L'EXCEPTION SÉNÉGALAISE
En Afrique, le Nigeria est la puissance démographique, l’Afrique du Sud, la puissance économique, mais le Sénégal a toujours été la puissance symbolique, celle qu’on donne en exemple pour sa démocratie et son contrat social

«A part la valeur démocratique en termes de symbolisme, je ne vois pas ce que la réduction du mandat peut apporter au Sénégal, aux Sénégalais. Le Sénégal ne peut pas être une exception.» Ainsi parlait le ministre Oumar Youm, porte-parole du gouvernement pour recuser l’idée de la réduction du mandat du Président de 7 à 5 ans.
De toute la polémique sur le mandat, c’est la déclaration la plus maladroite. Non Maître, le Sénégal doit rester une exception. Refuser l’exception c’est accepter la banalisation de notre pays.
Nous devons avoir l’ambition de rester une exception comme tous les grands pays. C’est pourquoi ce que vous appelez «la valeur démocratique en termes de symbolisme» est très important. Ce sont des symboles qui ont fondé l’exception démocratique sénégalaise et qui valent le respect du monde. Parmi ces symboles, la décision de Wade de se lancer dans une opposition légale dans les années 70 alors que la mode était à la lutte armée.
Parmi ces symboles, la décision de Senghor de quitter le pouvoir, alors la mode était à la Présidence à vie. Parmi les symboles, la décision de Diouf de reconnaître sa defaite en 2000 et celle de Wade de l’envoyer le représenter à un sommet en Egypte. C’est ce symbolisme démocratique qui rend légitime l’exportation de la croisade démocratique par Y’en a marre.
Des Gambiens ou des Togolais n’osent pas aller en croisade démocratique au Congo. Ce serait une incongruité politique. Nous sommes la plus vieille démocratie du continent et nous devons tenir notre rang comme les grands pays que sont les Etats-Unis, la France, l’Iran.
Un pays devient grand quand il n’est pas banal. Ces pays sont devenus des grands parce qu’ils se sont toujours voulus exceptionnels. Aucun Président américain ne renoncera à défendre la destinée manifeste des Etats-Unis (Guide du monde libre et démocratique), aucun Président français ne sabordera la prétention universaliste de la France (Patrie des droits avec la révolution française), aucun dirigeant iranien n’oubliera de rappeler l’héritage millénaire de la Perse.
Ces trois sont des grands pays parce qu’ils ont cette ambition universaliste. Nous aussi, nous devons avoir cette ambition d’être une exception. Le Sénégal est une exception parce qu’il bat en brèche toutes les thèses culturalistes grâce à des symboles. Nous sommes l’une des rares sociétés africaines à être complètement «détribalisées».
Le pluralisme politique n’a pas engendré les partis ethniques comme partout en Afrique. Nous sommes des musulmans tolérants, modernes et ouverts sur le monde. Nous sommes tellement tolérants que nous sommes le seul pays musulman à avoir eu un Président catholique pendant 20 ans. Le Sénégal avec ses confréries montre que la démocratie est soluble dans l’islam.
Ce sont les fondements de l’exception sénégalaise et tout gouvernement sénégalais doit avoir pour objectif de les défendre. En Afrique, le Nigeria est la puissance démographique, l’Afrique du Sud, la puissance économique, mais le Sénégal a toujours été la puissance symbolique, celle qu’on donne en exemple pour sa démocratie et son contrat social.
C’est pourquoi le Nigeria, qui a toujours rêvé d’appliquer une doctrine de Monroe (gendarme de l’Afrique de l’Ouest), a toujours pensé que le Sénégal lui a usurpé sa place de puissance diplomatique et le leadership en Afrique.
C’est manquer de vison et d’ambition que de demander au Sénégal de renoncer à son avantage comparatif (plus vieille et plus grande démocratie du continent) au moment où la Côte d’Ivoire de Ouattara (puissance économique de l’Uemoa) et le Nigeria (puissance de la Cedeao) reviennent en force dans le jeu sous-régional avec Buhari (adepte de la doctrine de Monroe).
En nous demandant de renoncer à notre statut d’exception, Me Youm veut banaliser notre pays. Cette banalisation semble être d’ailleurs l’axe central de notre politique extérieure sous Macky Sall, parce que l’ambition a été sacrifiée à l’autel de la sobrieté. Macky Sall devrait s’inspirer de l’exemple de De Gaulle.
Sur le plan personnel, il n’y a jamais eu de Président plus sobre et plus vertueux que Charles de Gaulle, mais quand il s’agissait de la France, de son rang et de sa grandeur, rien n’était assez fastueux ou prestigieux, parce qu’il ne confondait pas sa personne très sobre et modeste à la grandeur, à la gloire et à l’honneur de la France et de la République. C’est cette sobriété dans notre politique extérieure que Jean Christophe Rufin qualifie d’immobilisme.
La voix du Sénégal ne se fait entendre sur aucun des grands dossiers du continent. Avec la sobriété, nous sommes passés de l’avant-garde à l’arrière garde dans notre propre sous-région. Nous sommes passés du leadership au suivisme. Le système démocratique sénégalais fonctionnait déjà dans les quatre communes (Dakar, Gorée, Rufisque Saint-Louis) alors que les Américains réglaient leur contradiction politique par les armes avec la guerre de sécession.
Notre système démocratique a su résister face aux dérives monarchistes des Wade sans pour autant qu’on aboutisse à un conflit ethnique comme au Kenya ou une guerre civile comme en Côte d’Ivoire. Pour les Américains, l’heure de gloire de la démocratie sénégalaise aura été le 23 juin quand le Peuple s’est dressé pour dire non, parce que dans la conception américaine de la liberté, défendue par Thomas Paine dans son livre Common sense, la liberté doit se mériter.
Le Sénégal est un Etat-pivot en Afrique de l’Ouest. Le statut d’Etat-pivot confère un statut de puissance régionale que le Sénégal de Macky Sall ne veut pas assumer par sobriété. Le célèbre penseur allemand Fichte nous apprend : «Etre ce n’est rien, devenir c’est tout.» Le Sénégal est un Etat pivot depuis longtemps.
Devenir une puissance régionale doit être son ambition, parce que c’est sa destinée manifeste comme auraient dit les Américains. Il ne faudrait surtout pas que cette ambition soit sacrifiée à l’autel de la sobriété pour ne pas dire de la banalité.
Quand Obama vient au Sénégal, les Américains ne font pas dans la sobriété. Ils étalent publiquement les attributs, les signes et les symboles de la puissance. L’Amérique ne serait jamais devenue ce qu’elle est si les Pères fondateurs s’étaient inscrits dans le registre de la sobriété ou si James Monroe (doctrine de Monroe qui dit les Etats-Unis ont un droit de regard sur l’Amérique latine, considérée comme leur arrière-cour) s’était inscrit dans la sobriété en matière de politique extérieure.
Pendant la colonisation, le reste de l’Afrique de l’Ouest était une sorte d’hinterland pour le Sénégal. De l’indépendance jusqu’à la guerre du Mali, les différents Présidents du Sénégal avaient réussi à maintenir l’ancienne Aof sous une forme diplomatique avec le leadership du Sénégal. Le leadership va de pair avec l’exceptionnalisme, qui ne va pas du tout de pair avec la sobriété.
Quand Air Force One atterrit quelque part, on n’a pas besoin de théoriser sur la grandeur de l’Amérique. Elle saute aux yeux. C’est peut-être pourquoi Aristote avait appris au jeune Alexandre de Macédoine que la Grandeur naît dans l’œil. On connaît la suite. Etant donné que «Etre ce n’est rien, devenir c’est tout».
Il est temps, après avoir été une grande démocratie, que l’on devienne une grande économie. Il est temps pour le Sénégal d’avoir l’ambition de dépasser la rente du symbole démocratique et de devenir une grande économie, clé de voûte de toute volonté de puissance. Pour tenir son rang d’Etat-pivot, le Sénégal doit avoir une grande Armée pour faire face aux menaces et avoir une grande diplomatie pour rayonner sur le continent.
La puissance militaire et la puissance diplomatique ont été de tout temps sous-tendues par une puissance économique. Les Etats-Unis sont une grande diplomatie et ont une grande Armée parce qu’ils sont avant tout une grande économie. La Chine est devenue une grande diplomatie et une grande Armée quand elle est devenue une grande économie. Le Sénégal ne peut pas être un Etat-Pivot, avoir l’ambition d’être une puissance régionale tout en étant un nain économique.
Notre pays a atteint l’horizon démocratique. Notre prochain horizon doit être l’horizon économique. Toute l’énergie de notre élite politique et intellectuelle doit être orientée vers cette question et non pas sur la réforme des institutions qui est une pure perte de temps. Après l’horizon politique, notre pays doit partir à la conquête d’un autre horizon, l’horizon économique.
Le premier pas pour atteindre cet objectif est de sortir de la phase infantile de la démocratie (question des règles du jeu comme la durée du mandat) et de respecter le premier pré-requis de l’Emergence, c’est-à-dire passer d’un Etat légal (s’appuyer sur sa majorité pour changer les règles du jeu comme Diouf et Wade) à un Etat de droit dont le premier critère est la sacralisation du respect de règles du jeu politique.
Aux Etats-Unis, il ne viendrait jamais à l’idée d’aucun Président de dire que le mandat de quatre ans est court, donc il faut le changer. L’Angleterre n’a pas de Constitution, mais le respect des règles du jeu est sacré. Le débat sur la durée du mandat est une arme distraction massive. Omar Bongo a fait 40 ans à la tête du Gabon, qu’est-ce qu’il en a fait ?
Pas grand chose, alors qu’en 8 ans Clinton a changé l’Amérique. 5 ou 7 ans, ce n’est pas le plus important. Ce qui est important c’est qu’on se détermine une bonne fois pour toutes et que personne ne puisse le changer.
Si la classe politique déployait la même énergie qu’elle déploie sur les questions électorales, que sur les questions économiques, le pays aurait atteint l’émergence depuis fort longtemps. C’est du gâchis que 90% des énergies et des idées de nos élites politiques ne soient orientées que sur des questions purement électorales et politiques. Le seul débat dans le pays est le débat électoral. Nos instititutions qui ont permis plusieurs alternances sont très bonnes.
Essayons de les sacraliser et concentrons-nous sur les questions réelles : l’économie, l’éducation, la sortie de la guerre en Casamance, et surtout avoir l’ambition d’être l’exception économique après avoir été l’exception démocratique. L’ambition, c’est émerger avant la Côte d’Ivoire et le Nigeria. Evidement, ce n’est pas de la sobriété, c’est de la démesure, mais que serait la Russie sans la démesure de Pierre 1er et Cathérine II ou la France sans celle de Louis XIV ou de Napoléon, et le Sénégal sans la démesure des 12 ans de Wade.
Etre le premier pays émergent d’Afrique de l’Ouest est une noble ambition. Elle est réalisable si on inverse la courbe du débat en consacrant l’essentiel des nos idées et des nos énergies à l’économie. Nul ne peut expliquer l’écart qu’il y a entre la qualité de nos ressources humaines et le niveau de notre économie.