LE SAUVEUR ?
NARENDRA MODI, VAINQUEUR DES LÉGISLATIVES EN INDE
C’est, sans conteste, la plus grande élection de l'histoire. Elle a eu lieu dans la démocratie la plus peuplée au monde, l’Inde, avec un taux de participation jamais atteint depuis l'indépendance, 66 %, représentant 551 millions d'électeurs, qui ont voté dans 930 000 bureaux de vote pour élire les 543 députés siégeant à la chambre basse- soit 1,52 million d'électeurs représentés par député- aux législatives du mois dernier. Pour la première fois, cent millions de jeunes ont glissé un bulletin dans l’urne.
Le candidat Narendra Modi- «le nationaliste hindou qui hypnotise l'Inde»- a été plébiscité par les électeurs. L'ampleur de sa victoire, qui dépasse toutes les attentes, lui donne une forte légitimité. Les résultats publiés illustrent un véritable raz de marée. Son parti, le Bharatiya Janata Party (BJP), obtient 282 sièges, une majorité qu'aucun parti, seul, n'avait arrachée depuis trente ans.
Le centre gauche du Congrès des Nehru-Gandhi, lui, est sonné par un score humiliant de 44 sièges. Ce score magistral met un terme à l'époque des coalitions hétéroclites qui étaient devenues la norme dans la politique indienne.
Ce plébiscite du leader du BJP de Modi tient à deux facteurs : d'abord à l'extraordinaire rejet suscité par le gouvernement dominé par le Congrès des Gandhi et dirigé depuis dix ans par Manmohan Singh : le bilan désastreux de ces dernières années en matière d'inflation, de croissance et de corruption, conjugué à la personnalité pour le moins déconcertante de Rahul Gandhi, l'héritier de la famille, a amené beaucoup d'électeurs à choisir «tout sauf le Parti du Congrès».
Narendra Modi s’est dès lors imposé comme la seule option crédible. Sa victoire est aussi due à sa très forte personnalité politique et celle de gestionnaire hors pair, qui a totalement dominé la campagne, imposant ses thèmes et écrasant ses adversaires.
La majorité des Indiens en est persuadée : ils ont trouvé en lui l'homme providentiel, qui va sauver le pays de tous ses maux. Inlassablement, il a promis au peuple de se consacrer à la croissance et à la modernisation du pays ainsi qu'à la lutte contre la corruption.
Ce self-made man est parvenu à susciter d'immenses espoirs en vantant le «modèle» économique du Gujarat qu’il a dirigé pendant 13 ans, présenté comme un des États les plus prospères du pays pour sa croissance à plus de 10 %. Certains dénoncent une formidable campagne de publicité- le budget marketing de sa campagne atteindrait presque celui de Barack Obama en 2012.
Mais également il a su s'imposer en champion du développement fort de son «style Modi». Le nouveau Premier ministre de l'Inde, est réputé intransigeant, intelligent et fin orateur. Modi lui-même ne fait rien pour décourager cette adulation. Son charisme est tel que son histoire a pris les contours d'une légende. Pendant la campagne, il a eu de belles envolées : «Dieu choisit certaines personnes pour accomplir les tâches difficiles. Je crois que Dieu m'a choisi.»
Quand il est allé déposer sa candidature aux rives du Gange, il a affirmé que c'est «la déesse du Gange» qui l'a «appelé» à venir dans cette ville. Avec de tels appuis divins, il peut asseoir son image de sauveur.
Mais, de plus la nouvelle majorité qui vient d'arriver au pouvoir en Inde a su développer un sentiment de fierté nationale déjà bien ancré, ne cessant de proclamer la grandeur de son pays, la puissance éternelle de sa culture, l'équilibre immémorial de sa société.
Elle vante, sur tous les toits, l'immuable supériorité de son identité qui consiste à soutenir que tout est indien. Par exemple, la bombe atomique figurerait déjà dans les Veda, sans parler de la physique quantique. Judaïsme, christianisme, et islam disent, dans le fond, «India is great»... non par sa supériorité intrinsèque mais parce qu'elle serait en mesure d'englober, contenir, fusionner en elle toutes les sciences, toutes les religions, toutes les pensées. Ce dont l'Inde doit être fière, en fin de compte, n'est pas d'être elle-même, mais d'être Tout.
Si Modi a redonné du lustre à la fierté nationale indienne et tenté de casser son image communautariste, en tenant un discours rassembleur autour du développement de l'Inde, l'ancien petit vendeur de thé inquiète. Tous ceux qui l'approchent saluent son «charisme» mais ses détracteurs mettent surtout en garde face à son autoritarisme, son culte de la personnalité et son entourage composé de caciques nationalistes. Aux yeux de certains, il sent même le soufre pour avoir été lié à un sombre épisode de l'histoire du fait de son implication au moins indirecte dans les massacres de musulmans intervenus en 2002 dans l'Etat du Gujarat dont il était ministre en chef.
Son élection crée un sentiment d'injustice et de forte inquiétude au sein de la communauté musulmane, soit 175 millions d'habitants (15% de la population). «Symboliquement, l'élection de Modi est difficile à supporter pour eux, cela revient à nier leurs souffrances et pourrait préparer un terreau pour les organisations extrémistes.»
Bien qu’il bénéficie d'un fort soutien des milieux économiques indiens- de grands groupes industriels ont financé sa somptueuse campagne- et qu'il a concentré sa campagne sur la relance de l'économie, seul maître à bord du gouvernement indien, Narendra Modi n'aura pas pour autant les mains entièrement libres. En Inde, dans bien des domaines, de la fiscalité jusqu'à l'implantation d'infrastructures, les compétences sont partagées entre le gouvernement central et les Etats de la fédération. Il lui faut donc négocier avec des gouvernements locaux, dont bon nombre appartiennent à des partis d'opposition et qui sont jaloux de leurs prérogatives.
Il va surtout devoir répondre aux attentes très fortes des électeurs, L'Inde traverse en effet une période difficile, avec une croissance de 4,9 % en 2013 et 2014 (contre 9 % il y a deux ans) et une inflation qui frôle les 9 %. Le manque criant d'infrastructures, un code du travail rigide et une récente loi rendant plus compliquée l'acquisition de terrains freinent l'industrialisation du pays.
Sauver le pays de la corruption sera moins facile encore. Les Indiens, qui la supportent de plus en plus mal, attendent énormément de Modi du fait de l'image de probité attachée à l'Etat du Gujarat, qu'il a dirigé. La vie politique va être d'autant plus difficile à moraliser que la proportion d'élus faisant l'objet de poursuites criminelles a encore augmenté avec le nouveau Parlement : 34 %, contre 30 % il y a cinq ans.
Enfin, «l'Inde ne pourra être une grande puissance que si elle donne du pouvoir aux femmes», affirmait Narendra Modi. Les femmes y votent depuis 1952. Elles représentent 47,6 % du corps électoral, et leur participation aux élections ne cesse d'augmenter. Le thème de la place des femmes dans la société a jalonné la campagne, avec un assentiment sur la nécessité de mieux les protéger et les représenter. S'agit-il des prémices d'un changement ou d'une chasse opportuniste aux bulletins ? Dans un pays à la tradition patriarcale bien ancrée, où les violences sont encore monnaie courante, les résistances demeurent nombreuses.
Depuis une nuit de décembre 2012 à New Delhi, l'Inde regarde différemment les femmes. Le viol collectif alors perpétré contre une étudiante a provoqué un électrochoc social sur le sort réservé aux femmes et l'ampleur des violences dont elles sont victimes. Alors que l'Inde est au seuil de choix décisifs, l'amélioration de la condition des Indiennes reste à écrire.
Un chapitre inédit s'ouvre donc en Inde avec la spectaculaire victoire électorale du BJP de Narendra Modi, perçu en homme providentiel bien que controversé et issu de la ligne dure du nationalisme hindou, il incarne le nouveau visage de l'Inde de demain.
Ce que la percée des nationalistes montre, c'est que la montée de l'extrémisme religieux ne s'explique pas d'abord par la religion. En Inde, c'est l'usure du Parti du Congrès, les mauvais résultats économiques et l'exaspération face à la corruption qui expliquent en tout premier lieu cette victoire. Et c'est en cas d'échec sur ces terrains économique et civique que les tentations pourraient être grandes de céder aux vieux démons. Dans ce scénario pessimiste, il faudrait alors peut-être sauver l'Inde de son sauveur mais soyons surtout optimiste car bien des ingrédients sont réunis pour redresser le géant asiatique.