L'IMPUISSANCE OPÉRATIONNELLE DES AUTORITÉS SÉNÉGALAISES
PLUS DE 700 SÉNÉGALAIS PIÉGÉS À BANGUI
Perdus dans l'enfer sanguinaire de Bangui depuis plus de trois semaines, plusieurs centaines de Sénégalais réclament d'être rapatriés au pays. Mais le pouvoir, dans un jeu qu'il est le seul à comprendre, traîne les pieds et les expose de plus en plus à une violence qui redouble d'ampleur chaque jour.
En toute détresse ! Les voix coléreuses qui crachent le feu au bout du fil, à environ 5000 km à vol d'oiseau de Dakar, renseignent sur l'état d'esprit des ressortissants sénégalais pris au piège du très violent début de guerre civile qui guette la République Centrafricaine. Depuis presque trente jours, nos compatriotes sont sous l'emprise des folies et désordres civilo-militaires dans ce pays où, note à juste titre l'un d'eux dénommé Moussa Anne, “il n'y a plus ni autorités pour faire régner la loi et l'ordre, ni règles à respecter”.
Selon les témoignages divers que EnQuête a recueillis, hier soir, “la situation des Sénégalais est d'une extrême gravité. Ils sont perdus et ils ne savent plus à quel saint se vouer”. Mamadou Diallo, la voix rageuse perdue au milieu d'un flots de récriminations, dépité par l'attentisme sans fin des autorités, se rappelle au bon souvenir d'un ancien président de la République. “Si Macky Sall est incapable de nous sortir de cet enfer, qu'il nous mette en contact avec Abdoulaye Wade ? Vous journaliste, pouvez-vous nous donner son numéro de téléphone afin que nous tentions quelque chose avec lui ?”, implore notre interlocuteur, 23 ans, commerçant, originaire de Kaffrine.
“Wade, au secours !”
Il est vrai que l'attente perdure chez les Sénégalais, alors que les meurtres s'enchaînent en différents endroits de la capitale centrafricaine, Bangui. “Nous sommes au quartier Km5, l'un des points les plus chauds de la ville, à portée des roquettes, des balles de mitrailleuses, de balles perdues, en permanence”, indique un autre compatriote. La panique est audible, à défaut d'être visible.
Un seul souhait, un objectif unique pour les 700 Sénégalais restés sur place, dans la capitale. “Rentrer au Sénégal”. Par n'importe quel moyen, pourvu que cela se fasse, car la mort rode autour d'eux. “Nous avons l'impression que les autorités sénégalaises se fichent de nous. Elles n'arrêtent pas de nous promettre notre évacuation par avion, mais elles ne font absolument rien, tuss (NDLR : rien en wolof)”, s'insurge un désespéré. Un autre reprend : “l'ambassadrice au Gabon était venue nous voir et nous avait assurés que nous partirions sous sept jours. Nous sommes encore là et elle n'a plus donné signe de vie, ndawsi (NDLR : la dame, Saoudatou Ndiaye Seck).
Colère ! D'autant plus que d'autres pays sont en train de venir chercher leurs ressortissants, en y mettant les moyens. “Les Camerounais et les Tchadiens sont en train d'être exfiltrés de Bangui par leurs autorités respectives”, révèlent Mamadou Diallo. “Ils y mettent les moyens, eux. Nous ignorons vraiment pourquoi Macky Sall est incapable de faire comme Biya ou Deby. C'est honteux de nous laisser à nous-mêmes”, s'exclame un autre en fond sonore au bout du fil.
“Sory Kaba, que fait-il ici ?”
A la place de l'avion et de l'exfiltration, les Sénégalais ont eu droit à un “cadeau” venu tout droit de Dakar. Nature : espèces sonnantes et trébuchantes. Montant : 30 millions de francs Cfa. Transmetteur : Sory Kaba, Administrateur du Fonds d'appui à l'investissement des Sénégalais de l'extérieur (Faise). Plus soucieux de sauver leurs vies, les Sénégalais ont d'abord rejeté l'argent. “Il faut qu'on arrête de se servir de nous pour des trucs politiciens, s'énerve Mamadou Diallo. On demande à être évacués, eux viennent nous donner de l'argent. C'est quoi çà !” Puis les autorités ont insisté. “Elles nous ont suppliés d'accepter, arguant ne pouvoir retourner l'argent à Dakar. Mais pour nous, et dans la situation actuelle, l'argent est vraiment secondaire...”, explique un compatriote.
Colère contre Sory Kaba ! “Il se déplace jusqu'ici sans nous dire des choses concrètes. Attend-il notre mort ici pour enfin nous évacuer, nous rendre les honneurs au pays, mettre les drapeaux en berne, organiser un deuil national ?” Le patron du Faise est un vrai souffre-douleur pour les Sénégalais de Bangui. “Franchement, on ne sait pas ce qu'il vient faire ici, ce monsieur Kaba. Sait-il qu'il y a des Sénégalais pris en otage par les anti- Balaka au quartier de Gobongo ? Quand on vient pour vouloir régler un problème, il faut écouter les gens d'ici. Or, lui n'écoute personne. Jusqu'ici, sa mission est un échec”, tranche Seydou Ly, un homme d'affaires de passage à Bangui et qui soutient ne pas être directement concerné par la tragédie des autres Sénégalais. “Ce que je vois me fait mal. Je vous informe qu'il y a des Sénégalais qui se sont enfermés dans leurs boutiques depuis le début, d'autres ont perdu tout ce qu'ils avaient, certains ont fait garder leurs bagages et marchandises en lieux sûrs, alors qu'il y en a dont les restaurants ont été complètement détruits”, raconte-t-il.
Provocations
Pour l'heure, les Sénégalais de Bangui – on ne parle presque pas de ceux qui sont à l'intérieur du pays, fait remarquer quelqu'un – sombrent peu à peu dans le découragement. Loin d'être à l'abri de certains contingents militaires sur place. “Les Tchadiens, par exemple, autant ils nous sécurisent et nous aident. Autant ils savent nous provoquer par certaines remarques”, explique Moussa Anne, un autre compatriote établi à Km5. “Des fois, en passant devant nous, ils nous apostrophent en ces termes : en tant que musulmans, vous devez venir vous battre à nos côtés car ce sont les musulmans qui sont attaqués par les anti-Balaka. Nous leur répondons que nous sommes des étrangers dans ce pays, nous n'avons pas le droit de nous mêler de ce qui s'y passe actuellement.”
Face aux discours jugés contradictoires des missionnaires venus de Dakar ou Libreville, les Sénégalais de Bangui sont dans tous leurs états. “Même s'il n'y a pas d'avion, n'est-il pas possible de sortir d'ici en voitures ou en camions ?”, s'interrogent Seydou Ly et Moussa Anne. Mamadou Diallo, lui, a sa petite idée sur le fait qu'on soit venu leur parler du Général Babacar Gaye. “On nous a dit que ce militaire que nous ne connaissons pas a assuré les autorités sénégalaises que la situation reviendrait à la normale d'ici un mois. Nous, nous ne voulons pas rester un mois. Nous voulons rentrer au pays.”
Et si la tactique de l’État du Sénégal reposait en fin de compte sur l'espoir que la situation se stabilise dans quelques semaines pour ne pas avoir besoin d'affréter un avion ?