LE PRÉSIDENT DE LA RUPTURE ?
"Il est urgent que l’élite assume la rupture et les changements nécessaires au progrès", a tranché le Président Macky Sall au cours d’une audience accordée au bureau de l’amicale des anciens enfants de troupe (AAET), en juillet dernier. Deux ans et demi après son élection à la tête du Sénégal sur l’exigence sociale de rupture et de changement pour l’émergence, le président de la rupture est vraiment à la peine en la matière.
La faute aux "Sénégalais qui aiment bien donner des indications sur l’éthique (…) mais ne sont pas toujours pour les changements", selon le chef de l’Etat. La réforme de l’enseignement universitaire, bue comme une potion amère par les acteurs de l’Université, en est un exemple. On veut bien une bonne et belle université, mais pas en brisant les féodalités claniques ni les mafias universitaires. Cette contradiction purement humaine est particulièrement sénégalaise.
La révolution en cours dans les mentalités et les lois qui ramènent l’égalité entre citoyens en est une autre illustration. Résistances et passions diverses mettent le feu aux poudres dès que l’on veut appliquer la loi sur la parité dans les instances de décision et de distribution du pouvoir. Même l’épouse du président de la République s’y est mise elle aussi, discrètement il est vrai, en affirmant au journaliste français Vincent Hugeux qu’elle était contre la parité, ce qui est son droit après tout.
La faute à la routine, à la stagnation et aux résistances qui gangrènent "tous les secteurs de la société sénégalaise" et paralysent la marche vers le progrès et l’émergence. Car comme l’Hydre de Lerne, les mafias conservatrices sont tentaculaires, elles sont partout présentes et fortes, jusque y compris au sein même du gouvernement : pratiques asociales et combats d’arrière-garde corrompent les mœurs humaines urbi et orbi. L’exploitation au grand jour des enfants et des talibés reste à ce jour l’une des pratiques, entretenues par des Thénardier locaux, les plus répugnantes dans notre pays, que l’on soit Sénégalais vacciné par la routine ou hôte étranger débarquant dans ce pays.
Mais à part proposer aux élites intellectuelles de "servir de relais pour construire un (nouveau) Sénégal meilleur", que fait concrètement le Président Sall pour démolir définitivement les forteresses antisociales qui mettent en danger les petites filles, les petits garçons, les handicapés et les autres couches sociales vulnérables ? Ou bien pour imposer la Constitution et les lois du Sénégal sur tout le territoire ? Serait-ce parce que, comme il l’admet, "chaque fois que nous voulons engager des réformes, il y a des résistances trop fortes" ?
Certes une telle entreprise de réforme et de changement ne saurait être aisée, même pour un chef d’Etat. Mais telle est sa feuille de mission, son job. Il a été élu pour cela, personne d’autre n’a les responsabilités et pouvoirs qui sont les siens. Le Président Sall a les inconvénients de la fonction qui vont de pair avec les avantages. A sa décharge, une grande partie de l’opinion publique ne retient de la fonction présidentielle que les dorures et les ors, les fastes du protocole d’Etat et ses pompes grandioses. Si elle savait !
Mais à lui d’assumer les risques de la fonction, d’affronter le mécontentement populaire et de supporter l’impopularité du réformateur, en faisant le premier pas en matière de volontarisme. Après seulement, le Président Sall pourra compter sur le "volontarisme des intellectuels" pour prendre en charge les problèmes de l’heure, parce que l’exemple vient du haut, au Sénégal comme aux Etats-Unis ou en Navarre. C’est-à-dire de lui, le chef de l’Etat en premier. La République exemplaire doit commencer par lui et doit être inspirée par lui d’abord pour être ensuite suivie par les citoyens.
Si les chefs d’entreprise qu’il sollicite à titre de donneurs de leçons de vie exemplaire et de réussite économique étaient les mieux placés pour cela, aujourd’hui le Président Macky Sall ne serait pas en position de le faire car Meïssa Niang et compagnie seraient à sa place. On ne gouverne pas un Etat comme on gouvernerait une entreprise privée, sinon les bourses familiales, qui sont une pure hérésie économique mais du mécénat social, n’auraient pas existé. Un chef d’entreprise n’est pas un mécène social ni un bienfaiteur : il est là pour faire du cash et du bénéfice sinon bonjour la faillite et la liquidation!
Si les hommes d’affaires, y compris Sénégalais, étaient des bienfaiteurs et des Parangon de vertu morale et de partage, cela se saurait. Quand le Président Sall fustige "la concentration des ressources financières entre les mains d’une minorité groupée dans la capitale, alors qu’une écrasante majorité de Sénégalais, privés de salaires, n’a pas accès à ces ressources", c’est de nos JR locaux qu’il s’agit en réalité. Mais pas question de diaboliser nos capitaines d’industrie, reconnaissons-leur qu’ils sont de bons modèles de gagne et de performance entrepreneuriale, facteurs de croissance, de cotisations sociales et d’impôts quand ils ne l’évitent pas. C’est déjà cela.
S’il s’est montré exemplaire à plusieurs reprises, en matière de bonne gouvernance et d’égalité des citoyens particulièrement, le chef de l’Etat cependant est handicapé par la culture administrative et la culture sociologique ambiantes. Il faudrait dans l’idéal que son action puisse être accompagnée par un vrai choc de ces cultures et une réelle ouverture de la chose publique à tous les acteurs socio-économiques sans discrimination. A titre d’exemple, de mémoire d'histoire de réforme gouvernementale au Sénégal, il n'a jamais été donné de voir autant de difficultés que lors des changements au niveau des universités par exemple. Il est beaucoup plus facile de changer un ministre que d’enlever un recteur ou un doyen de Faculté !
Au-delà de la dernière crise universitaire en date, il faut voir une volonté forte de réforme des maux de l’espace universitaire qui s’est heurtée à une non moins forte résistance des mafias concernées. Car en réalité, la liquidation des mauvaises habitudes par la réforme profite à la majorité des acteurs de l’université. Il n’est pas si loin l’audit de la fonction publique sénégalaise qui avait révélé un scandale sans nom de milliards de nos francs détournés par des mafias bien installées. Là aussi, sans la détermination du président de la République, les changements n'auraient pas eu lieu.
Un autre handicap pour le chef de l’Etat est bien entendu l‘absence d’engagement citoyen et patriotique des Sénégalais en général et de leurs élites en particulier. Alors qu’en République sœur du Cap-Vert, par exemple, le patriotisme est une vertu cultivée et bien partagée (tout y est objet d’orgueil, même le yaourt national), au Sénégal on se plaît à démolir son pays, ses icônes, à se gargariser lorsqu’un malheur nous touche ou que l’équipe nationale des Lions échoue !
Nous sommes mêmes contents de pronostiquer qu’Ébola est là bien caché par nos autorités médicales alors qu’en la matière, nous n’avons pas à rougir de nos compétences et de nos capacités à contenir toute épidémie fût-elle la plus mortelle. Nous nous complaisons à tirer sur tout ce qui nous dépasse, à favoriser le nivellement par le bas et à entretenir une sorte de détestation permanente de nos héros, de nos autorités, de nos sportifs, de nos entraîneurs, de nos musiciens, de notre patrimoine immatériel comme matériel, de nos biens, de nos infrastructures, de nos valeurs, j’en passe et des meilleurs. Tout est prétexte à fouler du pied ce pays qui nous a donné ce qu’il y a de meilleur et ce que nous possédons de mieux. A notre tour de le lui rendre.
A la décharge des mauvais coucheurs, il est vrai aussi que nous avons la classe politique la plus envahie d’éléments médiocres, qui pourrissent les idéaux de noblesse et d’engagement sain que l’on est en droit d’attendre du contrat politique. Le vrai leadership n’est hélas pas ou plus incarné par la classe politique mais par les éléments les plus voyants et les plus m’as-tu-vu de la société de connivence médiatique-politique-religieuse-civile. Ces leaders auto-proclamés font plus de mal que de bien à la société sénégalaise à laquelle ils n’apportent rien de neuf ni d’innovant sinon leur ego sur-dimensionné, leur égotisme et leur égoïsme.
D’ailleurs, ils ou elles ont beau occuper tous les endroits où il faut être vu, les agoras et les plateaux télé et radio, ils ne font que parler à leur nombril et n’apportent aucune valeur ajoutée à l’éducation et au progrès de notre nation. Pire, ils obstruent l’horizon de nos ambitions et contribuent, peut-être à leur insu, à décourager le vrai leadership dont nous avons besoin.
Le leadership utile à la société sénégalaise a fait ses preuves dans son secteur d’activité, mais il ne prend pas la parole à tort et à travers. Il agit plus qu’il ne parle d’ailleurs ou plutôt il s’exprime en actes et en toute discrétion. Il est un leadership de progrès, d’innovation, de recherche, de croissance et de richesse, de partage et de générosité, de défense et de sauvegarde du Sénégal.
Nous avons besoin de leadership patriotique dans tous les secteurs d’activité, à commencer par celui des donneurs de leçons qui devraient d’abord commencer par se les appliquer à eux-mêmes, en vue de relayer les modèles d’émergence et de rupture que les Sénégalais réclament. Il ne serait sans doute pas excessif de revenir au bon vieux temps scolaire des leçons d’éducation civique et de les renforcer au niveau universitaire par une éducation patriotique pour tous les décideurs et leaders, sans pour autant tomber dans la soviétisation à marche forcée.