LETTRE À MA CHÈRE KEN BUGUL,
Permets-moi, à l’aube de l’année nouvelle, de te souhaiter bonne et heureuse année. Mes vœux, je les adresse aussi à tous nos compatriotes et aux étrangers qui vivent chez nous. La formule est consacrée. J’ai choisi de t’adresser cet édito, parce qu’en te lisant dans les colonnes du «Quotidien», j’ai retenu que tu avais le cœur gros. J’userai de la langue de Koth Barma pour te dire : «sa xol dafa dieex». Je souhaite donc que tu sois un jour apaisée pour que tu puisses renaître, même à 67 ans. J’ai retenu de ton propos que ton pays, le Sénégal, était monstrueux. Ce n’est pas exactement ce que tu a dis ; j’ai pris la liberté d’ «aller chercher du bois mort». Tu dis : «Il y a un racisme sénégalais à dénoncer. On parle de pays de la Téranga, c’est faux ! C’est un pays d’hypocrisie, d’hypocrites et de racistes». Je te dis sans ambages : ta photographie est réductrice.
Cette vision du Sénégal et des Sénégalais n’est pas juste. Le parfait n’existe pas sur terre. Je me demande quelles «monstrueuses» épreuves tu as subies pour t’installer dans une bulle si éloignée des réalités de notre Sénégal. Je sais que ton parcours en dit long sur ta manière d’être, toi qui as côtoyé les marquis et les barons. Toi qui as rencontré et écouté les marabouts. Mais Ken, le Sénégal est un jeune pays, ouvert aux vents de la Démocratie, de la Solidarité et du pardon. C’est un pays plein d’espoir, qui chante l’Unité des cœurs et des esprits. Un pays qui veut cimenter l’Unité Africaine. Tu portes ta désespérance et tu veux infliger à l’autre tes maux. J’aimerais, ma chère, que ton cœur s’ouvre et écoute l’autre : celui qui vient te murmurer à l’oreille le chant de l’espoir.
Nous sommes en 2014. Le peuple sénégalais, debout, s’offre des perspectives. Dans les marchés urbains et les loumas, tes sœurs occupent des étals, les hommes tiennent des échoppes. La tontine mise en place depuis des années permet aux uns et aux autres de subvenir aux besoins familiaux. Il n’y a pas l’opulence, mais c’est cela l’une des clés de survie de notre société. C’est Arame qui prête à Nogaye les 2 kg de riz pour donner à manger aux enfants, au moment où Birame attend désespérément que la Sunéor vienne acheter ses graines d’arachide. Demba le Guinéen et Abdallah le maure vont présenter leurs condoléances à la famille de Salif, leur voisin sénégalais décédé. Le Sénégal est «un pays d’enracinement et d’ouverture».
Nous sommes en 2014, Ken Bugul. Le chef de l’Etat, élu par 65 % des suffrages exprimés, a encore invité dans son discours à la Nation du 31 décembre, le peuple au labeur. Il emprunte le chemin des autorités religieuses qui appellent à se retrouver autour de l’essentiel. As-tu écouté tout cela ? Sais tu que ton peuple -j’ose croire que tu t’en réclames, que tu es vraiment Sénégalaise- cherche la voie de l’émergence ? Si tu crois en cela, tu changeras de discours. Certes, à 67 ans, tu aspires à un doux repos, parce que ton corps endolori a trop souffert d’avoir trop (ou trop mal) vécu. Mais cela ne saurait être une raison pour entretenir et propager ton désespoir. Notre pays est jeune. Sa sève est synonyme de vigueur. Nous sommes loin de ces identités fossilisées qui ne savent plus ouvrir leur cœur de peur d’être vidées de leurs forces. Oui, je parle de cette vieille Europe, où tu as, sans doute, trop longtemps vécu. Cette Europe qui semble charrier encore dans ta chair ses angoisses existentielles.
Nous sommes en 2014, Ken Bugul. Nous impatientons de voir la fin de la crise casamançaise. Là-bas même dans le Sud, les relents de communautarisme s’estompent. Les Wolofs, les Manjacks et les Baïnouks veulent bien vivre ensemble dans une nation harmonieuse. La jeunesse, partout au Sénégal, comprend désormais que l’heure est au labeur. Le système éducatif qui est un talon d’Achille doit être réformé. C’est cela le Sénégal d’aujourd’hui, où chacun réclame sa place. Seras-tu tolérante en me lisant ? «Bah !», diras tu…
Ken Bugul, est le pseudo d’écrivain que tu as choisi. C’est le nom donné au nouveau-né sans espoir de survie dans notre société, dont «Personne n’en veut». Mais nous, nous en voulons, parce nous avons entendu ton cri !