L'HISTOIRE D'HURRICANE
Hurricane Carter est mort dimanche. Il avait 76 ans. Au commun des sportifs, cela ne dit absolument rien. Ceux qui adorent Bob Dylan trouvent dans ce nom quelques sonorités familières. Oui, c’est le Hurricane que chante «le pape» dans son monumental album Desire.
Celui-là qui, à la fin des années 1970, faisait dormir dans les bras du/de la partenaire quand, sous les lumières tamisées ou dans le noir absolu, la voix nasillarde la plus envoûtante au monde distillait Sara, One More Cup of Coffee, Romance in Durango, ou Oh, Sister. Pour toute une génération, le culte dylanien a commencé dans la reprise maladroite de ces refrains sublimes.
Dans cette symphonie de ballades pures et éthérées, Hurricane est une plage qu’on sautait allégrement sur le «33» tours. Le son était trop speed, trop rock pour la mélancolie qui fait le charme de Dylan. Mais il n’y avait pas une autre tonalité que cette violence rythmique pour crier la révolte au nom d’une étoile de la boxe qui aurait pu être champion du monde et dont la vie fut broyée par l’injustice du système judicaire américain.
On a tous en mémoire ce refrain qu’on massacrait dans un mauvais anglais de lycéen : «Here comes the story of the Hurricane.» Dylan l’a chanté, Muhammad Ali a porté le combat pour sa libération, des millions de voix ont crié leur rage et enflammé les ghettos pour sa cause, mais dix-neuf ans de prison ont brisé sa carrière.
Un soir de juin 1967, des coups de feu éclatent dans un bar de Paterson, dans le New Jersey. Trois Blancs sont tués. Des indics balancent Rubin «Hurricane» Carter et un de ses amis. Dans l’Amérique raciste des années 1960, la machine infernale se met en branle. Les accusations sont légères, mais être noir aux Etats-Unis, c’est être un criminel en puissance. Le reste tient aux circonstances. Cela n’a pas trop changé aujourd’hui, mais c’était pire à l’époque.
L’écrivain-historienne Michelle Alexander le souligne dans The New Jim Crow (2010) : l’Amérique d’aujourd’hui compte plus de Noirs en prison ou en liberté conditionnelle qu’il n’y avait d’esclaves en 1850. Les vicissitudes de la misère et l’exclusion du système déterminent le destin de beaucoup d’entre eux, mais le fait d’être Noir constitue déjà une forme de prédestination.
En 1967, un jury exclusivement composé de Blancs condamna ainsi Hurricane à perpétuité. Devant l’indignation et la mobilisation mondiales, le verdict est cassé dix ans plus tard. Second procès en 1976 et nouvelle «perpet».
Desire de Dylan était déjà dans les charts. Ses paroles sont acides. Elles détaillent le scénario du crime et le broyage d’un homme «mis dans une cellule de prison (alors qu’) il aurait pu être le champion du monde». Il chante la pression des policiers sur les témoins pour qu’ils enfoncent le «chien de Noir» : «N'oublie pas que tu es Blanc (…) Tu feras une faveur à la société (…) Ce fils de chien est courageux et devient de plus en plus courageux (…) Nous voulons le mettre sur la touche.»
Dylan fut accusé d’avoir brodé et laissé libre court à son imagination. Son interprétation traduisait le fond d’une cruelle réalité : «Ils l'ont mis dans une cellule de prison, mais il aurait pu être une fois / Le champion du monde…»
Hurricane était un poids moyen. Au début des années 1960, il faisait partie des dix meilleurs aux Etats-Unis. Un soir, il massacra Emile Griffith, futur champion du monde. Jimmy Ellis, devenu champion du monde des lourds (1968-1970) avait aussi plié l’échine devant lui. Son surnom d’Ouragan traduisait les qualités d’un boxeur déterminé, puissant, agressif, avec une rapidité de frappe inouïe. Quand il boxait, Muhammad Ali était parfois aux premières loges. A le voir évoluer, on a l’impression de voir le Marvin Hagler qui planera sur les rings vingt-cinq ans plus tard.
Hurricane est sorti de prison en 1985. La justice américaine avait annulé sa seconde condamnation de 1976, estimant que le jugement survenu dix-neuf ans plus tôt avait été entaché de racisme. Comble de perfidie, l’Etat du New Jersey l’a poursuivi jusqu’en 1988, pour le renvoyer en prison.
Le reste de sa vie, Rubin «Hurricane» Carter l’a consacré au militantisme pour lutter contre les décisions de justice iniques. Il a pu savourer le fait de voir Glen Ford recouvrer la liberté le mois dernier. Condamné à mort en 1984, ce dernier a passé trente ans dans le couloir de la mort avant d’être reconnu innocent. D’autres luttes continuent, comme celle concernant Mumia Abu Jamal.
Au moment de son arrestation en 1966, Hurricane était 7e mondial. Sa vie brisée s’est reconstruite ailleurs. Et Dylan chantait : «C'est l'histoire d'Hurricane/Mais ce ne sera pas terminé jusqu'à ce qu'ils blanchissent son nom/Et lui redonnent le temps qu'ils lui ont pris.» Ce fut fait.
Dimanche passé, Rubin «Hurricane» Carter est mort à Toronto, au Canada. Il avait 76 ans. Au-delà de Dylan, Denzel Washington l’a campé au cinéma en 1979, pour remporter le Golden Globe du meilleur acteur. De la même manière qu’il s’était mis dans la peau de Malcolm X. Salut Champ !