LE PARADOXE DU CINÉMA SÉNÉGALAIS
ABDOUL AZIZ CISSÉ, CINÉASTE
Abdoul Aziz Cissé s'est révélé à la faveur de la sortie en 2001 de son premier film ''Beut gaal''. Sa toute dernière production ''Arou mbed'' fait son chemin dans différents festivals du cinéma à travers le monde. Le cinéaste confie à EnQuête sa vision du cinéma sénégalais.
Comment voyez-vous le cinéma au Sénégal, en particulier, et en Afrique en général ?
Le cinéma sénégalais se porte de manière assez paradoxal, parce que pour ce qui concerne la distribution et la diffusion des films, c'est vraiment la crise. Il y a les salles de cinéma qui disparaissent, les circuits se rétrécissent. La preuve, pour ce qui concerne le Sénégal, nous sommes partis de 80 salles de cinéma à moins de 5 salles qui continuent à fonctionner aujourd'hui. Et pour les chaînes de télévision, on diffuse tout sauf des films sénégalais. C'est problématique parce que dans tous les pays du monde, ce sont les télévisions qui portent la production cinématographique. Il faudrait donc trouver une solution. Il y a une explosion de chaînes de télévision mais on ne diffuse des films sénégalais dans aucune des ces chaînes, ce n'est pas normal.
Pour ce qui concerne les vidéogrammes avec les DVD, VCD, c'est la piraterie qui est en train de gangrener le secteur. Sur ce plan-là aussi, on a du mal à diffuser. La seule opportunité qui se présente aujourd'hui, ce sont les festivals et peut-être la diffusion sur internet. Et même de ce côté là, il y a énormément de choses à dire. Quand je dis que le cinéma se porte de manière paradoxale, c'est parce que autant la diffusion vit ce malaise récurrent, autant la production par rapport aux genres et aux formats et aux durées des films foisonne. On se rend aussi compte qu'il se fait énormément de films-documentaires. Il y a des films de fiction, des courts-métrages, peut-être un peu moins de longs-métrages. Si on n'a pas de longs-métrages de la trempe de ''Tey'', ''Carmen'', les films de Sembène Ousmane... il y a énormément de téléfilms qui se font.
Maintenant, la question, c'est d'articuler la production à la diffusion. C'est à partir de ce moment qu'on pourra dire que cela marche. Parce que quoi qu'on dise, le cinéma, c'est certes de l'art, mais c'est aussi une industrie qui peut porter le développement du Sénégal. Si les État-Unis sont la première puissance du monde, ce n'est pas dû à leur armée. C'est parce qu'à la base de l'économie, il y a le cinéma. Il faudrait donc qu'on arrive à ce niveau, car l'industrie cinématographique ne consiste pas seulement à faire des films qui font des recettes dans les salles. Mais c'est aussi faire des films qui configurent et formatent le schéma de penser de la population. On peut dire que ce sont des films qui éduquent la population, lui donnent de nouvelles habitudes de consommation aussi bien sur le plan alimentaire, vestimentaire, scientifique, technologique que culturel. C'est cet ensemble qui peut conduire le peuple au développement.
Aujourd'hui, au Sénégal, quand on dit développement, on pense tout de suite aux industries et au commerce. Mais c'est par les industries culturelles à travers la promotion de l'économie créative que les choses pourront fonctionner correctement. C'est une réflexion extrêmement importante à mener. Pour un pays comme le Sénégal, quand on parle de ressources, on pense généralement aux ressources minières. On pense qu'on n'a pas beaucoup de matières premières. Mais je pense que la matière première la plus forte dont nous disposons dans ce pays, c'est la matière grise, ce sont les ressources humaines, la production artistique et culturelle. Il est temps que l'on se base sur cela pour construire le développement de notre pays. Dans cette perspective, le cinéma peut jouer un rôle extraordinaire. Mais prenons le temps de savoir à quoi peut servir le cinéma.
Pensez-vous que les pouvoirs publiques s'intéressent assez à l'industrie cinématographique ?
Pas au niveau que nous aurions souhaité. C'est vrai que depuis que nous sommes revenus du FESPACO (Festival panafricain du cinéma de Ouagadougou 2013) avec le grand prix de L'Étalon du Yennenga, le président de la République avait fait une annonce pour dire qu'il allait mettre un fonds d'un milliard pour promouvoir l'industrie cinématographique sénégalaise. Mais ce fonds a été créé par une loi de l'Assemblée nationale depuis 2002. C'est une loi qui a été votée, c'est celle n°2002 du 15 avril 2002. Cette loi a été promulguée en juin 2004 par le président de la République, mais le fonds n'avait pas été alimentée depuis lors. Il a donc fallu attendre 2013 pour que le président de la République décide de l'alimenter alors que c'est une loi qui doit être exécutée.
On peut s'en féliciter mais cette somme est extrêmement insuffisante. Aujourd'hui, la question du financement du cinéma ne peut pas se gérer par décision politique. C'est vrai que le président de la République peut faire des choses mais ce n'est pas uniquement à ce niveau. Il faudrait que l'on trouve des mécanismes de financements pour ce fonds-là. Je pense que le jour où l'on parviendra à régler ce problème, on pourra financer le cinéma sénégalais. Par contre, si on continue à se focaliser sur le bon vouloir des politiques, on n'ira nulle part. Et je pense que c'est ce qui explique le fait que le cinéma sénégalais soit réduit à cette situation. De 1960 jusque dans les années 80, le cinéma sénégalais occupait la première place en Afrique. On a eu les plus grands cinéastes qui ont contribué à construire les cinémas nationaux des différents pays comme le Burkina Faso. Mais on n'a jamais eu un cadre organisationnel nécessaire pour leur permettre de s'exprimer.
Aujourd'hui, il faut y réfléchir. Il y a la dimension politique bien sûr, mais cela ne doit pas se limiter au président de la République. C'est une chaîne qui doit commencer par l'autorité suprême qui est le président de la République pour descendre jusqu'à l'autorité locale incarnée par le président du conseil rural. Toute cette chaîne doit avoir une vision cinématographique. Ce n'est qu'à partir de ce moment que l'on pourra impulser les activités à partir de la base. Le cinéma se développe par la base et non pas par le sommet, c'est une économie et une industrie, une question de marché. Si les gens se donnent la peine de travailler sur cela, ils se rendront compte qu'il y a énormément de choses à gagner avec le cinéma. Je prends juste l'exemple des collectivités locales.
Aujourd'hui, chaque collectivité locale qui prend la peine de s'intéresser à la production cinématographique peut promouvoir la destination touristique de sa collectivité locale. Il y a aussi les produits du terroir qui constituent aujourd'hui le secteur le plus dynamique au monde. Au Maroc, il y a l'huile d'argan, et au Sénégal on ne manque pas de produits à faire valoir d'où le consommer local. Toutes ces choses sont portées par le cinéma. Si aujourd'hui partout dans le monde, tout le monde mange des hamburgers, boit Coca-Cola, ce n'est pas par hasard, c'est parce qu'à travers le cinéma, les États-Unis ont travaillé sur les habitudes des consommateurs du monde entier. C'est cela l'enjeu du développement de notre cinématographie. On veut faire des films qui pousseront les gens à consommer ce que nous produisons et à valoriser nos cultures. A partir de ce moment, on pourra décoller.
Quelle est l'impact des téléfilms sur le cinéma sénégalais ?
J'avoue que c'est une question qui est très complexe dans la mesure où si l'on se focalise uniquement sur des critères esthétiques ou créatifs pour les puristes, ces téléfilms n'ont aucune importance. Mais si l'on réfléchit dans une vision économique, on peut se dire que ces films ont leur place dans l'industrie cinématographique sénégalaise. C'est à travers cela que se pose toute la problématique de la diversité cinématographique. Parce que si l'on analyse les différentes productions cinématographiques qui marchent dans le monde, il n'y a pas qu'un seul genre.
Aux États-Unis, il y a les films d'auteur, les films de spectacle qui sont plus populaires. Il y a même les films X qu'on qualifie de films pornographiques mais qui sont des parties intégrantes des industries cinématographiques. Malheureusement, au Sénégal, nous avons toujours pensé l'industrie du cinéma sur la base du film d'auteur. On doit savoir que le cinéma d'auteur ne peut pas constituer une industrie, c'est un champ expérimental. Ce sont les films populaires et de spectacles qui rapportent beaucoup d'argent. Au Sénégal, on doit arrêter de stigmatiser les gens qui font les choses différemment. On doit respecter celui qui fait des choses différentes parce qu'il a des préoccupations différentes.