"LE TIMING DE PAGANON N’EST PAS INNOCENT"
BOUBACAR BORIS DIOP, ÉCRIVAIN

Ecrivain émérite, journaliste, et enseignant de profession, Boubacar Boris Diop analyse, dans l’entretien grand format qu’il nous a accordé, les grandes questions de l’heure. Le disciple de Cheikh Anta Diop livre le point de vue de l’intellectuel, lucidement et sans fard.
Vous avez mis en place une maison d’édition qui s’appelle ‘Jimsaan’, qu’est-ce qui motive votre démarche ? On sait qu’au Sénégal, il y a floraison de maisons d’édition…
C’est une situation classique : à un moment de sa carrière, l’écrivain a aussi envie d’offrir au public les livres des autres, pourvu que lui-même les aime. Et cela ne peut se concevoir qu’à travers une librairie ou une maison d’édition. Nous sommes trois auteurs à avoir fait ensemble un tel choix. Le premier résultat, c’est la reprise de Comment philosopher en islam, de Souleymane Bachir Diagne et de La plaie de Malick Fall en attendant Cantate de la Mer noire, déjà prêt, de Leonora Miano. Nous faisons de l’édition normale, sans demander aux auteurs de payer pour exister. Nous pensons que c’est la bonne démarche si on veut se prévaloir, sur la durée, d’un label de qualité. Je ne résiste pas à l’envie d’ajouter deux mots sur La plaie, revenu à la vie avec une brillante préface d’Alioune Diané de l’Ucad. Ce roman, paru une première fois en 1967, eh bien, tous ses lecteurs en avaient gardé un souvenir ébloui, même s’ils ne pouvaient plus le trouver. Il était là, discrètement recroquevillé en quelque sorte dans la mémoire collective de plusieurs générations. Les plus jeunes le découvrent avec une sorte de ravissement qui fait plaisir à voir. En le relisant, tout le monde en perçoit l’actualité, ce qui est le propre des grandes œuvres littéraires. Nous comptons continuer sur cette lancée.
Quel regard jetez-vous sur la littérature sénégalaise d’aujourd’hui ? N’avez-vous pas l’impression qu’elle est moins dominatrice que par le passé ?
Oui, cette littérature a eu son heure de gloire. On peut même dire qu’à ses débuts la littérature africaine d’expression française était quasi exclusivement sénégalaise avec des auteurs comme Abdoulaye Sadji, Ousmane Socé Diop sans parler de leurs devanciers Duguay-Clédor Ndiaye, Mapathé Diagne et Bakary Diallo. Ensuite on a eu des noms très importants, Birago Diop, Senghor, Mariama Bâ, Cheikh Hamidou Kane, Cheik Aliou Ndao, Malick Fall, Ousmane Sembène, entre autres. Mais ces temps sont bien loin.
Qu’est-ce qui explique cela ?
C’est peut-être dû en partie au fait qu’en Afrique comme ailleurs tous les publics se sont recentrés sur eux-mêmes. La crise de l’édition ne nous a pas non plus épargnés. De bons textes existent, mais ils n’arrivent pas à être publiés dans de bonnes conditions. La lecture elle-même fait face au défi des technologies, et nos sociétés, pauvres et assez fragiles, ont du mal à tenir le coup.
Et pour relancer le livre, que faut-il faire ?
Il faut de la volonté politique, mais aussi, je pense, l’investissement des acteurs culturels eux-mêmes en marge de l’Etat. Dans ce domaine, l’action citoyenne est reine. Je veux dire que ce sont des individualités qui se doivent de prendre des initiatives et des risques. A l’Etat de pousser derrière et surtout de ne pas leur empoisonner la vie.
De gros risques, non ? La littérature n’est pas particulièrement rentable.
Le royaume de la littérature n’est pas de ce monde, si vous me permettez de m’exprimer ainsi. La littérature fait rêver, mais ce serait une erreur de sous-estimer sa dimension économique. On n’y brasse pas des milliards, mais comme toutes les activités culturelles majeures elle peut créer sur la durée, sur des siècles, des revenus. Mais sa fonction la plus importante est de façonner les êtres humains, avec elle leur action sur la nature prend du sens et cela renforce leur volonté d’aller de l’avant. Ce sont là des bienfaits que l’on ne peut pas quantifier.
Et même la littérature en langue wolof ? On sait que vous écrivez en wolof - Doomi Golo en est exemple - et l'intérêt vous lui portez, mais...
J’ai publié Doomi Golo il y a douze ans. Je continue à écrire dans ma langue maternelle et j’encourage tout le monde à en faire de même, que ce soit en seereer, en wolof, en pulaar ou en joolaa. Nous avons, Joe Gai Ramaka et moi-même, réalisé un audio-book avec Doomi Golo, mais il a été sauvagement, violemment, piraté et surtout détruit.
Qui va lire ces livres écrits dans nos langues ?
Je connais cet argument, il a l’air évident mais je le trouve tellement bizarre, en fait. Jamais dans l’histoire des hommes, nulle part sur cette terre, on ne s’est dit : « Attendons que le public potentiel soit assez nombreux avant qu’on ne lui propose des romans à lire » ! Ce serait carrément fou de raisonner ainsi. Non, à l’origine le texte de fiction vise toujours une infime partie de la population puis, au fil des progrès de l’éducation, il y a un effet d’entraînement et le lectorat s’élargit sans cesse. En résumé, c’est le livre qui crée le public et pas l’inverse. C’est du reste pour cette raison que la notion de postérité est si pertinente dans l’histoire de la littérature universelle.
Sur le Président Kagamé du Rwanda - pour parler de politique africaine -, pays auquel vous portez un intérêt bien connu, s’exerce une forte pression pour qu’il quitte le pouvoir à la fin de son mandat, qu’en pensez-vous ?
Pour l’heure, personne ne sait si Kagamé va chercher à rester au pouvoir où s’il va céder son fauteuil. Il est difficile de parler d’une question sans disposer du moindre élément concret d’appréciation.
Les Occidentaux ne veulent-ils pas son départ ?
Il appartient aux Rwandais de vouloir ou non le départ de leur président. Sur un tel sujet, la phrase « Les Occidentaux veulent… » n’a aucun sens. Qu’ont-ils à vouloir ou à ne pas vouloir ? Les Occidentaux sont obsédés par leur modèle, dont tout le monde voit bien aujourd’hui les contradictions et les limites. Ils en sont bien conscients, d’ailleurs. S’ils veulent à ce point être sûrs que le monde entier continue à épouser leurs valeurs, c’est parce qu’ils sont en plein doute.
On vous a aussi entendu sur l’affaire Charlie hebdo.
L’affaire Charlie hebdo offre un exemple typique de ce que je viens de dire. C’est insupportable que des jeunes fanatisés entrent dans une rédaction pour exécuter tous les journalistes présents. C’est une infamie pure et simple. Mais ayant pris la peine de regarder les caricatures incriminées, je ne comprends toujours pas comment on peut se moquer de manière aussi blessante de la religion des autres, que ceux-ci soient musulmans ou chrétiens. J’avais pronostiqué qu’après une période de bravade on comprendrait que le monde entier ne peut pas continuer à glorifier une telle irresponsabilité. On a dû parler à ces journalistes et le message est apparemment passé.
Mais on a vu le Président Macky Sall participer à la marche de Paris !
L’Amérique latine et l’Asie n’étaient pas à cette marche. Concernant l’Afrique, seuls six chefs d’Etat francophones, dont Macky Sall, se sont déplacés. C’était pour eux une façon de faire allégeance à Paris mais le Président sénégalais a pris là un gros risque. Il y a eu dans notre pays des réactions assez vives, que je comprends et partage. Il n’est pas impossible non plus que le sujet émerge - pour utiliser un mot curieusement à la mode -un jour ou l’autre.
Quel regard portez-vous sur la gestion de Macky Sall, cela fait quand même 3 ans qu’il est au pouvoir ?
J’ai parfois l’impression que c’est un homme de bonne volonté et qui essaie de redonner à sa fonction une dignité mise à mal par Me Wade. Mais le Sénégal n’est pas un pays facile à tenir. Dès que vous avez une parcelle de pouvoir dans n’importe quel domaine, vous êtes soumis à des pressions de tout ordre. Pour un président de la République, ça doit être terrible. Faut-il réagir au coup par coup ou privilégier un projet à long terme, quitte à s’aliéner d’importantes sympathies électorales ? A mon avis, Macky Sall, peut parfois être suspecté d’etre dans cette logique frileuse. J’ai le sentiment que cela l’amène à différer le traitement de questions aussi importantes que l’éducation. Ou, celle, fondamentale, de la corruption.
On a la traque des biens mal acquis, non ?
C’est un aspect de la lutte contre la corruption. Les Sénégalais n’ont quand même pas la mémoire courte et tout le monde se souvient du temps où Karim Wade, sans aucun talent particulier, par la seule volonté de son père, était l’homme le plus puissant de ce pays. Il est donc essentiel qu’il rende compte de sa gestion des deniers publics et cela doit se faire au terme d’un procès juste et équitable. Ce qui me gêne toutefois dans la «traque des biens mal acquis», c’est son caractère purement saisonnier, post-alternance en somme. Dès que vous n’êtes plus aux affaires, on vous cherche des poux dans la tête mais tant que vous êtes au pouvoir, vous y allez à fond la caisse, personne ne vous dira rien. Je pense que le mieux serait que l’Etat se donne les moyens d’un contrôle continu, quotidien, de la gestion de nos ressources. C’est ainsi que cela se passe ailleurs, y compris dans les pays africains qui font de ce combat une question de vie ou de mort. En d’autres termes, rien ne nous prouve que certains hérauts actuels de la traque des biens mal acquis ne sont pas en train de se comporter comme les pires de leurs prédécesseurs. Des noms circulent déjà et si Macky perd le pouvoir en 2017, on nous sortira leurs dossiers. Cette approche après-coup, tristement politicienne, donne à l’opinion le sentiment d’une justice des vainqueurs.
Et naturellement, au Sénégal la corruption n’est pas que politique, loin de là, très loin de là ! Je ne parle même pas de la petite corruption, celle que nous observons chaque matin au coin de la rue, impuissants, incrédules et même amusés. Il y a bien plus grave, ce sont les grands circuits, bien rodés, de la corruption. Quand vous évoquez ces hommes d’affaires qui « arrosent » plus vite que leur ombre, qui ont dans leur( )des dizaines de fonctionnaires par jour pour ne pas s’acquitter des taxes normales, tout le monde sait bien à qui vous faites allusion. On n’en parle presque jamais et pourtant ils plombent, au détriment de la population, des secteurs entiers de l’économie.
Votre avis sur la Crei, est-ce un bon instrument juridique ?
Honnêtement, je ne sais rien de la Crei. J’en entends parler, c’est tout et n’étant pas juriste, j’ai du mal à me faire une opinion sur un sujet finalement assez technique. Karim Wade a été jugé et j’espère que le verdict, quel qu’il soit, sera équitable, basé sur des faits prouvés de manière irréfutable.
On accuse le Président Macky Sall de vouloir instaurer une dynastie, qu’est-ce que cela vous inspire ?
Il y a de sérieux soupçons de népotisme, le Président et son épouse ont hélas un sens aigu de la famille mais il ne faut rien exagérer, ce n’est pas raisonnable de lui prêter l’intention d’instaurer une dynastie. Je ne crois pas du tout à cela.
Il est en train de faire comme Wade. Aliou Sall est maire de Guédiawaye et président de l’Ams…
Ça n’a rien à voir, à mon avis, même si ce qu’il fait est loin d’être normal. Wade voulait clairement que son fils le remplace à la tête de l’état et au final les deux ont tout perdu. Macky est trop jeune pour pourrir son avenir par une complaisance aussi irrationnelle.
Comment analysez-vous la sortie de l’ambassadeur de France sur le procès de Karim Wade ?
Tout a été dit sur les propos, particulièrement choquants de ce diplomate. Mais moi, ce qui m’interpelle le plus, c’est le fait même qu’on lui ait posé de telles questions, de façon si naturelle. Je suis un peu gêné de paraître m’en prendre à Mamadou Ibra Kane, pour qui j’ai du respect. Le journaliste est moins en cause que notre relation, nous les intellectuels et politiques sénégalais, à la France. C’est cette relation qui rend de telles interpellations si banales et à la place du journaliste j’aurais sûrement fait de même. Tout le monde s’est écrié : « Jamais notre ambassadeur en France n’aurait osé faire cela ! » Mais ça ne risque pas de lui arriver parce qu’aucun quotidien ne songera jamais à solliciter son avis sur quelque sujet que ce soit. Dans mon tout dernier livre La gloire des imposteurs, je raconte à Aminata Dramane Traoré ma conversation avec un ancien ambassadeur du Royaume Uni au Sénégal, devenu un ami. Il avait été auparavant en poste dans un pays anglophone et il m’a dit un jour: «Si je m’étais comporté là-bas comme je vois l’ambassadeur de France le faire ici avec les Sénégalais, je n’en serais pas ressorti vivant».Nous devons profiter de cette affaire pour nous poser des questions sur nous-mêmes. J’aurai été heureux que nos hommes politiques, oubliant leur hostilité à Me Wade, s’offusquent de cette arrogance en disant à cet homme qui crée finalement un dangereux précèdent : «D’accord, nous sommes contre Wade et sa famille mais monsieur Paganon, mêlez-vous de ce qui vous regarde !». Cela étant, on n’a pas assez relevé l’information de taille donnée par cet ambassadeur sur la nationalité de Karim Wade. Le timing de cette révélation n’est sans doute pas innocent, il s’agit de jeter le trouble dans les rangs du Pds au moment même où ses militants s’apprêtent à faire de Karim leur candidat. On peut penser que c’était une des raisons d’être de cette interview. Les Sénégalais ne sont tout de même pas aussi naïfs que certains se l’imaginent.
Et sur la sortie de Valérie Pecresse ?
Elle ne s’est pas gênée non plus. Je ne sais rien de la loi-cadre qui choque tant le Saes et je n’ai rien à dire là-dessus mais je ne comprends pas l’immixtion publique d’une ancienne ministre française dans ce dossier. A-t-elle voulu se porter au secours de Mary Teuw Niane ? Si c’est le cas, elle se surestime drôlement. Ayant côtoyé Mary Teuw Niane, pendant quelque temps, je garde de lui le souvenir d’un homme de conviction, intègre et extrêmement courageux mais je ne suis pas sûr que cette sortie inopportune de Valérie Pécresse lui ait rendu service.
Quelles leçons tirer de ces sorties de Paganon et Pecresse
Ces deux épisodes devraient nous rappeler qu’il nous reste encore beaucoup de travail pour rendre notre pays réellement souverain. Derrière cette arrogance paresseuse, d’importants intérêts économiques sont en jeu. Mais vous savez, c’est peut-être une erreur de mesurer notre état de dépendance, notamment vis–à-vis de Paris, en ne pensant qu’aux chefs d’Etat. La France a repensé les conditions de son hégémonie sur le pré-carré en prenant en compte une nouvelle donne, le jeu multi-partisan. Avant, il suffisait de serrer de près le président esseulé et tout-puissant dans son palais. Aujourd’hui, on sait gérer ses rivaux et on exerce un contrôle de proximité sur les élites sénégalaises, un contrôle très strict. Le maillage est impitoyable : à l’ambassade de France, on sait qui compte dans ce pays et sur quelles Ong de droits de l’homme, sur quel mouvement de protestation soi-disant spontané ou groupe de presse on peut miser. Ce sont les secteurs qui orientent l’opinion, font bouger la société, et la mainmise de Paris sur ces leviers est à la fois extrêmement raffinée et efficace. Ça permet d’ailleurs de tenir encore plus sûrement le Président lui-même, car il sait bien que du jour au lendemain ces forces peuvent être lâchées contre lui. C’est là à mon humble avis un chantier de réflexion très intéressant, en particulier pour la gauche en cours de reconstitution. Il n’y a pas longtemps on était tous furieusement anti-impérialistes au Sénégal, le moment est venu de s’en souvenir, soit dit sans malice.
Ainsi Karim Wade ne peut légalement plus être candidat ?
Je n’ai personnellement jamais pris au sérieux l’idée que Karim Wade pouvait succéder à son père. Jamais. Pas même quand il était au faîte de sa gloire. Mais ce ne sont pas les révélations de Paganon qui vont arrêter Abdoulaye Wade. Il est dans une forme de désespoir assez pathétique, comme le montrent ses récents propos contre le président Sall et il réussira à imposer Karim comme candidat du Pds à la Présidentielle. Ce ne sera pas facile mais cela se fera malgré tout.
En fait, l’important pour lui, c’est de donner à Karim Wade le profil du prisonnier politique idéal. Je pense que les grosses pointures de son parti acceptent cette candidature de pure fiction en se disant qu’ils pourront toujours aviser en 2017. Leur attachement à Wade est tel qu’ils ne peuvent pas lui refuser cette ultime arme pour sauver la mise à son fils. Mais cela ne va pas sans doute pas plus loin que cela. Même si Karim était éligible, personne ne voit ces cadres libéraux commettre un suicide en se rangeant derrière un poids plume de la politique.
Le terrorisme menace la bande sahélienne, le Sénégal doit-il craindre pour sa sécurité ?
Le Sénégal résiste jusqu’ici plutôt bien, mais je crois, avec le général Mansour Seck, ancien chef d’état-major des armées de ce pays, qu’il nous faut être vigilants. Un travail d’endoctrinement est en cours, il pourrait saper à terme les fondements mêmes de notre vivre-ensemble. Ces choses-là n’arrivent jamais du jour au lendemain, ni au Mali ni ailleurs. Boko Haram non plus n’est pas né par génération spontanée. Il nous faut garder les yeux ouverts sur certains processus d’incubation, cette vigilance n’étant d’ailleurs pas du seul ressort de l’Etat même si celui-ci a un rôle très important à jouer. On entend parfois des propos tellement incroyables sur nos radios et nos télévisions qu’on se demande avec angoisse ce que ce pays est en train de devenir.
On vous sait très attaché à Cheikh Anta Diop, pourquoi ?
Cheikh Anta Diop s’est imposé par la puissance de sa réflexion personnelle et à force de travail désintéressé, comme l’un des intellectuels les plus importants de tous les temps. Sur des questions majeures, il avait vu juste et chaque jour que Dieu fait on entend quelqu’un déclarer: «Ça, Cheikh Anta Diop l’avait dit mais nous n’avons hélas pas su l’écouter». On l’entend à propos de l’énergie solaire, de la faiblesse des armées africaines ou de la notion même de souveraineté nationale. Et je ne dis rien de son combat sans relâche pour les langues nationales ou pour la promotion de l’idée fédérale en Afrique subsaharienne. Il s’agit là de sujets vitaux, qui nous interpellent avec plus de force que jamais. Quand on en vient au pays de naissance de Cheikh Anta Diop, le Sénégal, on ne peut que déplorer le retour en force des entreprises étrangères, singulièrement françaises. Cela ne lui aurait certainement pas plu. Nous parlons avec Cheikh Anta Diop d’un homme fier de ce qu’il était mais respectueux des autres. Cela l’aidait à rester serein et courtois face aux coups venus de toutes parts sans pour autant l’empêcher d’être un scientifique intraitable. Personne n’a jamais réussi à l’impressionner et dans ma vision personnelle du monde, cela compte plus que tout.
Qu’est-ce qui peut étayer vos derniers propos ?
Pendant longtemps, il a été seul ou presque à soutenir la thèse d’une origine africaine de l’espèce humaine. Des idéologues déguisés en savants lui ont opposé toutes sortes d’arguments aussi spécieux les uns que les autres. Pourtant, les vues de Cheikh Anta Diop sur ce point précis sont, aujourd’hui, un lieu commun de la science. Ça ne se discute plus. Qu’ont dit ceux qui l’attaquaient avec une si folle virulence ? Rien. On aurait aimé les entendre reconnaître une erreur aussi flagrante, leur silence est la preuve de leur manque de rigueur intellectuelle et d’honnêteté. Comparaison n’est pas raison, comme on dit, mais Cheikh Anta Diop s’est affirmé à une époque où il était quasi impossible de produire une pensée en dehors des carcans mentaux de l’Occident. C’est exceptionnel, encore une fois, une telle force de caractère. Comme beaucoup de grandes figures de son temps – Mamadou Dia, Senghor, Abdoulaye Ly entre autres - il était insensible à l’argent mais lui y ajoutait un mépris total des honneurs.
Que reste-t-il de son héritage aujourd’hui ?
Des jeunes Sénégalais qui ne l’ont connu qu’à travers ses ouvrages viennent de prendre l’initiative d’une tournée dans quelques régions du Sénégal pour sensibiliser la population à la nécessité d’enseigner la pensée de Cheikh Anta Diop dans nos écoles. Leur pétition a recueilli des milliers de signatures et ils ont agi ainsi spontanément. C’est une magnifique revanche de Cheikh Anta sur certains de ses compagnons naguère exaspérés par ce qu’ils appelaient son manque de réalisme politique. Cet homme a toujours été dans l’Histoire et c’est cela qui faisait la différence entre eux et lui.
Vous faites partie des intellectuels que le fameux discours de Dakar de Sarkozy avait fait réagir. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ?
Vous savez, il y a eu une courte période où certains secteurs de l’intelligentsia parisienne se sont mis à l’afro-pessimisme. On ne sait pas d’où venait tout cela mais du jour au lendemain pas mal de livres et d’articles ont été publiés sur le thème : «L’Afrique, c’est fichu, osons le dire tout haut, on en a marre de toute cette hypocrisie ! ». Et tous ces gens barbotaient à vrai dire dans un racisme assez ordinaire mais soudain curieusement décomplexé. C’est qu’ils avaient désormais la possibilité de se lâcher en se réfugiant derrière les textes d’Axelle Kabou, d’Ettounga-Manguelle ou telle citation d’Achille Mbembe. Négrologie, de Stephen Smith, a été le texte-phare de cette mouvance. Francois-Xavier Verschave, Odile Tobner Biyidi et moi-même y avons répliqué par Négrophobie et cela a beaucoup calmé ce monsieur que l’on n’entend d’ailleurs plus. Tout cela pour dire quoi ? Eh bien, que l’auteur du discours de Sarkozy, Henri Guaino, est allé puiser à pleines mains dans cette littérature tout à fait douteuse. A l’époque, on était dans une forme de coquetterie assez amusante du style «Qui aime bien châtie bien, ces Africains il est temps de leur dire d’amères vérités !» etc. Aujourd’hui, le discours a changé du tout au tout : on vante nos taux de croissance et on nous dit sans rire que l’Afrique est l’avenir de la France. Pour en revenir au discours de Dakar, Sarkozy se croit autorisé à nous insulter les yeux dans les yeux mais comme je le fais souvent remarquer, il s’interdit de prononcer le nom de l’université qui l’a invité pour n’avoir pas à prononcer celui de Cheikh Anta Diop. Cette haine tenace et tout de même puérile de l’establishment français à l’égard de Cheikh Anta Diop ne doit rien au hasard. Il est des inimitiés qui vous honorent, en fait. Sarkozy, n’arrive pas à la cheville de Cheikh Anta, ni moralement, ni encore moins intellectuellement. Si je dis cela, c’est parce que notre donneur de leçons d’histoire à Dakar est aujourd’hui dans de beaux draps à Paris. Au rythme où vont, en effet, les «affaires» le concernant, il pourrait bientôt apparaître comme l’un des politiciens, sinon le politicien le plus corrompu de l’histoire récente de son pays. La question du financement libyen de sa campagne électorale, qui n’a pas livré tous ses secrets, est tout simplement ahurissante quand on voit ce que la patrie de Mouammar Kadhafi est devenue. Un tel homme était-il le mieux placé pour nous dire comment gérer un pays dans la transparence ?
Pour finir par la littérature avec quoi nous avions commencé, où en êtes-vous avec l’écriture ?
Entre août et janvier j’ai dirigé un séminaire à l’université de Zurich sur «Fiction romanesque et devoir de mémoire» et puisque cette ville est très calme, j’y ai travaillé d’arrache-pied sur Bàmmeelu Kocc Barma, mon prochain texte. Je crois bien que j’ai rarement eu une telle maîtrise de mon univers romanesque. Certains jours, j’étais fou de bonheur. Malheureusement, depuis mon retour au pays ce texte est à l’arrêt, je n’en ai ouvert le fichier que deux fois sans d’ailleurs rien pouvoir faire. Ecrire au Sénégal, c’est loin d’être évident, en tout cas pour moi. Voilà pourquoi je m’en absente si souvent. Mais en ce moment, je consacre l’essentiel de mon temps à une initiative très originale consistant à traduire des classiques de la littérature universelle en wolof. Deux amis et moi sommes sur Une saison au Congo de Césaire, et L’Africain, de Le Clézio. Petit Bodiel de Hampâté Bâ viendra ensuite, en plus de trois albums pour la jeunesse et de Matigari, de Ngugi Wa Thiong’O. Pour les trois premiers ouvrages, les droits ont déjà été acquis par l’éditeur et les discussions sont en cours pour les autres titres. Tout cela se fera dans le cadre d’une collection dénommée «Céytu». Les ouvrages seront mis tous ensemble sur le marché en mars 2016. Nous aimerions cependant que la pièce de Césaire, Une saison au Congo, soit jouée en décembre prochain à Dakar en prélude au lancement de la collection. Des discussions ont lieu depuis quelques jours, et la troupe contactée est en train de réfléchir à la réponse qu’elle va nous donner. Nous avons cependant des raisons d’être optimistes. J’ajoute que je viens de finir une nouvelle sur l’affaire Charlie Hebdo, intitulée Brève journée parisienne, que l’on m’a commandée de Cape Town et qui va y paraître sous peu en anglais. J’étais à Paris le 7 janvier, et je raconte dans cette courte fiction ce que j’ai vu, entendu et ressenti ce jour-là.