LUXE, CALME ET… PAUVRETÉ
Imaginez un expert de la Banque Mondiale, John Smith[1], qui débarque directement du siège de Washington pour examiner une demande de financement émanant du gouvernement. A la coupée de l’avion dans un aéroport Léopold Sédar Senghor refait à neuf, une délégation locale l’attend : un haut fonctionnaire du ministère des Finances, quelques conseillers techniques endimanchés, une hôtesse d’accueil pour la galerie.
Après quelques mots de bienvenue, ils l’entraînent vers le salon d’honneur paré de lustres bling bling en cristal de Baccarat qui se reflètent à l’infini dans des parois de miroirs aux allures de palais des glaces, des tapis persans moelleux à s’en casser un talon (hasardeux pour notre hôtesse juchée sur ses talons aiguille), des colonnes en marbre de Carrare, des fauteuils en vachette couleur crème… Bref, tout n’est que luxe, calme et volupté. Pour le choc civilisationnel, il faudra repasser…
Puis, tous s’engouffrent dans une berline grand luxe si climatisée que M. Smith remet son manteau. Une 4x4, deux 8x8 et le cortège s’ébranle toutes sirènes hurlantes à l’assaut de la ville, vers l’hôtel cinq étoiles en plein centre où les hôtes du pays de la Teranga[2] ont eu la bonne idée de lui réserver une suite présidentielle, rien de moins.
Au même moment, Modou Khoulé[3] attend son troisième car rapide, qui n’a de rapide que le nom, au vu de ses haltes à tous les carrefours pour héler le chaland. Sur le bord du talus aux abords de Pikine[4], il compte mentalement le prix final du trajet après avoir été débarqué sans crier gare par le deuxième, pour yakal[5] le suivant.
Son estomac qui grouille lui rappelle qu’il ne s’est rien mis sous la dent depuis le sombi [6] de la veille au soir, un bol à 200 F acheté au borom table[7] et qu’il a dû partager avec sa femme et leur gamine de trois ans. Mais ça, il a l’habitude. Son ventre grouille surtout de trac, car il craint d’arriver en retard à son énième entretien d’embauche avec un sous-fifre d’une boîte privée qui lui fait croire qu’il en est le DRH.
Au sortir de l’aéroport, le cortège dépasse Yoff pour s’engager dans le Virage et longer les quartiers de Ngor, puis des Almadies, à l’approche des Mamelles. Devant les villas patriciennes, ressemblant à s’y méprendre à celles de Bethesda, le quartier où M. Smith lui-même, haut fonctionnaire international, réside près de Washington, des coupés de luxe, des pelouses vertes et grasses, une forêt d’antennes paraboliques. Notre gane[8] consulte discrètement son plan de vol pour s’assurer qu’il ne s’est pas trompé de pays. Non, il est bien au Sénégal.
Modou voit enfin arriver le car qui, il l’espère, l’emmènera directement cette fois au centre-ville. Il monte fébrilement et se case sur la banquette déjà pleine de ses clones. Comme tous les jours, c’est au centre-ville que convergent tous les gorgorlu[9] en quête de la pitance du jour. Tous lui ressemblent un peu : pantalon usé jusqu’à la corde, chemise informe et trempée de sueur, sandales élimées, yeux rougis et peau tannée par la misère. Tous s’affairent et vivotent de petits commerces, de petites combines, de petites arnaques, en attendant des jours meilleurs qu’ils ont encore la force d’espérer. Mais jusqu’à quand ?
Le car quitte enfin la banlieue pour s’engluer dans les embouteillages des faubourgs. Chaque nid de poule réveille ses crampes d’estomac qu’il peine de plus en plus à réprimer.
De l’autre côté, notre cortège aborde à toute vitesse la toute nouvelle corniche, hérissée de palmiers, la mer en toile de fond à la manière de cartes postales. Entre deux ronds-points, tunnels ou échangeurs, des panneaux géants annoncent l’ouverture imminente de palaces avec autant d’étoiles, pense M. Smith, que sa chère bannière étoilée.
Sous les ponts, de véritables œuvres d’art tapissent les parois : des émaux, des faïences, des mosaïques naïves. Au-dessus, des lampadaires high-tech qui brillent de tous leurs feux en plein jour. M. Smith se remémore les images des documentaires de CNN ou du National Geographic : des petits Africains faméliques entourés par des hordes de mouches, à même le sol sur une terre craquelée. Rien à voir…
Le car rapide aborde enfin l’avenue Malick Sy et dans cinq minutes, Modou pourra se présenter à son rendez-vous. Il est en retard mais il espère que son « DRH » l’aura attendu. Il fallait qu’il l’attende ! Arrivés à hauteur de la rue 6, un policier arrête la file de véhicules. Elles devaient céder le passage à un cortège de personnalités : une berline grand luxe, un 4x4, deux 8X8 précédés d’une flèche.
L’attente s’éternise. Les bureaux où Modou doit se rendre sont à un jet de pierre. Il tend le cou pour tenter d’apercevoir la voiture de son « DRH » sur le parking. Il la voit en effet mais avant qu’il ait pu pousser un « ouf » de soulagement, le quidam ouvre la porte, manœuvre et démarre en trombe, profitant de l’élan du cortège qui passe pour se fondre dans la nature. Trop tard…
Le cortège arrive enfin aux abords du Palais de la République puis dans le parking souterrain de l’hôtel. Un groom en livrée s’occupe de l’intendance pendant que l’hôtesse précède M. Smith dans sa suite. Revenu de son étonnement, la décision s’impose d’elle-même : il gardera dans sa mallette son chèque de financement, profitera des charmes de ce si beau pays et s’en retournera étudier des demandes… plus pressantes.
Je sais ce que vous allez me dire. : je grossis un peu le trait. Mais cette fiction n’est pas très loin de la réalité. Je pense même qu’elle … lui ressemble à s’y méprendre !
[1] Nom d’emprunt
[2] Hospitalité
[3] Nom d’emprunt
[4] Quartier populaire de banlieue
[5] Littéralement, servir. Combine des transporteurs qui consistent à augmenter les tronçons de chemin et de maximiser le coût final de la course du voyageur
[6] Bouillie de riz
[7] Vendeuse du coin
[8] Etranger, invité
[9] Personnes de condition modeste