LES INTELLECTUELS ET LE POUVOIR
«Le savoir était le dieu le plus élevé, la vérité, la valeur suprême ; tout le reste était secondaire et subordonné»
(Aldous Huxley)
«Le savoir doit précéder l’action et la parole»
(Le Prophète Mohamed)
Les intellectuels jouent un rôle très important dans la société. En quête permanente de savoir, ils ont été pendant des siècles des acteurs incontournables dans l’exercice du pouvoir politique. Les rois, empereurs, présidents, monarques et républicains se rapprochent de ces Eveillés et évitent de rencontrer les ignorants.
Dans le Sénégal précolonial, les lettrés musulmans formèrent la caste des marabouts. Ces derniers constituaient le plus souvent une minorité plus ou moins fermée vivant à l’ombre du roi. Etant de grands érudits, ils collaborèrent avec le souverain.
Au XIXe siècle, avec la colonisation, les pouvoirs coloniaux français portèrent leur choix sur des lettrés musulmans des villes comme Saint-Louis. Sous le magistère de Faidherbe, les musulmans collaborateurs de l’Administration coloniale étaient appelés maîtres de langues et pouvaient cumuler les fonctions d’interprètes officiels du gouvernement colonial, de cadis (magistrats musulmans) et d’adjoints au maire.
Au XXe siècle, les plus proches collaborateurs de l’administration furent surtout des produits de l’école coloniale française. Au début de ce siècle, les intellectuels les plus célèbres étaient des métis, surtout des députés siégeant à la chambre française des députés.
Après l’indépendance, beaucoup d’intellectuels et hommes politiques furent enrégimentés. Les opposants payèrent le prix de leur non-subordination. Senghor passa une grande partie de son temps à combattre les intellectuels et opposants irréductibles. Certains opposants étaient arrêtés et des partis d’opposition disparaissaient officiellement.
En outre, le Président Senghor ferma à Cheikh Anta Diop les portes de l’université de Dakar et le confina à un poste de chercheur au sein d’un laboratoire de l’Ifan. En revanche, ceux qui acceptèrent de courber l’échine obtinrent des portefeuilles ministériels dans le gouvernement postcolonial.
Des ressources intellectuelles pouvant faire du Sénégal un Etat pivot sont ainsi donc enrégimentées. Cet embrigadement assurait aux intellectuels une longue et belle carrière.
Par voie de conséquence, les intellectuels courtisent les détenteurs du pouvoir politique pour obtenir des postes ministériels et servir loyalement l’Etat sans risque de compromettre leur carrière et avantages.
La réflexion de Claude Julien illustre bien ce phénomène : «Le pouvoir fascine les intellectuels comme le miel attire les mouches. Ils pullulent autour des monarques et des Présidents, assez habiles pour savoir les écouter, leur prodiguer des conseils, leur faire de fausses confidences, les recevoir à leur table (...) Ils ont leur sagesse : à trop s’éloigner du trône, on finit par se marginaliser soi-même, et c’est bien ce qu’ils redoutent.»
Le chef de l’Etat redoute lui aussi d’être mal entouré. Il a besoin de la crème, du gratin, de la conviction et de la loyauté. Le savoir et la bonne information lui sont très utiles. C’est pour cette raison qu’il doit s’entourer d’experts et d’hommes chevronnés : philosophes, sociologues, historiens, scientifiques, juristes, politologues, etc.
Les travaux des intellectuels permettent de collecter l’information, montrer la performance de la décision à prendre et de savoir accompagner la décision. On comprend donc facilement ce qui avait poussé Abdou Diouf à créer le fameux Ger (Groupe d’étude et de recherche) animé par d’éminents intellectuels du Parti socialiste.
Il va sans dire que les intellectuels, dans une approche pluridisciplinaire, rendent un grand service à l’Etat et à la Nation. Ils pensent, étudient, font de la prospective, conçoivent et élaborent des théories. Selon l’économiste américain Thomas Sowell, «quand des intellectuels qui génèrent des idées sont entourés de nombreux autres qui diffusent largement ces idées – que ce soit comme journalistes, enseignants, assistants aux législateurs ou commis aux juges – l’influence des intellectuels sur la façon dont une société évolue peut être énorme».
Dans le contexte actuel de la mondialisation, l’information se déplace à la vitesse de la lumière. La communication devient plus que jamais un instrument du pouvoir, de puissance. Servir de caisse de résonnance est un bon moyen d’agir (Pascal Boniface). Le danger pour le chef, c’est la solitude et le manque de diffusion de l’information.
C’est donc une bonne chose qu’un Président du Sénégal profite de l’expertise et de l’expérience des journalistes. Bien formés, ils dépassent le stade de la polémique et participent au développement de leur pays (Hervé Bourges).
Avec la politique politicienne et les campagnes électorales permanentes, les idées subversives s’engendrent comme par parthénogenèse. La guerre des idées fait rage et la moindre erreur de communication porte un coup dur au régime en place. Par effet de contamination, les idées avancées par le camp adverse sont reprises par certains intellectuels du camp présidentiel faisant les choux gras de la presse.
Au lieu de défendre leur mentor, ils donnent des coups de Jarnac et prêtent main forte à l’adversaire pour porter l’estocade. Comme en temps de guerre, sur le champ de bataille, le pire des soldats est celui qui retourne son arme contre le commandant de troupe. C’est de la félonie au sens élevé du terme. Seules la sournoiserie, la duplicité et la jalousie peuvent justifier ces genres de comportement (Hegel).
Dans son article intitulé «Le devoir d’irrespect», Claude Julien, ancien directeur du Monde diplomatique, lance un appel aux intellectuels en les invitant à ne pas renoncer au devoir de critique et à refuser d’«abdiquer toute la liberté d’esprit face aux hommes du pouvoir». Mais peut-on critiquer un pouvoir où on occupe de hautes fonctions ?
L’homme politique français Jean Pierre Chevènement n’avait-il pas dit : «Un ministre de la République, ça ferme sa gueule ou ça démissionne» ? Chaque régime a sa ligne de conduite, sa démarche et son programme à dérouler. Tout ce que le ministre dit doit être conforme à la volonté du chef de l’Etat et de son gouvernement. L’esprit d’équipe doit primer sur tout.
On peut être une sommité intellectuelle avec un Cv affriolant mais, une fois au pouvoir, on descend de son piédestal pour se soumettre à la volonté du chef. Celui qui est nommé par décret ne doit pas essayer de faire de l’ombre à son supérieur. Celui qui veut aussi garder sa liberté d’esprit et jouer le rôle d’alerte doit s’éloigner du pouvoir.
Répondant à une question d’un journaliste sur sa nouvelle attitude après la deuxième alternance, un célèbre journaliste d’investigation devenu ministre n’a pas manqué de dire que ce serait être mal éduqué de sa part que de critiquer le régime de la seconde alternance du Sénégal. Certes, la morale ne saurait tenir lieu de politique mais la politique a besoin d’une certaine dose de morale et d’éthique.
Les intellectuels conscients de la mission qui leur est assignée, discutent d’idées et travaillent à les traduire en actes, tandis que les moins convaincus descendent très bas, parlent des autres, versent dans la délation, la stigmatisation et les déballages. Ce ne sont pas les trafiquants d’influence, les écrivains et pamphlétaires infatués qui développeront le Sénégal.
Le vrai débat ce n’est pas de prouver qui est diplômé des universités de Princeton, Harvard, Columbia, Sorbonne ou Cheikh Anta Diop.
Ce qui importe le plus, c’est de montrer comment profiter des «têtes débordantes de cervelle» pour mettre le Sénégal sur les rampes de l’émergence économique. Stop à la politique non-stop.
Tous «Au travail» !