MÉLODRAME
Si ce n’est un nième rendez-vous manqué, Me Wade, l’exilé, devrait fouler le sol d’un pays auquel il a tourné le dos, depuis maintenant deux ans. L’étranger qu’il est- celui qui vient de loin – aura droit à tous les égards sur cette terre d’hospitalité où tous les sourires ne sont pas forcément manifestation de joie ou quiétude intérieure. Le «masla», le faire-semblant, est une sorte de dérision à la sénégalaise, comme l’éclat de rire de Zarathoustra qui se moque de la grisaille du quotidien. Toute fête cache un drame intérieur et les hommes politiques sont là pour nous aider à le masquer à travers une théâtralisation qui vide la réalité de tout son sens.
Ils feront leur show, les libéraux, et gare à ceux qui les en empêcheront ! Depuis l’annonce du retour de Wade, l’on assiste à une sorte de re-naissance du Pds. Le but est de dé-montrer aux Sénégalais qu’ils se sont trompés en refusant d’élire celui qui sollicitait un troisième mandat. Dans le scénario, figureront une foule en délire, beaucoup d’émotion et de poussière. Les médias seront naturellement sollicités, en particulier les télévisions, pour recréer le réel.
A l’évidence, les Libéraux n’ont pas encore réalisé qu’ils ont perdu le pouvoir. Et le drame dans tout cela, c’est qu’ils n’y étaient jamais préparés puisque les yeux étaient rivés sur un horizon cinquantenaire (ils voulaient rester au pouvoir durant cinquante ans). D’où cette schizophrénie - la perte de contact avec la réalité – doublée de mélancolie.
En face, ceux qui nous gouvernent n’étaient pas non plus préparés à la gestion du pouvoir. Le Sénégal est donc pris entre deux feux, ceux de l’impréparation, terreau du tâtonnement et où la parole perd son pouvoir créatif : «quand dire, ce n’est pas faire !». Et Macky devient contradicteur de John Langshaw Austin, celui qui a théorisé le pouvoir performatif du langage. Il aurait reconnu, d’après certaines indiscrétions, l’impuissance de son gouvernement à traduire en acte la formule choc de «cadence ».
Les libéraux ne se priveront pas de surfer sur la vague de l’impuissance du régime en place pour apporter la preuve que le Sénégal s’est «trompé » de choix le 25 mars 2012. Mais derrière les rideaux festifs, il y a le drame d’un homme qui cherche aujourd’hui à re-naître. Me Wade occupait la plus haute station des honneurs et prestiges. Il n’y avait plus rien au-dessus de sa tête, à part le ciel qui rappelle l’étendue des pouvoirs de Dieu.
C’est pourquoi les spécialistes en communication politique sont unanimes à reconnaître que l’image présidentielle est sans réplique ; une «image de préséance et de représentation, moitié gourou, moitié recours», pour parler comme Jean-Paul Gourevitch. Me Wade, dont on annonce en grande pompe le retour après presque deux ans d’exil, était l’homme le plus puissant du pays. C’est ce pouvoir qui constituait paradoxalement sa faiblesse. La loi de la pesanteur «s’acharne» sur ceux qui titillent le ciel. Difficile est l’ascension, facile est la dégringolade ou la chute ! Il y a d’anciens chefs d’Etat qui ont su, après avoir quitté le pouvoir, se maintenir au sommet. Nous pensons à Senghor, Mandela, Gandhi etc. Ce qui n’est pas le cas pour d’autres, à l’image de ceux qui ont manqué de grandeur dans leur ascension ou qui n’ont pas su quitter le pouvoir à temps. Me Wade avait choisi de s’exiler, après avoir perdu le pouvoir dans les conditions que tout le monde connaît. Sur le chemin d’un troisième mandat, combien de vies humaines perdues, de rêves brisées en haute mer, d’horizons obstrués ?
L’image des révoltés du 23 juin, portant un cercueil et scandant en wolof : « pabi dèna, soul nagne ko » (le vieux est mort, nous l’avons enterré), est terrible, vue du Palais. Pour ces jeunes, la mort symbolique signifiait que l’ère Wade était finie et qu’il fallait inventer le futur sur lequel ils auront désormais une certaine emprise. Ceux qui tenteront, par la magie du verbe, de leur faire croire à une résurrection se trompent lourdement. Nous ne sommes pas sûrs, qu’en l’espace de deux ans, ces jeunes puissent changer de perception. D’ailleurs, comment quelqu’un qui a été victime d’un «double meurtre» peut-il revenir à la « vie »? : La mort symbolique orchestrée par les jeunes du 23 juin et celle subie à la suite de l’exil à Versailles. Me Wade avait, à un moment donné, tout perdu jusqu’au désir de revenir chez lui. L’ancien Président était entre deux lieux : il n’était plus tout à fait de là-bas (Sénégal) et il n’était pas d’ici (Versailles), pour parler comme l’écrivain togolais Sami Tchak. « En exil, on n’est plus qu’un fantôme, l’ombre de quelqu’un qui ne peut plus atteindre sa propre réalité», dira le cubain, Reinaldo Arenas dans son autobiographie.
L’enjeu avec cet accueil est de redonner vie à quelqu’un sur qui le destin s’est acharné deux fois. Les dieux seront mobilisés, à travers l’acte de libation : du lait et du sang seront versés en mer pour leur demander d’intercéder en faveur de l’exilé. Dans le rituel, on aura besoin d’une foule hystérique, des personnes étreintes par l’émotion et qui se mettront à pleurer par amour pour l’exilé. Ce dernier ne se privera pas, en se mettant dans les habits du sauveur d’un peuple qui ronge les freins de la cadence immobile. Mais le trophée qui sera fièrement exhibé est celui de Sénégalais «apolitiques», qui ne sont d’aucun bord, histoire de prouver que Wade est toujours dans les cœurs.
Il arrive dans un pays où son fils est aussi privé, depuis plus d’un an, de liberté dans le cadre de la traque des biens mal acquis. Et si l’exilé était rongé, pendant son séjour à Versailles, par le remords d’avoir trop exposé son fils en lui donnant des pouvoirs exorbitants, au point d’en faire le ministre du ciel, de la terre et des océans?
Deux drames : le premier, celui d’un Président déchu, qui n’a jamais envisagé dans ses schémas la défaite et qui en veut à son peuple au point de bouder son pays. Le second, celui d’un « amour » contagieux qui vaut aujourd’hui à son fils tous les problèmes. Toutes choses qui feront de cet accueil un mélodrame.