LES ''MÉMOIRES'' DE LA DISCORDE
L’ancien président de la République du Sénégal, Abdou Diouf a cru devoir écrire ses «Mémoires» après une vie publique bien remplie. Le parcours exceptionnel de ce grand commis de l’Etat pouvait justifier un tel exercice.
Ancien élève de l’Ecole nationale de la France d’Outre-mer (Enfom), il exerça tour à tour les fonctions de haut fonctionnaire, de ministre, de Premier ministre et de président de la République.
Puis, après la perte du pouvoir en 2000, suite à une élection présidentielle, il suc- céda à l’Egyptien Boutros Boutros Ghali au Secrétariat général de l’Organisation internationale de la Francophonie (Oif).
Pendant quarante années, de 1960 à 2000, sa silhouette longiligne fut familière aux Sénégalais et aux hôtes étrangers vivant parmi eux. Qu’il ait décidé d’écrire sur sa vie publique est une excellente initiative. Mais la parution de son récit de vie a suscité une levée de boucliers de la part d’anciens collaborateurs qui auraient dû quand même attendre de l’avoir lu en intégralité pour formuler, au besoin, des remarques ne s’arrêtant pas uniquement aux aspects les concernant.
La retenue aurait pu prévaloir en de pareilles circonstances, en raison de l’intérêt qu’on pourrait en tirer en termes de leçons apprises dans l’exercice du pouvoir et qui seraient profitables à l’ensemble des Sénégalais et surtout à leur classe politique.
Au lieu de cela, ces écrits ont semé la discorde, et c’est regrettable. Pour aborder les questions soulevées par les bonnes feuilles des «Mémoires» du Président Diouf, encore faudrait-il savoir ce que c’est.
Selon le dictionnaire Larousse, les Mémoires sont «une relation écrite que quelqu’un fait des événements qui se sont passés durant sa vie, et dans lesquels il a joué un rôle et dont il a été le témoin».
Nous pouvons en citer beaucoup d’exemples. Par exemple, les Mémoires de guerre et les Mémoires d’espoir du général de Gaulle ; La guerre des Gaules et La guerre civile de l’empereur romain Jules César dans lesquels il parle de lui à la troisième personne pour marquer une distanciation par rapport aux événements qu’il relate et dont il a été l’acteur principal etc.
Ce genre littéraire qui met en scène sa propre personne, considérée comme un élément capital d’un moment historique, est différent de l’autobiographie où l’auteur use de la fiction dans le récit supposé de sa propre vie. Elle n’est donc pas totalement sincère.
D’ailleurs en évoquant le texte autobiographique de André Gide, Si le grain ne meurt, au début de son récit, pour s’en démarquer, Abdou Diouf marque sa volonté d’être sincère en décrivant les faits tels qu’ils se sont passés. «Je ne suis animé que du seul souci d’apporter ma part de vérité dans la relation des faits que j’ai vécus soit comme témoin, soit comme acteur de la vie publique du Sénégal, que ce soit aux abords du sommet ou au sommet de l’Etat», dira-t-il en guise d’avertissement.
Il entend ainsi témoigner, pendant qu’il jouit encore de toutes ses facultés intellectuelles et physiques pour «donner à notre histoire le timbre de sa vraie voix», pour éviter certainement sa réécriture fallacieuse. Alors quel intérêt aurait-il, au regard du genre littéraire choisi et au terme de sa vie publique, à travestir la vérité ?
Je pense sincèrement aucun. Les passages concernant des acteurs politiques comme, Iba Der Thiam, Djibo Kâ et Oumar Khassimou Dia ont suscité de vives réactions et des menaces de déballages de leur part.
Les insinuations du premier, «il n’était peut-être pas maître de lui, comme cela lui arrive souvent, quand il écrivait les passages me concernant», les propos irrévérencieux du second, «Abdou Diouf se fout de moi. Tout ce qu’il raconte est faux... C’est dégoûtant», n’auraient pas dus être tenus par des hommes qui se veulent d’Etat.
Parmi les qualités d’un homme d’Etat, il y a la mesure, la pondération et la maîtrise de soi quelles que soient les circonstances. Les faits à polémique relatés tels que la gifle administrée à Djibo Kâ par Moustapha Niasse, le refus de Iba Der Thiam d’admettre Bathily dans le corps enseignant de l’Université de Dakar après ses études en Angleterre, les propos jugés blasphématoires d’un Oumar Khassimou Dia vis-à-vis de son bienfaiteur Abdou Diouf ne méritent pas des réactions aussi virulentes et irrespectueuses à l’endroit de l’ancien président de la République qu’ils ont tous servi avec zèle.
L’interprétation qu’ils ont fait des extraits les concernant ne correspond nullement au but recherché par l’auteur qui ne cherche ni à polémiquer ni à «vouer aux gémonies qui que ce soit».
Il est vrai que des hommes politiques encore en activité peuvent se sentir visés, dénigrés. Leurs réactions seraient alors dictée par la préservation de leur image vis-à- vis de l’opinion sénégalaise et de leurs militants, et justifierait de leur part une négation de la vérité historique.
Je crois que l’auteur n’a pas voulu faire mal à d’anciens collaborateurs qui lui étaient tous dévoués. Il n’a fait que relater des faits dans leur nudité pour les soustraire d’une réécriture qui les falsifierait.
Au lieu de verser dans la polémique inutile, l’on gagnerait à rechercher dans les «Mémoires» du Président Abdou Diouf le meilleur et non ce qui pourrait être perçu comme négatif. Ils pourraient renseigner sur l’exercice du pouvoir dans notre pays pendant une période historique donnée et permettre une meilleure connaissance des hommes et de leurs mentalités, en vue du renforcement de notre œuvre démocratique.
En effet, le refus d’un dauphin pour sa succession à la tête de l’Etat, le choix d’une personnalité neutre au ministère de l’Intérieur pour les élections de 2000, la décision prise au tréfonds de sa conscience pour féliciter le vainqueur, Abdoulaye Wade, ont permis, entre autres, la première alternance dans notre pays.
Par ailleurs, le choix de Ousmane Tanor Dieng comme premier secrétaire du Parti socialiste et l’attitude de Moustapha Niasse par rapport à sa nomination aux fonctions de ministre d’Etat, ministre des Services et affaires présidentiels, expliquent les dissensions internes qui furent fatales à ce grand parti et la perte du pouvoir qu’elles ont occasionnée. En plus, le départ du pouvoir et toutes les trahisons qui l’accompagnent nous édifient sur la véritable nature humaine.
En attendant une lecture complète des «Mémoires» de Abdou Diouf, les extraits qu’il nous a été donné de lire sont bénéfiques du point de vue des enseignements à en tirer, notamment du point de vue de notre rapport au pouvoir et des actes qu’il a fallu poser pour faire tenir à notre pays son rang de démocratie respectueuse des droits de l’Homme. Nonobstant certaines critiques, les avantages sont plus nombreux que les inconvénients.
Le problème des «Mémoires» évoqués ne se situe pas au niveau des détails, encore que les faits relatés et relatifs à des personnalités ont leur importance dans la lecture de l’histoire sénégalaise de cette période.
La pertinence ou non des sujets abordés n’est pas déterminante dans cette œuvre ; ce qui pourrait susciter peut-être un débat, c’est l’opportunité ou non de sa publication du vivant de la plupart des acteurs.