L'IMMOBILIER AU BANC DES ACCUSÉS
Délinquance financière, blanchiment d’argent et financement du terrorisme... Sur les 240 milliards de francs Cfa qui circulent pour la construction, il n’y a de traçabilité que pour 10 milliards, selon une enquête de la Centif
Dans le blanchiment d’argent, le secteur de l’immobilier au Sénégal qui reçoit des financements douteux est un secteur à risque. D’après une étude menée par la Cellule nationale de traitement des informations financières (Centif), au Sénégal 240 milliards de francs Cfa circulent pour la construction alors qu’il n’y a de traçabilité que pour seulement 10 milliards. Ce qui fait penser que l’immobilier est un secteur prisé par les délinquants financiers.
Avec la forte demande en location dans la capitale sénégalaise (notamment un excédent de plus de 150.000 demandeurs) et sur la petite côte, des investisseurs se ruent vers le secteur immobilier. Ce qui crée des financements douteux dans ce secteur. D’après une enquête de la Cellule nationale de traitement des informations financières (Centif) sur «les risques liés au blanchiment d’argent dans le cadre du financement de l’immobilier au Sénégal», il y a lieu de penser que de l’argent illicite est utilisé dans ce secteur au Sénégal.
D’après l’ancien magistrat Alioune Ndiaye qui a produit l’étude, les engagements des banques étant relativement faibles (moins de 20% de la population bancarisée par rapport à l’effervescence du marché), le recours aux transactions en espèces ainsi que les insuffisances notées dans le dispositif de supervision et de contrôle du secteur immobilier laissent penser que les blanchisseurs utilisent le secteur de l’immobilier pour y injecter des fonds illicitement acquis. Il explique aussi que des enquêtes estiment à «240 milliards de francs Cfa les ressources circulant dans la construction. Et de rapides investigations au niveau du système bancaire ont permis de voir qu’il n’y avait qu’une traçabilité de 10 milliards de francs CFA». Ce qui fait que l’origine de l’écrasante majorité des sommes investies dans l’immobilier n’est pas établie.
LE BOOM DE L’IMMOBILIER SANS RAPPORT AVEC LES PERFORMANCES DE L’ECONOMIE SENEGALAISE
Le marché florissant de l’immobilier à Dakar est largement financé en liquidités. Il est dit dans l’étude que «le boom continu de la construction, qui serait sans rapport avec les performances de l’économie réelle du Sénégal ainsi que les prix élevés des biens laissent penser qu’il y a de plus en plus de fonds d’origine douteuse en circulation au Sénégal».
D’après Alioune Ndiaye, les résultats obtenus ont mis en évidence des insuffisances et des dysfonctionnements au niveau du dispositif juridique mis en place dans le cadre de la lutte anti-blanchiment dans le secteur de l’immobilier. L’étude a révélé également des conflits d’intérêt entre les différentes logiques (fiscale, commerciale, logique de transparence et de répression…) qui sous-tendent la démarche des acteurs intervenant dans le secteur de l’immobilier (banques, notaires, administrations fiscales…). Ces derniers sont souvent plus préoccupés par la logique de profit que par celle de transparence.
LES SERVICES DE PAIEMENT MOBILE ET ELECTRONIQUE, CES AUTRES SECTEURS A RISQUE
A côté de ce financement douteux du secteur de l’immobilier, les services de paiement mobile et électronique constituent des secteurs à risque pour le blanchiment de capitaux illicites et le financement du terrorisme. Selon Me Fatou Soumaré qui a réalisé l’étude sur «les risques de blanchiment de capitaux illicites et le financement du terrorisme dans les activités des services de paiement mobile», même si le dispositif réglementaire a pris en compte les risques de criminalité financière, les risques sont là. «Il n’en demeure pas moins que la circulation de fonds par téléphone mobile est susceptible de poser des difficultés réelles en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux illicites et le financement du terrorisme», lit-on dans le rapport.
D’après l’analyse, les trois facteurs qui caractérisent le paiement mobile, à savoir la facilité, la simplicité et la rapidité auxquels s’ajoutent la dispersion des opérations et le grand volume de transactions effectuées, sont sources d’opacité. «Et tout facteur d’opacité en matière financière est facteur potentiel de blanchiment de capitaux illicites ainsi que de financement du terrorisme », tranche Me Fatou Soumaré qui pense que la dématérialisation réduit le contact humain entre acteurs et avec l’utilisation de fausses puces téléphoniques (absence d’identification) l’infraction peut être réalisée dans l’anonymat.
Même thèse défendue par Elpidio Freitas, auteur de l’étude sur les risques de blanchissement de capitaux et de financement du terrorisme, en matière de paiements électroniques y compris internet. Il révèle que selon certaines banques enquêtées, le risque principal identifié pour les moyens de paiement est l’anonymat, ce qui justifie l’adoption de leur part du principe fondamental de non-commercialisation de moyens de paiement anonymes.
LE DISPOSITIF SENEGALAIS SERA EVALUE PAR LE GAFI
A côté de ces secteurs prisés par les «délinquants financiers», le Président de la Centif, Waly Ndour est d’avis que l’industrie extractive est aussi un secteur à risque dans le blanchiment d’argent, vu son expansion. De ce fait, il assure que les recommandations des différentes études seront mises en valeur, ce en vue d’améliorer la note de notre pays qui va être le premier à être évalué sur son dispositif national de lutte contre le blanchiment d’argent en 2016 par le groupe d’action financière internationale (Gafi).
PROCEDES DES BLANCHISSEURS : QUELQUES CAS D’ILLUSTRATION DES IRREGULARITES
L’enquête sur les risques liés au blanchiment d’argent dans le cadre du financement de l’immobilier au Sénégal a permis de découvrir certains cas suspects. Même si la Centif est tenue de respecter l’anonymat des suspects qui ne sont pour le moment pas coupables de quoi que ce soit, ces cas sont assez illustratifs des magouilles des blanchisseurs d’argent.
LE CAS B. INVESTMENT SA
Cette société au capital de 50 millions F CFA dont le conseil d’administration est composé d’un Sénégalais et de deux Espagnols a reçu de l’Etat divers immeubles (TF : 2446 / DP, 67/DK, 3966/DK, 7763 /DKP, 6092/DK ,3744/DK. Lot B) évalués à 1.015.574.000 F Cfa ; et d’autres lots dont un terrain nu d’une superficie de 13.181 m2 faisant l’objet du titre foncier n° 5133 / GRD situés sur la corniche pour une valeur de 420 millions F CFA dans le cadre de la construction de réceptifs hôteliers. En contrepartie, ladite société a cédé à l’Etat du Sénégal 39 actions équivalentes à cinq (5%) de son capital social et ce taux de participation de l’Etat du Sénégal devrait rester inchangé, quelle que soit l’évolution de ce capital. «Le
caractère léonin de ce contrat au détriment des intérêts du Sénégal jette un doute sur la transparence de cette transaction », juge l’étude du magistrat Alioune Ndiaye.
LE CAS S D, OU LE PRETE-NOM
Il est relatif à la construction d’un immeuble R+4 à usage d’habitation sur le titre foncier 17.339/ GRD par une personne exerçant une profession ne lui permettant pas de disposer des revenus nécessaires pour entreprendre la construction d’un immeuble de cette consistance. «On pourrait penser ainsi que cette personne est un prête-nom», détaille-t-on dans le document de la Centif.
LE CAS MG, LA FEMME DU DIPLOMATE
Il concerne la dame MG, conjointe d’un diplomate étranger, qui aurait converti, transféré ou manipulé à travers l’ouverture de comptes bancaires ou d’acquisitions immobilières des sommes d’argent qu’elle savait provenir d’un crime ou délit, dans le but de dissimuler ou de déguiser l’origine illicite desdits biens provenant d’actes de corruption de son conjoint.
UTILISATION ABUSIVE DES SYSTEMES D’EPARGNE COLLECTIVE (TONTINE) POUR LE BLANCHIMENT DE CAPITAUX ISSUS DE LA DROGUE
Le délinquant X tire profit du fait que les tontines soient bien connues en Afrique. Il participe donc avec son argent sale à d’importantes tontines qui offrent des tirages de 10 millions de francs CFA. Il prend 10 “mains” de 1 million de francs CFA chacune. Chaque mois, il contribue pour un montant de 1 million CFA X 10, soit 10 millions de francs CFA. La tontine compte 10 membres qui contribuent pour 1 million de francs CFA chacun, en sus des 10 millions du délinquant. Lorsque son tour arrive, les sommes auxquelles il a droit sont versées dans un compte ouvert auprès de la banque C. Il introduit alors auprès de la banque une demande de prêt de 100 millions de francs CFA, qu’il obtient. Il investit 20 millions de francs CFA dans l’achat d’un terrain et se fait construire un logement pour un montant de 250 millions de francs CFA, qui comprend une contribution personnelle de 170 millions. Il rembourse le prêt avant l’échéance tout en rachetant les intérêts. Au su et au vu de tous les participants, il répète plusieurs fois la même opération sans être découvert par les autorités compétentes. Il possède actuellement plusieurs immeubles, des bureaux de change dans la ville X et manipule des milliards de francs CFA.
ESCROQUERIE AU PRET HYPOTHECAIRE (REMBOURSEMENT D’UN PRET AVANT TERME) POUR LE BLANCHIMENT DE L’ARGENT DE LA DROGUE
M. X dispose d’une somme de 100 millions de francs CFA en argent sale, qu’il a tirée de ses activités liées au trafic de drogue. Il est titulaire d’un compte bancaire régulier. Il saisit sa banque d’une demande de prêt immobilier d’un montant de 50 millions de francs CFA, remboursable sur une période de 10 ans et destiné à l’acquisition d’un terrain pour la construction d’un immeuble. Il obtient le prêt et achète le terrain. Il construit un immeuble d’un coût de 75 millions de francs CFA, avec des fonds propres d’un montant de 25 millions de francs CFA. Au bout de six mois, il rembourse le prêt avant terme et rachète les intérêts du prêt. Deux mois plus tard, il sollicite un nouveau prêt de 25 millions de francs CFA, à rembourser en cinq ans à l’aide des loyers à percevoir de ses locataires. De cette manière, ce délinquant aura blanchi son argent sale et il aura toujours la possibilité de rembourser avant terme le prêt et de continuer ses activités de blanchiment aussi longtemps que ses manoeuvres ne seront pas découvertes.