LIBÉREZ LES TOUS ET QUE L'ON EN PARLE PLUS !
Homme politique de la Rome antique, chef militaire aussi courageux que stratège, et, surtout, tribun hors pair, Caton l’Ancien avait une obsession : la ville de Carthage, dans la Tunisie actuelle, dont la prospérité — et donc la force militaire — l’inquiétait. Une ville dont il n’avait de cesse de réclamer la destruction.
Tous ses discours, et quel qu’un fut le sujet, il les terminait par ces mots : « Carthago delenda est » (Il faut détruire Carthage !). Eh bien, nous n’aurons pas l’obsession de Caton l’Ancien mais, à propos de la traque des biens dits mal acquis entreprise par le régime du président Macky Sall à travers la Cour de Répression de l’Enrichissement illicite (CREI), nous aimerions, nous aussi, chaque semaine, dans ces colonnes, pouvoir écrire ceci : « Il ne faut pas emprisonner Karim Wade et les dignitaires du régime de son père ! » Il y a trois semaines, j’ai largement exposé ici même les raisons pour lesquelles je pense que cet emprisonnement de Karim Wade en particulier n’est pas une bonne chose pour notre pays. Sans illusions du reste car je savais que le sort de l’ancien ministre d’Etat en charge de la Coopération internationale, des Transports Aériens, des Infrastructures et de l’Energie était scellé depuis longtemps. Il fallait juste prendre le temps de respecter la procédure prévue par la loi créant la CREI pour l’envoyer, avec ses complices présumés, à Rebeuss où son arrivée n’était plus, au moment où ces lignes sont écrites, qu’une question d’heures.
Que Karim Wade ait mis en place une vaste entreprise de prédation et sous coupe réglée de vastes secteurs de l’économie nationale, ça ne fait l’ombre d’aucun doute. Qu’il se soit beaucoup enrichi durant les 12 ans de règne de son père, et de manière illicite, cela ne se conteste pas non plus.
Le problème c’est que s’il a, de façon certaine, pris plus que beaucoup d’autres, ou s’il s’est enrichi davantage que tous ses concurrents prédateurs, il n’était quand même pas le seul à avoir profité de sa position au niveau de l’Etat pour voler ! Et à ce jeu, beaucoup pourraient se retrouver en prison si ce n’est aujourd’hui, du moins demain. Si ce n’est en 2013, en 2017 ou 2018 ! Au Sénégal, comme dans la plupart des pays africains, mais pas seulement puisqu’en Asie, en Amérique latine ou ailleurs aussi, l’Etat est le moyen d’enrichissement par excellence. Et les marchés qu’il signe, les commandes qu’il passe, les autorisations ou les licences qu’il délivre, les baux qu’il octroie, les armes qu’il achète, tout cela constitue autant d’occasions d’enrichir des gens, surtout ceux qui ont la signature ou qui prennent les décisions en son nom. Par conséquent, qu’on ne nous prenne pas pour des pigeons, tous ces gens qui se bousculent pour solliciter nos suffrages, surtout pour exercer la magistrature suprême, tous ceux-là qui grenouillent pour entrer au Gouvernement, ils ne le font certainement pour nos beaux yeux ou par dévouement pour l’intérêt public !
Pour parler du Sénégal qui nous intéresse, regardez donc nos principaux présidentiables, on ne peut pas dire qu’ils tirent le diable par la queue ! Or presque tous, avant de faire de la politique ou d’exercer des fonctions ministérielles, étaient pauvres comme Job. Nous dire, dans ces conditions, que tel ou tel — ici, Karim Wade — s’est enrichi à l’exercice du pouvoir, c’est jouer au jeu du voleur qui crie au voleur. A ce jeu, nos dirigeants seront tous perdants un jour ou l’autre, car il y aura toujours des choses à dire sur l’un ou l’autre. Pour ne pas dire sur tout le monde !
On veut bien que l’on nous dise que l’on va enfin moraliser la vie publique, qu’on va porter la vertu au pouvoir et criminaliser les malversations mais franchement, c’est une fable à laquelle nous ne croyons pas. Le pouvoir, comme l’ont dit les anarchistes, corrompt et le pouvoir absolu corrompt absolument.
Avant-hier, durant les quarante ans qui ont suivi notre indépendance, les socialistes ont piqué dans la caisse et s’en sont mis plein les poches — ce n’est pas pour rien que le président Abdou Diouf avait créé cette CREI qui fait tant parler d’elle actuellement ! — ; hier, les libéraux ont volé et beaucoup volé et aujourd’hui des dirigeants de l’APR, qu’ils soient ministres ou directeurs de sociétés, ne perdent pas leur temps apparemment et entendent rattraper leur retard en manière d’enrichissement. Le pouvoir politique est ainsi fait, malheureusement, et on n’y peut rien. Et ce même s’il est louable et salutaire d’essayer effectivement de moraliser les choses et de mettre en place une société vertueuse, rousseauiste même !
Encore faudrait-il veiller à ce que cette entreprise de moralisation ne prenne pas la forme d’une justice des vainqueurs ! C’est, hélas !, l’impression que nous donne la traque des biens mal acquis lancée par le président de la République, M. Macky Sall. Car, étonnamment, les poursuites judiciaires auxquelles on assiste jusqu’à présent ne visent que des dirigeants libéraux qui ont eu tort de se trouver du mauvais côté le 25 mars 2012, c’est-à-dire dans le camp des vaincus.
Des dirigeants qui, plus grave pour eux, ont eu le mauvais goût de ne pas avoir voulu changer de camp depuis la survenue de la seconde Alternance. Sur ceux-là, effectivement, le glaive de la justice s’est abattu sans pitié. Quant aux autres qui appartenaient aussi au régime libéral mais qui l’ont quitté en même temps que l’actuel président, ou au lendemain de la victoire de celui-ci, la CREI semble les avoir curieusement oubliés. Or, à côté des transhumants alimentaires, plus pauvres diables qu’autre chose, qui ont rejoint les prairies beige-marron du nouveau pouvoir pour ne pas mourir de faim, il y a aussi de grands voleurs qui se sont associés à, et ont rendu possibles, toutes les entreprises de prédation du régime de Wade. Et qui ont été accueillis à bras ouverts dans les allées du nouveau pouvoir.
Bref, il ne faudrait pas que, sous prétexte du noble objectif de lutte contre l’enrichissement illicite, on mette en œuvre une justice des vainqueurs dans notre pays au risque de compromettre la paix sociale qui est la richesse la plus précieuse du Sénégal. Karim Wade et ses complices ont volé beaucoup de milliards ? Grand bien leur fasse ! Et puis, de toutes façons, ils ne sont pas les seuls à l’avoir fait. Nous, ce qu’on préconise, c’est ce quela classe politique française avait fait en décembre 1989 (suite aux affaires Urba, Gracco, Sages) en votant une loi d’auto-amnistie à la suite de l’opération « mains propres » lancée par les juges.
Une opération qui avait fait apparaître les stratagèmes mis en place par tous les partis politiques hexagonaux pour se financer. Autrement dit, nous suggérons de passer l’éponge sur toutes ces affaires de traque de voleurs qui polluent le débat national. Une traque dans laquelle la main droite qui se cherche finira par attraper la main gauche si l’on n’y prend garde. Il faut faire en sorte que ceux qui ont volé ramènent l’argent planqué à l’étranger afin de l’investir dans le pays. En quoi faisant ?
En instaurant un climat de confiance et non pas de terreur. Vœu pieux ? Sans doute, mais à peine moins pieux que celui consistant à vouloir faire croire aux Sénégalais qu’on va pouvoir rapatrier des centaines de milliards de francs d’argent volé. Il est toujours permis de rêver… et de mener le bon peuple en bateau. Cela dit, je serais le premier à féliciter nos nouvelles autorités — et à leur présenter mes excuses les plus plates —, le jour où elles réussiront à rapatrier les milliards volés par ceux qu’elles traquent actuellement.
Tant que cela ne sera pas fait, je continuerai à demander que l’on cesse cette traque injuste en ce qu’elle ne vise que les adversaires du pouvoir en place. Et puis, vous voulez que je vous fasse une confidence ? Je préfère mille fois un pays dictatorial dans lequel l’économie marche et où la prospérité prévaut — même si c’est de l’argent dit sale qui y circule —, qu’une démocratie vertueuse en quasi cessation de paiement qui recherche désespérément de l’argent « propre ». Lequel constitue une Arlésienne.
Autrement dit, et vous l’aurez compris, je ne crois pas du tout à ces histoires de bonne gouvernance dont nous bassinent les pays occidentaux et les ONG à leur solde !