amené, en juin, à nommer la personne mise en cause à la Direction générale de la police nationale. Pourquoi Pathé Seck a-t- il voulu taire ces informations à même d’éclairer la décision du président ? Tout porte à croire que si ce dernier était au courant des soupçons qui pèsent sur Niang, il ne l’aurait pas nommé à ce poste. Le ponce-pilatisme du Général Pathé Seck consistant à se dédouaner d’une affaire aussi grave dont il a la responsabilité, participe à l’aggravation des faits. Il n’a pas cherché à voir outre mesure si les informations mises à sa disposition étaient vraies ou fausses. « C’est une guerre fratricide entre des hauts gradés de la police », s’est-il contenté de dire. Pour des calculs de postes et de prébendes, l’intérêt national est sacrifié.  L’esquive
Dans le traitement du dossier de la drogue au sein de la police, la raison d’Etat a prévalu sur la raison tout court. La décision du président Macky Sall d’or- donner des sanctions à l’encontre du commissaire Cheikh Sadbou Keïta et de démettre le Directeur général de la police nationale, Abdoulaye Niang, est une volonté manifeste du pouvoir d’étouffer une affaire très sérieuse. Pour sauver les apparences, les autorités ont préféré laisser tomber le dossier aussi vite qu’un fer rouge . Mais, le mal est déjà fait. Cette affaire de drogue démontre encore que les nominations aux postes de responsabilité dans l’administration ne sont pas précédées d’enquêtes de moralité rigoureuses. Sinon, comment comprendre que le choix du chef de la police puisse donner lieu à tant de tâtonnements ? Ibrahima Diallo est le premier à être nommé pour remplacer Codé Mbengue. Le remplaçant est remplacé à cause des casseroles qu’il traîne. Puis, c’est le tour d’Abdoulaye Niang qui avait été nommé au moment où il faisait l’objet d’une enquête par le patron de l’Ocrtis, le soupçonnant de trafic de drogue.
Sous Wade quelle institution n’a pas eu son « keïtagate » ?
Si l’affaire de la drogue qui secoue la République était avérée, elle ne devrait surprendre personne. Les douze ans de gouvernance libérale ont montré jusqu’à quel point nos dirigeants étaient audacieux. La traque des biens mal acquis a démontré le niveau d’ingéniosité des délinquants à col blanc. Depuis que cette affaire a été déclenchée par la Cour de répression de l’enrichisse- ment illicite (Crei), on ne cesse de se tenir la tête, tant la tempête était intenable. La trace des milliards dérobés a conduit à d’incroyables paradis sur terre. Mais le tonnerre se trouve dans le self-service auquel les présumés coupables se sont livrés. Les convoqués sont parfois d’illustres inconnus du grand public.
Ils se sont servis parce qu’ils avaient une proximité professionnelle ou militante avec les vrais responsables. Quelque chose comme un laisser-aller généralisé s’était installé dans le pays, autorisant toutes les dérives. Jusque dans le maquis du Mfdc, on a joué avec l’argent public. De prétendus rebelles sont convoyés à Dakar, reçus au Palais ; où ils jurent, la main sur le cœur, avoir renoncé aux armes. Et le brillant « négociateur » auteur de cette reddition, est grassement rétribué.
Au même moment, des mines tuent, des villageois sont à la lisière de la frontière avec la Gambie ou la Guinée Bissau, se débattant contre une chienne de vie. Tous étaient conscients que Wade avait perdu le contrôle des affaires, il fallait donc se servir vite avant que les chiens de garde ne soient lâchés. Le mal de la police ne surprend donc guère. Au contraire ! L’affaire Cheikhna Keïta devrait conduire à se demander si d’autres secteurs aussi respectés ne sont pas trempés. Quelle institution n’a pas eu son « keïtagate » avec Wade ? Sans doute très peu, ou personne. Le plus banal sous Wade est cette affaire de corruption d’Alex Segura.
Et pour s’en défendre, Wade « accuse » son aide de camp, le colonel Bara Cissokho... Autant dire que dans cette affaire, le porte-parole du gouvernement, Abdou Latif Coulibaly, était dans un angle mort. « C’est Keïta ou c’est Keïta ! », comme pour paraphraser les Ivoiriens à la veille de leur mortelle Présidentielle. Quel gouvernement sérieux aurait dit à la face du monde que sa police est en musique parfaite avec les narcotrafiquants ? En tout cas pas le gouvernement de Macky Sall, dont on dit que les caisses sont vides et que pour les renflouer on ne compte que sur l’image de démocratie modèle et la sanctuarisation de la bonne gouvernance. Voilà pourquoi, dans cette affaire, Keïta est lui aussi dans un cercle de feu. Il peut se contenter de la sympathie ambiante de l’opinion.